Médée, de Jean Anouilh : « cette rencontre de deux solitudes qu’on appelle un couple »

Tu ne seras jamais délivré, Jason ! Médée sera toujours ta femme ! Tu peux me faire exiler, m’étrangler tout à l’heure quand tu ne pourras plus m’entendre crier, jamais, jamais plus, Médée ne sortira de ta mémoire ! Regarde-le ce visage où tu ne lis que la haine, regarde-le avec ta haine à toi, la rancune et le temps peuvent le déformer, le vice y creuser sa trace ; il sera un jour le visage d’une vieille femme ignoble dont ils auront tous horreur, mais toi, tu continueras à y lire jusqu’au bout le visage de Médée !

Je connais Antigone presque par cœur, mais je ne m’étais jamais penchée sur cette autre tragédie de Jean Anouilh dans laquelle il reprend un mythe antique pour réfléchir à la modernité. Il faut dire que le mythe de Médée n’est pas de ceux qui me parle ; nonobstant, plusieurs événements ont fait signe vers cette pièce ces dernières semaines, et je suis toujours les signes

Seule avec sa nourrice devant une roulotte à l’écart de la ville, Médée attend le retour de Jason, et pourtant elle a l’intuition que quelque chose en elle dit non au bonheur. Et ce n’est pas Jason qui vient, pas tout de suite, mais un messager qui lui annonce que son mari va épouser Creuse, la fille du roi de Corinthe — et c’est comme si quelque chose lâchait en Médée : elle se sent enfin rendue à elle-même et à sa haine ; même si elle ne l’aimait plus, ne le désirait plus, elle souhaite se venger de Jason.

Une pièce d’une assez grande richesse, et à travers laquelle le caractère intemporel et universel du mythe résonne et permet d’interroger le monde contemporain : la question de l’étranger et de l’exil (Médée est une bohémienne), la question du bonheur que comme Antigone Médée refuse et hait ; la féminité, dont Médée a quand même une drôle de vision ; et surtout « cette rencontre de deux solitudes qu’on appelle un couple », comme le dit Anouilh dans un entretien. Ils se sont aimés, en tout cas, Jason a aimé Médée, mais il est fatigué : comment aimer toujours un volcan retranché dans sa solitude ontologique (« Moi seule, et c’est assez » dit celle de Corneille), qui ne sait que prendre et jamais donner (sa vision de la sexualité est explicite : Je l’attendais tout le jour les jambes ouvertes, amputée… Humblement, ce morceau de moi qu’il pouvait donner et reprendre, ce milieu de mon ventre, qui était à lui… Il fallait bien que je lui obéisse et que je lui sourie et que je me pare pour lui plaire puisqu’il me quittait chaque matin m’emportant, trop heureuse qu’il revienne le soir et me rende à moi-même).

Comme dans l’affrontement entre Créon et Antigone, ce qui se joue entre Médée et Jason est d’ordre métaphysique : le choix de n’être qu’un humain en quête d’un bonheur paisible, face au choix de l’absolu tragique, dans le malheur ou la monstruosité.

Médée
Jean ANOUILH
La Table Ronde, 1947 (Flammarion, 2014)

La classe de neige, d’Emmanuel Carrère : l’ogre dévoreur d’enfants

La maîtresse reconnut qu’on ne pouvait pas en être certain, hélas. Elle pouvait seulement dire qu’on était très pointilleux sur la sécurité, que le chauffeur conduisait prudemment et que des risques raisonnables faisaient partie de la vie. Pour être absolument certains que leurs enfants ne soient pas écrasés par une voiture, il faudrait que les parents ne les laissent jamais sortir de la maison ; et encore, ils n’y seraient pas à l’abri d’un accident avec un appareil ménager, ou simplement de la maladie. Certains parents admirent la justesse de l’argument, mais beaucoup furent choqués par le fatalisme avec lequel la maîtresse l’exposait. Elle souriait même en disant cela. 

