Il s’est produit récemment un événement digne d’être relaté : j’ai été prise d’une soudaine frénésie de rangement et de tri. Je ne veux pas dire que jusqu’ici mon appartement ressemblait à l’antre d’un brocanteur : l’ensemble est plutôt en ordre, en général. Mais il est un lieu, que je pense les psychanalystes et les amateurs de feng shui diraient symboliser mon esprit, où les choses s’empilaient sans ordre ni raison depuis huit ans que je vis dans cet appartement : le placard de la chambre dévolu aux différentes archives papier. Je crois que depuis que je vis ici, je n’avais jamais dû jeter la moindre feuille.
Ma frénésie organisationnelle a d’abord concerné le bureau, l’autre nuit vers 23h, mais ce fut relativement vite fait. Et en regardant ce placard, je me suis dit qu’il était temps de lancer le treizième travail d’Hercule, travail de Sisyphe aussi tant j’ai l’impression que plus je trie et jette, plus il reste à trier et jeter. Les documents se sont sédimentés par couches chronologiques qu’un paléontologue lui-même aurait peine à rationaliser. Il y a là de quoi écrire l’histoire de ma vie durant ces huit dernières années.
Il y avait là environ vingt kilos de manuels et de livres pour le collège, qui sont déjà en partance pour une seconde vie meilleure en Afrique. Des cours aussi, alors que je n’ai pas la plus petite intention d’enseigner un jour à nouveau en collège. J’ai même retrouvé, honte à moi, quelques copies jamais réclamées par leur propriétaire.
Il y avait aussi toute une pile de différentes versions des chapitres de ma thèse. Des projets d’articles universitaires inaboutis. Des projets de recherche sur des sujets divers qui ne verront jamais le jour. Mais j’ai gardé quelques documents, matrices de peut-être des romans. Je me demande pourquoi j’avais gardé tout ça, alors que, pensais-je, j’avais fait le deuil de cette carrière universitaire qui m’a longtemps fait rêver. Mais l’avais-je vraiment fait, ce deuil ?
Il y avait également de quoi ouvrir un centre de documentation sur l’histoire de la mode. Et des piles de magazines.
Certains papiers font resurgir un fantôme. Une signature. Un mot. Une écriture. Un prénom. Des souvenirs. Ils ont été conservés précieusement comme une relique, un talisman. Ils font à nouveau saigner une blessure que je croyais guérie, mais qui ne l’était pas, visiblement, qui ne le sera jamais tout à fait. Là encore, le deuil n’était pas fait. Mais je le savais. Les jeter malgré tout. Même si je sais qu’il reste d’autres traces ailleurs, traces fossilisées d’un amour qui ne veut pas mourir encore…
Et puis, un texte, au milieu de mille autres choses. Un texte dont je ne me souviens pas du tout quand je l’ai écrit, à mon avis il y a au moins quinze ans sinon plus. Un texte qui avait disparu, je ne savais plus où il était. Et bien il était là, perdu au milieu de papiers sans importance. Un texte qui n’est pas franchement bon, que j’ai déjà remanié un peu, mais qui peut devenir quelque chose.
Je me demande ce que je vais trouver encore sur ces étagères.
Mais je suis fière de moi, d’arriver à me séparer, d’arriver à jeter, à faire place nette. Sans nul doute est-ce symbolique : me débarrasser de toutes ces traces écrites du passé, n’est-ce pas le signe que je suis prête à aller de l’avant et me tourner vers le futur ?