Un corps à soi, de Camille Froidevaux-Metterie : pour un féminisme phénoménologique

Si l’on devait condenser d’une formule l’objectif des luttes féministes depuis qu’elles existent, ce pourrait être : faire advenir un monde où les femmes ne soient plus définies par leur corps.

J’avais beaucoup entendu parler de cet essai, notamment à l’occasion du colloque de ces deux dernières années Les femmes et leur corps, mais je n’avais pas pris le temps de le lire. L’autre jour, en retombant dessus au FRAC, je me suis dit qu’il était temps, d’autant que la question du féminisme et de la réappropriation du corps est importante dans l’histoire d’Adèle.

Dans cet essai, Camille Froidevaux-Metterie part du postulat que de tout temps, les femmes ont été définies par leur corps, par leur nature charnelle, sexuelle et procréatrice, et que toute l’histoire du féminisme a visé à mettre fin à cette définition. Quitte finalement a ne plus du tout penser ce corps : or, comme le fait remarquer l’autrice, les femmes, au quotidien, ne peuvent pas oublier qu’elles ont (qu’elles sont ?) un corps, et il s’agit donc pour elle, après une première partie où elle définit ce féminisme phénoménologique qui ne réduit pas la femme à sa nature corporelle et ne l’y enferme pas mais la prend en considération, à partir de Simone de Beauvoir et d’Iris Marion Young, elle étudie dans la seconde partie la manière dont les femmes peuvent se réapproprier ce corps.

Un essai passionnant et instructif, et d’une intelligence rare, qui m’a permis de mettre des mots sur ce que je n’arrivais pas à clairement formuler dans mon propre positionnement : de fait, j’ai pas mal travaillé sur Beauvoir et Le Deuxième sexe, ce qui a très certainement nourri ma pensée, mais étant écrivain et non philosophe (même si c’est une discipline qui m’intéresse, évidemment) il me manquait l’ancrage théorique. J’ai aussi découvert avec beaucoup de bonheur Iris Marion Young, qui semble dire bien des choses intelligentes, et dont j’ai envie de lire les textes, malheureusement non traduits en français pour le moment, mais comme de plus en plus de livres essentiels commencent à l’être (je pense à bell hooks) j’ai bon espoir.

Bref : sur un sujet souvent polémique, Camille Froidevaux-Metterie pose un regard que j’ai envie de qualifier d’équilibré. J’ai particulièrement apprécié ses réflexions sur le couple et l’amour, ainsi que sur la parure et le soin de soi, dont elle montre combien s’ils ont été longtemps l’instrument de l’asservissement des femmes, ils peuvent aussi, en se les réappropriant en tant que sujet, devenir des lieux d’expression authentique de soi.

Je ne saurais trop conseiller cet essai à tout le monde, tant il permet de mettre de l’ordre dans ses idées ! Quant à moi, je pense que je vais poursuivre avec d’autres titres, car nul doute que cette autrice a beaucoup à m’apporter pour aiguiser ma réflexion !

Un Corps à soi
Camille FROIDEVAUX-METTERIE
Seuil, 2021

Duras, Beauvoir, Colette : trois filles et leurs mères, de Sophie Carquain

13972721573_140ef59074_oTrois femmes nées au tournant du siècle, entre 1871 et 1914. Trois fortes têtes, avec un point commun : une hyper-mère. Une mère majuscule, excessive, toute-puissante. Fusionnelle, autoritaire, manipulatrice. Une mère qui les a aimées. Fort, trop, mal. Ces trois écrivains se connaissaient, se croisaient parfois… Elles ignoraient qu’elles partageaient ce point commun. Nous les avons réunies dans ce que l’on pourrait appeler, pompeusement, un triptyque biographique.

Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Colette, trois auteures essentielles dont je connais mal les textes. Un seul, deux au maximum pour chacune. L’écriture durassienne me résiste, et si j’ai adoré L’Amant, je suis restée perplexe devant L’Homme assis dans le couloirDe Beauvoir, qui a souffert de l’écrasante figure sartrienne, je n’ai lu que Le Deuxième sexe (mais lu attentivement, j’en ai même fait l’objet d’une communication à la fac). Quant à Colette, je l’ai peut-être découverte trop jeune, à 13 ans, avec Claudine à l’école, et je ne connais d’elle que des textes épars. Mais cela n’est pas du tout gênant pour se plonger dans cette triple biographie, axée sur leurs relations avec leurs mères.

Biographie subjective : l’auteure, Sophie Carquain, semble devenir elles, éprouver ce qu’elles éprouvent, et n’hésite pas, à l’occasion, à établir des parallèles avec ses propres relations avec ses filles, tout comme elle n’hésite pas à établir des correspondances entre les trois femmes, par le biais notamment de scènes obsédantes comme celle du miroir dans lequel s’observent les adolescentes. Un peu à la manière de Michael Cunningham dans The Hours (référence explicite). L’ensemble est, évidemment, très psychanalytiquement orienté, ce qui peut parfois laisser songeur (j’ai déjà dit combien j’étais méfiante envers la psychanalyse ?) et je pense que nos trois écrivaines n’auraient pas forcément aimé se voir mettre à nu comme cela. Mais pour le lecteur, c’est passionnant : à la vérité factuelle, toujours épineuse dans ce genre d’ouvrages, se substitue une vérité plus profonde, celle de l’âme, et celle de l’artiste : car ce qui est en jeu ici, c’est bien une plongée au cœur d’un imaginaire créateur et la révélation d’un processus d’écriture par ses images obsédantes. Comment, finalement, la figure maternelle joue un rôle majeur dans la construction de soi (on le savait déjà, et le livre le montre notamment sur la question du corps), mais aussi dans la naissance de l’écriture, et l’ouvrage est émaillé de nombreuses citations extraites des œuvres de nos trois auteures.

Mais ces trois femmes sont aussi, si l’on va plus loin, des exemples emblématiques du rapport fille/mère, et si elles sont intéressantes, c’est aussi parce qu’elles en ont témoigné. Chacune des mères incarne, finalement, un archétype : la mère ambivalente de Duras, la mère autoritaire, sorte de « Big Mother » voulant tout savoir, de Beauvoir, la mère fusionnelle de Colette. Cela laisse songeur, et je pense que l’on ne lira pas ce livre de la même manière selon que l’on est soi-même mère ou non. Mère, je pense qu’il m’aurait angoissé, tant j’ai eu l’impression que quoi qu’on fasse, c’est mal. Non mère, il m’a juste passionnée.

Du coup, maintenant, j’ai envie de découvrir plus avant nos trois romancières…

Duras, Beauvoir, Colette : trois filles et leurs mères
Sophie CARQUAIN
Charleston, 2014