Je suis allée une fois en classe de neige, quelque part en Auvergne ou par là-bas. Je n’en garde pas un très bon souvenir : d’abord il n’y avait pas de neige, et le seul jour où il n’y en a eu, je me suis blessée au genou. Je ne suis jamais remontée sur des skis depuis, et je crois bien que de toute façon je ne serais guère douée pour cette activité, qui demande un certain sens de l’équilibre, et l’équilibre, c’est chez moi comme ce qu’on appelle la raison : sous-développé. Cela étant dit, j’avais très envie de découvrir enfin Emmanuel Carrère dans le registre de la fiction, notamment avec ce roman sur lequel j’étais tombée par hasard (enfin, façon de parler) l’autre jour.

Nicolas est un enfant à part, isolé et moqué par les autres autant qu’il est surprotégé par ses parents. Ce séjour en classe de neige, en collectivité, s’annonce donc, dès le départ, comme une épreuve pour lui, épreuve qui se transforme en cauchemar.

Un roman prodigieusement angoissant, parfaitement mené, dans lequel on reconnaît parfaitement la manière de Carrère, ses obsessions et notamment celle pour le tragique du fait divers, et qu’il est passionnant de lire à la lumière de ses œuvres ultérieures, car tout y est déjà en germe. De fait, L’Adversaire plane déjà sur ce roman qui en constitue presque une première pierre.

Mais c’est aussi un extraordinaire roman initiatique de la transformation et du passage à l’âge adulte. Ecrit à hauteur d’enfant, puisque le point de vue adopté est celui de Nicolas même s’il est écrit à la troisième personne, il fonctionne comme un conte. Cruel, mais un conte. De fait j’ai, encore une fois, beaucoup réfléchi à ce roman à travers le prisme de Femmes qui courent avec les loupsJe sais, cela devient une manie, mais je ne crois pas me tromper même si Carrère ne pouvait pas l’avoir lu, mais comme je l’ai déjà dit, la force des génies est de comprendre intuitivement des choses qui n’ont pas encore été clairement formulées. Nicolas est un garçon mais cela ne change rien au propos : c’est un enfant étouffé, empêché, sur la psyché duquel plane un grave danger : barbe-bleue, ogre dévorant, qui l’empêche d’être lui-même ; il connaît l’origine de ce danger mais ne peut le formuler clairement, et ses nuits sont peuplées de cauchemars. On retrouve, ici, de nombreux éléments du conte, les motifs de la neige, de la forêt, mais aussi des références directes, notamment à La Petite sirène, conte préféré de Nicolas qui repense à cette nuit où elle se transforme, et perd sa jolie queue de poisson et sa voix mélodieuse pour avoir des jambes, là où ce qui était encore elle combattait ce qui serait bientôt elle. Conte du passage à l’âge adulte : devenir adulte, c’est perdre quelque chose dans la douleur, pour trouver autre chose. Et ce que Nicolas perd, c’est toute son innocence…

Bref, un roman exceptionnel, assez court mais d’une richesse incroyable ! Je ne me lasse décidément pas de découvrir les œuvres de Carrère que je n’ai pas encore lues !

La Classe de neige
Emmanuel CARRÈRE
POL, 1995 (Folio, 1996)

L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère : terreur et pitié

Tout au long de l’instruction le juge n’a cessé de s’étonner que ces coups de téléphone n’aient pas été passés plus tôt, sans malice ni soupçon, simplement parce que, même quand on est « très cloisonné », travailler pendant dix ans sans que jamais votre femme ni vos amis vous appellent au bureau, cela n’existe pas. Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu’il y a là un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c’est qu’il n’y a pas d’explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s’est passé ainsi. 

J’ai beau aimer profondément Emmanuel Carrère, ce texte-là, cela faisait une éternité que je tournicotais autour sans arriver à me résoudre à m’y attaquer, parce que je savais, intuitivement, qu’il allait me terrasser. Le mot n’est pas trop fort. Et puis, l’autre jour, après ma lecture de Faire effraction dans le réelje suis tombée dessus en errant plus ou moins au hasard (?) dans une librairie. Et je me suis dit que le moment était venu.

