Dimanche soir, pour la première fois de l’année, j’ai pu dormir la fenêtre ouverte. Et je me suis posé cette question : quand était-ce, la dernière fois, alors ? Et évidemment, je ne m’en souvenais pas.
Lorsqu’on fait quelque chose pour la première fois, on sait que c’est la première fois. Je ne parle pas seulement des grandes premières fois comme faire l’amour. Non, toutes les premières fois, des plus banales aux plus essentielles, sont marquées par cette pensée : c’est la première fois que je… et elles se gravent ainsi dans notre esprit, si c’est important.
Mais les dernières fois ? A de très rares exceptions près, on ne sait pas qu’on fait quelque chose pour la dernière fois. Les rares exceptions près : lorsqu’on dort pour la dernière fois dans un lieu dont on va déménager. Le dernier jour d’un travail que l’on quitte. Et en voyage : je crois que c’était à Amsterdam que je me faisais cette remarque qu’en voyage, toutes les premières fois sont aussi des dernières fois. Il y en a d’autres sans doute.
Voilà : le problème des dernières fois, c’est qu’on ne sait pas, quand on les vit, que c’est une dernière fois, qu’il n’y en aura pas d’autre. La dernière fois qu’on fait l’amour avec quelqu’un. La dernière fois qu’on voit un être qui compte. Souvent, on se souvient du moment lui-même, mais il n’a pas cette densité. Parfois, on ne s’en souvient même pas et il s’est enfui avec les autres moments qui n’avaient pas forcément d’importance, puisque sans cesse renouvelés.
Le dernier matin, le dernier sourire, le dernier à bientôt.
Et donc la dernière fois de l’année qu’on dort la fenêtre ouverte.
Bien sûr, c’est mieux, dans la plupart des circonstances de la vie, de ne pas savoir que c’est la dernière fois. Parce que ça rendrait les choses différentes et leur donnerait un aspect tragique. Pour tout dire, cela gâcherait le moment. Et en même temps, le savoir permettrait de fixer davantage l’instant. De le vivre autrement. Si je reviens à mon histoire de fenêtre (c’est plus léger que les êtres que l’on perd), c’est une dernière fois cyclique : tous les ans, à la même époque, chaque soir en me couchant je me dis que c’est peut-être la dernière fois que je peux dormir la fenêtre ouverte, et j’en profite encore plus, et le lendemain pareil, jusqu’au jour où, non, décidément, il faut la fermer, cette fenêtre.
Mais peut-on tout vivre de la sorte ? A chaque fois que l’on vit quelque chose, que l’on voit quelqu’un, se dire que c’est peut-être la dernière fois pour le vivre plus intensément ?
Je crois que cela rendrait la vie abominable. Bien sûr, une part de nous le sait, que c’est peut-être la dernière fois. Mais malgré tout, l’ignorance de la possible perte donne une légèreté aux instants, et ça aussi, c’est précieux.