Belle de jour, Joseph Kessel/Luis Bunuel

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Elle n’en avait pas de remords ni même de regrets. Elle avait trop senti à chacun de ses pas chancelants une main inhumaine et dans sa chair plongée la traîner d’ornières en ornières chaque fois plus profondes. Cette route brûlante et boueuse elle en eût refait toutes les étapes, si le sort avait permis à sa vie de recommencer un de ses lambeaux.

 

Belle de jour de Joseph Kessel est l’un de mes romans préférés. Pour tout dire, il me fascine littéralement. Il s’ouvre sur une scène traumatique dont on ne comprend la portée que plus tard, et qui nous montre Séverine enfant. On la retrouve quelques années plus tard, jeune épouse de Pierre, un médecin. Elle mène alors une vie oisive et aisée et passe ses journées dans les boutiques en compagnie de son amie Renée. Elle est en apparence heureuse, mais quelque chose vient tout bouleverser et remettre en question : l’annonce qu’une de ses amies se rend dans une « maison de rendez-vous » pour gagner un peu d’argent. Ce qui se passe alors en Séverine est de l’ordre du choc, « l’ennemi encore inconnu qui s’était tapi au plus secret d’elle-même » se réveille, et, afin d’exorciser « l’agitation satanique » dont elle est la proie, elle devient elle-même fille de joie chez Madame Anaïs, sous le joli pseudonyme de « Belle de jour », car elle ne peut travailler que l’après-midi. Bien sûr elle ne fait pas ça pour l’argent, mais par pure perversion : ce que cherche Séverine dans l’acte de se prostituer, c’est à être humiliée, salie, soumise. Et bien évidemment, tout cela va très mal se terminer…

Le talent de Joseph Kessel dans ce roman et d’avoir su plonger au coeur de l’âme torturée de Séverine, et d’avoir su analyser sa conscience avec brio. Il n’y a jamais de jugement. Tout se passe entre l’héroïne et elle-même, et c’est déjà beaucoup. Séverine est très touchante, harcelée par la culpabilité mais en même temps incapable de renoncer à ce qui finalement est la seule chose qui lui apporte une réelle satisfaction dans l’existence.

Quant au film de Luis Bunuel, je l’apprécie énormément. Mais lorsque je l’ai revu mardi soir, c’était la première fois que je le visionnais avec si peu de distance par rapport au roman, et c’est du coup ce qui m’a gênée. Bunuel (enfin, Jean-Claude Carrière, qui a signé le scénario) a pris de nombreuses libertés avec le roman, ce qui est normal, mais j’avoue que je n’arrive pas à toutes les comprendre. Déjà je trouve Séverine très froide dans le film, très distante par rapport à ce qu’elle vit et ce qu’elle fait : on ne sent pas les déchirements de son esprit, on ne ressent pas sa peur d’être découverte et la culpabilité qui la ronge malgré tout. De plus, la scène traumatique, pourtant fondamentale, est un peu expédiée, et je trouve cela dommage car du coup je ne suis pas sûre que sans avoir lu le livre on puisse bien saisir l’enjeu, d’autant que de nombreuses scènes ont été supprimée (et d’autres ajoutées, notamment toutes les scènes de fantasme où Séverine est attachée et malmenée), et Bunuel a beaucoup changé la fin, du coup je trouve que cela infléchit un peu trop le sens à mon goût. Ceci étant, cela reste un film magnifique, à l’esthétique soignée. Et comment passer sous silence les costumes de Séverine, dessinés par Yves Saint-Laurent : le film date de 1967, et je pourrais tout porter : l’imperméable en vinyl, le tailleur rouge. Quant  aux chaussures « Belle de jour » de Roger Vivier, elles sont un de mes fantasmes stylistiques depuis plusieurs années. Les costumes sont un élément essentiel du film car ils établissent une continuité entre les deux Séverine : elle ne se déguise pas pour aller « travailler », elle reste la bourgeoise tirée à quatre épingle qu’elle est fondamentalement et qui veut être humiliée. Et c’est bien ce chic absolu associé à la déchéance qui rend fous les hommes.

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