9 janvier 1993. Après une vie de mensonges, Jean-Claude Romand assassine toute sa famille, femme, enfants et parents, puis avale des cachets et met le feu à sa maison. Suicide raté : il sera le seul survivant. Fasciné par cette histoire, Carrère essaie d’en trouver la clé.

C’est une histoire invraisemblable, comme seul le réel peut en produire, car dans un roman, on n’oserait pas : un personnage, qui d’ailleurs porte presque un nom de fiction, dont la vie bifurque dans le mensonge pour une raison qu’on n’arrivera jamais à saisir, et qui, pendant des années, parvient à vivre ce mensonge et à tromper tout le monde sans jamais se faire prendre. Et c’est justement ce qui intéresse Carrère, qui endosse ici pour la première fois son costume d’enquêteur : le romanesque du réel, supérieur à celui de la fiction.

Romanesque ou, pour tout dire, tragique. Car ce qui fascine tant dans les faits divers en général (que l’on pense à l’affaire Gregory ou à l’affaire Dupont de Ligonnès) et celui-ci en particulier, c’est leur allure de tragédie grecque. Au départ, on a un simple mythomane, comme il en existe tant, qui corrige par ses récits les insuffisances du réel : il attire l’attention, lui qui n’intéresse personne, fait croire que tout va bien quand à l’intérieur de lui tout est mort (la mythomanie lui permet de masquer une tendance profonde à la dépression). Est-ce de l’hybris, de vouloir avoir de la valeur ? En tout cas, ses mensonges lancent la machine infernale, l’entraînent dans l’engrenage fatal qui mène, nécessairement, inexorablement, à la catastrophe. Avec cette imagination, Romand aurait-pu, comme son nom l’y prédestinait peut-être, être romancier ; il est devenu assassin. Il s’est autosabordé. Mais une question plane : pourquoi ? A cette question il n’y a pas de réponse, sauf encore celle du héros tragique : celle de vouloir un destin exceptionnel, quitte à ce que ce soit dans l’horreur. Mais aller au bout de ce destin.

Carrère cherche l’humain. Ce qui se passait dans la tête de Romand. Mettre du sens dans ce qui n’en a pas, et la tragédie est une clé de lecture, parce qu’il en faut absolument une. Carrère ne juge pas, et c’est bien ce qui crée le malaise, dérange, bouleverse : on se retrouve devant Romand comme devant Oreste, Phèdre ou Médée : on éprouve de la terreur, oui, et en même temps, malgré soi, presque de la pitié.

Parce que Romand remue quelque chose en nous. Son histoire nous oblige à plonger dans les recoins les plus sombres de notre âme, et à affronter notre propre monstruosité — nous en avons tous une. Exemplaire, donc, et cathartique !

L’Adversaire
Emmanuel CARRÈRE
P.O.L, 2000 (Folio, 2001)

Antigone, de Jean Anouilh

Antigone, de Jean AnouilhLa mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre […] Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier

J’ai bien évidemment un rapport particulier avec Jean Anouilh, par le biais de sa maison au Cap-Ferret qui m’a toujours fascinée bien avant de savoir que c’était la sienne ; j’aime me dire que peut-être, un jour, je l’ai croisé au détour d’une rue. Et puis il y a cette pièce, dont je ne sais pas trop si je dois en accuser mon coquin d’inconscient ou la synchronicité, mais enfin, cette pièce que je me trouve à relire et à étudier à chaque étape importante de ma vie, et dans laquelle à chaque fois je trouve des choses nouvelles, et des choses qui m’en apprennent sur moi — je pense, aussi, qu’elle a eu un rôle non négligeable quant à la construction de ma vision du monde, lorsque je l’ai lue pour la première fois, à 16 ans. En tout cas, cette année, j’avais décidé de l’étudier, bien avant de savoir (en tout cas consciemment, mais mon inconscient le savait peut-être, lui) que j’en aurais besoin.

