Beau doublé, monsieur le marquis ! De Sophie Calle et son invitée Serena Carone au musée de la chasse et de la nature

Beau doublé, monsieur le marquis ! De Sophie Calle et son invitée Serena Carone au musée de la chasse et de la natureLe Musée de la Chasse et de la Nature est un lieu où je ne serais probablement jamais allée spontanément si une bonne raison ne m’y avait pas poussée. Et cette bonne raison, c’est Sophie Calle, une des seules artistes contemporaines dont je comprends ce qu’elle veut faire. Or le musée de la chasse a eu la bonne idée de l’inviter à investir ses salles, à la fois pour des travaux inédits et des séries que l’on avait déjà vues ; elle a invité Serena Carone a insérer ses propres oeuvres et à dialoguer avec elle. Pour une bonne raison, c’était donc une sacrée bonne raison de porter mes pas dans ce musée dont le sujet me rebute beaucoup.

Le rez-de-chaussée est entièrement consacré aux deux artistes, et notamment un travail de Sophie Calle sur la mort, et notamment la mort de son père. Les deux autres étages ont été investis de manière différente : les deux artistes y ont installé leurs oeuvres au milieu des installations habituelles du musées, et la visite constitue une sorte de chasse au trésor pour les débusquer.

L’ensemble est vraiment captivant, même si globalement j’ai (et de manière assez attendue) surtout apprécié le travail de Sophie Calle, sublime de poésie : j’aime toujours autant, chez elle, la manière dont l’écrit s’allie à l’image, et dont elle fait de sa vie une oeuvre entre le réel et la fiction. Beaucoup d’émotions se mêlent ici : la salle du bas m’a mis les larmes aux yeux (réellement : j’ai dû sortir un mouchoir de mon sac, je pense parce que ça a réveillé des choses très intimes, mais c’est ça, aussi, l’art), j’ai aimé me replonger dans la Suite vénitienne que j’aime énormément (et qui pour le coup s’apparente à de la chasse), et le travail autour des annonces matrimoniales (qui est drôle, mais en même temps laisse rêveur quant aux exigences de ces messieurs). Quant à Serena Carone, je n’ai pas tout aimé, par contre, La Pleureuse m’a subjuguée.

Pour le musée, comme je m’y attendais, je ne m’y suis pas sentie bien : j’ai une aversion trop profonde pour les armes et les animaux empaillés pour ça, et même si certaines salles sont assez poétiques et incitent à la rêverie, ce n’est pas un endroit où je reviendrai.

Mais l’exposition elle-même vaut vraiment le coup !

Beau doublé, monsieur le marquis !
De Sophie CALLE et son invitée Serena CARONE
Musée de la chasse et de la nature
Jusqu’au 11 février 2018

Léviathan, de Paul Auster

Léviathan, de Paul AusterSachs aimait ces ironies, les vastes folies et les contradictions de l’histoire, la façon dont les faits ne cessaient de se retourner sur eux-mêmes. A force de se gorger de tels faits, il arrivait à lire le monde comme une oeuvre d’imagination, à transformer des événements connus en symboles littéraires, tropes quelque sombre et complexe dessein enfoui dans le réel. 

Oui, je sais, j’avais déjà lu mon Paul Auster annuel. Mais nonobstant le fait que je l’avais lu un peu tôt alors que d’habitude je l’emmène avec moi en voyage, il se trouve que j’avais été un peu frustrée par Le voyage d’Anna Blumenon pas par ses qualités, c’est un très grand roman, mais parce que ce que j’aime chez Paul Auster, c’est qu’il me parle d’écriture et d’écrivains, et qu’en l’occurrence ce n’était pas le cas. Or cela faisait très longtemps que je voulais lire Léviathan, depuis que j’avais vu le travail coopératif de Sophie Calle et de Paul Auster suite à ce roman à Beaubourg, travail qui m’avait fascinée. Voilà comment Paul Auster s’est retrouvé à Lisbonne…

Peter Aaron est écrivain. Lorsqu’un jour, par hasard, il lit un entrefilet dans le journal racontant qu’on a retrouvé le corps non identifié d’un homme tué en manipulant des explosifs, il sait, malgré l’absence totale d’indices, qu’il s’agit de son ami Benjamin Sachs. Il décide alors, dans l’urgence, avant que la police ne progresse dans l’enquête, d’écrire un livre où il raconte ce qu’il sait de son ami…

