Il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une oeuvre de fiction.
C’est au moins la dixième fois que je lis ce petit essai, oeuvre fondatrice des Feminine Studies et qui, loin de se réduire à un argumentaire féministe, adopte un point de vue particulièrement intéressant et profond sur les femmes et la fiction.
A l’origine de cet essai se trouvent plusieurs conférences données par Virginia Woolf en octobre 1928 dans deux collèges de Cambridge alors réservés aux femmes : Newnham College et Girton College. Son sujet de départ est « les femmes et le roman », mais elle déborde largement de ce simple objet de réflexion, abordant de multiples questions au fil du cheminement de sa pensée.
Ce qui rend cet essai saisissant, c’est que nous avons une réflexion en train de se construire sous nos yeux, ce qui au final donne parfois l’impression de décousu, qui part dans tous les sens, mais n’empêche pas la profondeur et l’acuité du propos. Dans un style léger et primesautier, qui peut à l’occasion paraître désinvolte, et avec beaucoup d’humour, Woolf s’intéresse donc aux femmes et à la littérature, d’un point de vue à la fois historique et philosophique.
Elle part du constat de la pléthore de livres parlant des femmes et qui sont écrits par des hommes (alors même que les femmes, elles, n’écrivent pas sur les hommes), aux opinions contradictoires mais qui toutes mettent en avant la supériorité des hommes : son hypothèse, que je trouve particulièrement intéressante et actuelle, c’est que les femmes constituent un miroir grossissant et que les hommes ont besoin de l’infériorité des femmes pour se sentir supérieurs et virils, pour se rassurer (en fait, moins un homme est sûr de sa virilité plus il a besoin de rabaisser les femmes : c’est exactement la problématique de Zemmour ça, et si j’avais de l’argent à perdre je lui enverrais bien un exemplaire de cet essai) ; on note aussi une grande distorsion entre les femmes telles qu’elles sont représentées dans la fiction (objets d’adoration), et leur place réelle dans la société (mariées de force, violées et battues).
Inversement, pendant des siècles, les femmes n’écrivent pas, ou très peu : par une fiction particulièrement frappante, celle de la soeur de Shakespeare, elle montre qu’il aurait été impossible pour une femme, même dotée du même génie, décrire les pièces de Shakespeare à l’époque de Shakespeare. Car, de fait, si la création est difficile pour les hommes, elle l’est encore plus pour les femmes, et lorsqu’elles ont réussi à prendre la plume, elles ont écrit des romans (comme Jane Austen ou les soeurs Brontë) mais non de la poésie, car c’est le genre le plus « facile » à écrire dans les conditions dans lesquelles elles écrivent.
Woolf pose également le problème de la spécificité de l’écriture féminine, et du sexe de l’esprit : pour elle, l’esprit a deux aspects, l’un masculin, l’autre féminin à l’intérieur d’un même être (ce n’est pas très différent de la théorie de l’animus et de l’anima chez Jung) ; pour écrire, il faut « oublier » que l’on est une femme (ou un homme), car le vrai génie est androgyne.
Mais le plus important finalement, concernant la création, ce sont les contingences matérielles : 500 livres de rentes et une chambre à soi.
Un essai qui se révèle donc particulièrement stimulant et drôle, et que je conseille sans réserves.
Une Chambre à soi (1929)
Virginia WOOLF – trad. Clara MALRAUX
Denoël, 1977/1992 (10/18 1996)
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