L’histoire, on la connaît, sinon on peut regarder l’épisode des Grands Mythes qui lui est consacrée : Eteocle et Polynice, les fils d’Oedipe, se sont entretués pour le trône de Thèbes, et Créon, le frère de Jocaste, qui du coup est devenu roi, a décidé de faire des funérailles nationales au premier, et de laisser pourrir le corps de l’autre. Toute personne qui passerait outre cet ordre et effectuant pour Polynice les rites funéraires serait punie de mort. Mais voilà, c’est Antigone, la fille d’Oedipe, qui transgresse l’interdit, et Créon est bien ennuyé.

Alors, je vais passer très vite sur le contexte de création de la pièce, 1944, qui fait que l’on a un peu trop tendance à voir en Antigone, celle qui dit non, une figure de la Résistance (et c’est d’ailleurs pour ça que je ne suis pas particulièrement adepte de la mise en scène de Nicolas Briançon) : si ce n’est pas une surinterprétation, je pense que ce n’est absolument pas l’essentiel. La pièce est beaucoup plus métaphysique et du coup universelle et atemporelle que cela, et le personnage de Créon, qui n’est ici pas un tyran contrairement au personnage de Sophocle ou celui de Bauchau, rend cette interprétation un peu compliquée à tenir jusqu’au bout. Ici, il est question de ce que c’est que la vie, de ce que c’est que le bonheur, et des compromis que nous devons faire. Antigone, c’est cette jeunesse implacable, cette idéaliste qui veut tout tout de suite, qui veut l’absolu, et refuse ces compromis qui ne sont pour elle que des compromissions ; pour elle, la vie ne vaut d’être vécue que si elle est pleine et entière, et comme elle sait que c’est impossible, elle choisit la tragédie, là où il n’y a plus d’espoir, cet espoir d’être heureux malgré tout mais qui nous fait mal ; on est plus tranquille quand on n’espère pas,  et qu’on a l’assurance que tout va mal se terminer. Créon, c’est la sagesse de l’âge, qui a appris que l’absolu est inatteignable, qui a fait des concessions et a accepté que le bonheur, peut-être pas le bonheur extatique mais le bonheur des petites choses, ce n’était pas mal non plus.

Dit comme ça, c’est peut-être encore trop simple d’ailleurs. Est-ce seulement une question d’âge ? Certes, Antigone, la toute jeune Antigone, a quelque chose de ces adolescents qui se suicident parce qu’ils pensent que la vie ne peut pas leur apporter ce qu’ils cherchent. Certes, en vieillissant, on se rapproche de Créon. Tu l’apprendras toi aussi, trop tard, la vie, c’est un livre qu’on aime, c’est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison […] la vie, ce n’est peut-être tout de même que le bonheur. Mais Créon, il a aussi en lui cette soif d’absolu, et de grandiose, quitte à ce que ce soit tragique.

Nous avons tous, en nous, quelque chose d’Antigone. Et cette pièce est indispensable, parce qu’elle nous pousse à nous interroger sur notre conception du monde, de la vie, du bonheur !

Antigone
Jean ANOUILH
La Table Ronde, 1946

Le roman d’Esther, de Pauline Flepp

Le roman d'EstherLorsque mon éditeur est venu me voir en prison et m’a glissé subrepticement : « As-tu pensé à écrire votre histoire, je veux dire, à Esther et à toi ? », je me suis dit que l’humanité était décidément plus laide encore que je ne le pensais. Mais je n’ai rien laissé paraître, et j’ai répondu quelque chose comme : « D’un point de vue juridique, c’est plutôt limite. » Il devait bien y avoir une loi interdisant d’écrire sur une fille qu’on a tuée. Et l’idée de nous jeter en pâture, comme ça, au premier venu, m’était douloureuse. Ce livre d’Esther, si je l’écrivais, combien de personne qui n’avaient jamais rien lu de moi le liraient ?

C’est amusant comme parfois la vie fait venir à nous exactement ce dont on a besoin, plus précisément le roman qui aborde parfaitement une thématique qui nous obsède. C’est ce qui s’est passé pour moi avec ce Roman d’Esther, second roman de Pauline Flepp que je découvre à l’occasion, et qui dissèque la passion amoureuse sur fond de création littéraire. Un peu ce que je suis en train d’écrire actuellement, bien que d’une toute autre manière.