Du très, très grand Paul Auster. Comme il le fait souvent et notamment dans Le livre des illusions, il s’amuse avec la référentialité, brouillant les pistes de l’identité. Paul Aaron a en effet bien des points communs avec Paul Auster, et pas seulement ses initiales : toute sa ligne biographique est calquée sur celle de l’auteur, les dates, certains événements, sa femme Iris (anagramme de Siri). Pourtant, évidemment, ce qui nous est raconté ici est de la pure invention, mais par ce procédé devient vraisemblable, et permet de réfléchir aux liens entre la vie et l’art, au monde réel comme s’il était un roman dans lequel chercher des signes. Et de fait, cela fonctionne au-delà des espérances de l’auteur : foisonnant de personnages d’artistes, le roman met notamment en scène Maria, dont certaines des oeuvres qu’il lui attribue sont inspirés de travaux de Sophie Calle qui elle-même, en retour, a réalisé des travaux de Maria qui avaient été imaginées par Auster. Et finalement, tout est comme ça dans le roman : jeux de miroirs et d’illusions, mise en abyme, vertige identificatoire… Cela donne un formidable roman sur la création, mais aussi sur l’Amérique, dont il interroge les valeurs et les symboles, sur l’engagement politique et le terrorisme !

Du très grand Paul Auster donc (oui, j’aime insister), ce roman prend sa place aux côtés de ceux que j’ai préférés de l’auteur (je les ai tous aimés, mais il y en a qui me nourrissent plus que d’autres et celui-là en fait partie) !

Léviathan
Paul AUSTER
Traduit de l’américain par Christine Le Boeuf
Actes Sud, 1993

Sophie Calle, fictions de l’intime à Beaubourg

Non, Beaubourg ne propose pas une nouvelle rétrospective à Sophie Calle. Mais l’autre jour, profitant de ma découverte du nouvel accrochage des collections d’art moderne, j’ai pris le temps de musarder un peu à l’étage art contemporain, et notamment dans l’exposition « Une histoire. Art, architecture et design des années 1980 à nos jours » (visible jusqu’au 11 janvier 2016), qui propose des clefs de lecture sur la création la plus contemporaine. Je n’ai pas grand chose à dire sur l’exposition dans son ensemble, par contre j’ai passé un long moment dans une salle en particulier, celle qui est consacrée à l’artiste comme narrateur et aux fictions de l’intime. Ce sujet m’intéresse, d’autant que c’est le titre d’un des programmes de littérature comparée lorsque j’ai passé l’agrégation. Mais ici, ni Virginia Woolf, ni Paul Valery, ni Schnitzler, mais Sophie Calle, avec deux projets.

Le premier est celui qu’elle a mené en collaboration avec Paul Auster, on ne s’étonnera donc pas qu’il m’ait particulièrement intéressée. Dans Leviathan, pour construire le personnage de Maria, Paul Auster s’était inspiré de plusieurs travaux réels de Sophie Calle : la Suite vénitienne (1980) dans laquelle elle suit un homme de Paris à Venise, et le photographie à son insu ; L’Hôtel C. (1984), où elle se fait engager pendant trois semaines comme femme de chambre et où elle enregistre les faits et gestes des clients ; la filature réalisée en 1981 par un détective privé qu’elle paie pour la suivre et enquêter sur elle. L’ensemble donne un dispositif hybride de textes et d’image. A ces projets réels, Paul Auster ajoutait d’autres actions, inventées par lui. Du coup, Sophie Calle a eu envie, avec The Gotham Handbook, d’inverser le procédé et de tenter de se rapprocher encore plus du personnage de Maria en suivant les instructions de l’écrivain, réunies sous le titre « Mode d’emploi pour embellir la vie à New-York » : sourire aux gens, leur parler, leur offrir sandwich ou cigarettes, engager la conversation avec eux. Et voir ce qui en résulte*.

Deuxième projet exposé : « Douleur exquise » (1984-2003), qui fait le récit, à la manière d’une enquête, d’une rupture amoureuse, et s’inscrit dans le projet global de Sophie Calle de constituer des archives autour de son histoire. L’oeuvre met ici en regard le témoignage de Sophie Calle avec les paroles d’anonymes qui répondent à la question « quel est le jour où j’ai le plus souffert ? » et dresse ainsi un portrait intime de la douleur à visée cathartique.

Cela m’a passionnée, et m’a permis de comprendre quelque chose concernant ma relation avec l’art contemporain : je suis beaucoup plus touchée et réceptive lorsque l’artiste s’intéresse aux mots et inclut du texte dans son projet !

*Vous remarquerez que j’ai trouvé le moyen de m’insérer moi-même dans le projet grâce à un processus de mise en abyme réfléchi !