Antoine Gardel, le narrateur, est écrivain. Un écrivain qui est en prison pour avoir tué Esther Monod, sa très jeune petite amie de 21 ans, dont il était tombé amoureux quelques mois plus tôt, lorsqu’elle était venu le trouver car elle écrivait un mémoire de master sur la sincérité dans ses romans.

Comme dans une tragédie, l’issue fatale est connue dès les premières lignes : point de suspens, on sait que ça finira mal, reste à savoir pourquoi et comment, et tout l’enjeu est dans l’analyse d’une passion amoureuse qui mène aux pires extrémités. Pauline Flepp parle superbement du désir, qui ici naît du texte et d’une intercommunication des âmes avant de devenir physique, de se muer en obsession puis en passion. Dès le départ, Esther, qui porte un prénom chargé de résonances bibliques, apparaît comme un personnage trouble, aux contours flous, impossible à cerner, face auquel la fragilité de l’écrivain est totalement mise à nu, car on lit en lui, à travers ses personnages, comme dans un livre ouvert, et Esther ressemble trop à un personnage de roman pour qu’il n’en devienne pas aussitôt dépendant. La passion devient jalousie, et le roman marche sur ce fil ténu entre l’amour et la haine qui pousse l’amant malheureux à se venger de l’autre, à se haïr lui-même de tant aimer et vouloir faire payer à son bourreau tout le mal qu’il lui fait, et qui finit par le rendre fou. Eros et thanatos, toujours.

Comme dans une tragédie, la fatalité broie les personnages. Parce qu’il aurait été tellement facile qu’elle se termine autrement, cette histoire d’amour et de littérature. Comme dans une tragédie, les personnages ne sont ni tout à fait coupables, ni tout à fait innocents. Et comme dans une tragédie, ils ne peuvent que susciter terreur et pitié…

Un roman qui, au final fait froid dans le dos à mesure que la machine infernale avance et que le puzzle se dessine pour montrer tout le gâchis que peut être la vie. Un roman que l’on referme submergé par une insondable tristesse. A lire absolument !

Le Roman d’Esther
Pauline FLEPP
Flammarion, 2016

Melinda and Melinda, de Woody Allen

Melinda and Melinda
The essence of life isn’t comic. lt’s tragic. There’s nothing intrinsically funny about the terrible facts of human existence.
— I disagree. Philosophers call it absurd because, in the end, all you can do is laugh.

Oui, encore Woody Allen. Mais cette fois avec un film dans lequel il ne joue pas, mais dans lequel il interroge la création et le sens de la vie, rien de moins.

Au cours d’un dîner au restaurant, deux écrivains, l’un auteur de comédies et l’autre auteur de tragédies, se disputent sur leur vision du monde et le sens profond de l’existence. L’un des convives leur propose alors la base d’une histoire : une femme qui fait irruption chez un couple. A partir de là, chacun des auteurs va donner naissance à deux histoires : une comédie romantique et un drame, qui se développent en parallèle, avec des personnages et une intrigue différents, sauf le personnage de Melinda.

Ce film est un exercice de style brillantissime, une fable sur la création : comment peut-on fabriquer deux objets totalement différents avec la même idée de départ, deux objets qui sont finalement les deux faces d’une même médaille, le choix de l’un ou l’autre dépendant de l’auteur, de son imaginaire et de sa vision du monde. Le procédé de la mise en abyme permet de passer d’une histoire à l’autre, d’une vision à l’autre, par le biais du personnage de Melinda, incarnée par une Radha Mitchell aussi convaincante dans un registre que dans l’autre. Alors c’est sûr, on peut accuser ce film d’être assez conceptuel, très intellectuel (et d’ailleurs, on se retrouve encore une fois plongé, tant dans le récit cadre que dans les récits insérés, dans le milieu intello new-yorkais si cher à Allen), mais la réflexion est tout à fait fascinante : la vie est-elle tragique ou comique ? Cette question est épineuse : si les classiques français ont choisi une stricte séparation des deux registres en s’appuyant sur la Poétique d’Aristote, c’est souvent le mélange qui prévaut, de Shakespeare à Hugo. Le film lui oscille entre les deux, semble les séparer mais en fait les fait se rencontrer, sans doute parce que la réponse est quelque part entre les deux. D’ailleurs, chez Woody Allen, la comédie a toujours quelque chose de triste et de mélancolique…

Brillant donc, un film à voir !

Melinda and Melinda
Woody ALLEN
2004

Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai

Titus n'aimait pas BéréniceSelon les jours, elle cite Captive, toujours triste, importune à moi-même, Peut-on haïr sans cesse et punit-on toujours ? ou Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. Ou encore Je demeurai longtemps errant dans Césarée. Elle trouve toujours un vers qui épouse le contour de ses humeurs, la colère, la déréliction, la catatonie… Racine, c’est le supermarché du chagrin d’amour, lance-t-elle pour contrebalancer le sérieux que ses citations provoquent quand elle les jette dans la conversation. 

Si j’étudie plus souvent Molière que Racine, c’est pourtant bien ce dernier que je considère comme le plus grand génie dramatique français (et un des plus grand génies de la littérature française). Ceci expliquant d’ailleurs cela, mais nous en reparlerons. Toujours est-il donc que Racine, je le cite très souvent, comme l’héroïne de ce roman à côté duquel j’aurais bien pu passer, s’il n’avait éveillé mon intérêt par sa présence dans certaines listes de prix littéraires, et notamment le Goncourt…

Titus aime Bérénice, et pourtant il la quitte pour revenir avec sa femme Roma, la mère de ses enfants. Bérénice ne s’en remet pas, et aucune des phrases toutes faites que lui assènent ses amis pour la consoler ne peut l’aider. Mais après avoir entendu une phrase, un vers, qui fait écho en elle, elle se replonge dans les tragédies de Racine, cherchant à résoudre une énigme : comment un homme a-t-il si bien su décrire la passion amoureuse des femmes ? Si elle perce ce mystère, alors Bérénice saura pourquoi Titus l’a quittée…

Avec ce roman, Nathalie Azoulai magnifie le sujet le plus banal qui soit, la rupture amoureuse, tout en rendant un magnifique hommage à la littérature, à sa force, et à l’un de ses représentants les plus illustres. L’hypotexte et son hypertexte ne cessent de se tisser et de s’entremêler à tous les niveaux, dans une presque fusion poétique. Si le récit-cadre nous propose une situation commune, l’essentiel du roman est constitué d’une rêverie biographique sur Racine dont il explore les replis les plus intimes de l’âme, et notamment cette tension permanente entre l’éros, la vie, la passion, le monde, et le thanatos de l’austérité janséniste dans laquelle il a été élevé à Port-Royal ; et c’est bien cette tension, ce tiraillement perpétuel qui permet de saisir l’essence de la sensibilité racinienne, de creuser son âme, car c’est bien par là qu’il devient écrivain, en fondant la pulsion débordante de vie dans la rigueur de la langue et de l’alexandrin. Rêverie sur la vie, sur l’amour, sur la passion, d’une grande sensualité, ce roman est aussi une rêverie sur la langue, corset qui permet à Racine de s’épanouir pleinement dans une fulgurance sublime. Avec lui, on est sous alexandrins comme d’autres sont sous antidépresseurs. La langue se fait chair, il la modèle comme un sculpteur la glaise, la taille comme un diamant pour en révéler toute la pureté.

Un roman sublime à l’image de son sujet, somptueusement écrit, tellement juste, tellement percutant sur la langue, la poésie, la passion amoureuse que c’est du bonheur, en tout cas si on aime Racine, qu’on le tient pour un des plus grands génies de la littérature et qu’on connaît un peu l’histoire du XVIIe ! Je ne sais pas s’il aura le prix Goncourt (édit : non mais il a eu le prix Médicis) en tout cas j’en fais un coup de cœur et vous encourage à vous précipiter chez votre libraire !

Titus n’aimait pas Bérénice
Nathalie AZOULAI
POL, 2015

RL201535/36
By Hérisson