Shakespeare ou la lumière des ombres, d’Eugène Green : un génie en clair-obscur

Ayant parcouru toute une existence, nous savons simplement, de manière sûre et concrète, qu’un homme né à Stratford-upon-Avon a fait carrière à Londres comme acteur et auteur dramatique, qu’il a écrit aussi de la poésie narrative et lyrique, et qu’il s’est éteint dans sa ville natale. Tout le reste, ce sont des hypothèses, des déductions, et des suppositions faites à partir des ombres qui lui tiennent lieu de biographie. En revanche, son oeuvre est un vaste territoire, où on peut discerner clairement une pensée esthétique, une notion de l’homme, et une vision du monde, faisant partie d’un être particulier et d’une époque, mais ouvrant aussi sur l’universel. Ce trésor éclaire donc quelques éléments du mystère de celui qui l’a créé, en même temps qu’il apporte sa lumière à l’obscurité épaisse qui, au XXIe siècle, nous entoure.

Ce qu’il y a de drôle avec Shakespeare, c’est qu’autant j’ai beaucoup lu son oeuvre, autant je ne m’étais absolument jamais intéressée à l’homme, un peu comme si, à l’image d’Homère, il n’était qu’un nom et une voix. Tout au plus savais-je où il était né, et à quelle époque. Du reste, on en sait de toute façon très peu sur sa vie, longue zone d’ombre ça et là éclairée d’un halo de lumière. A partir de là, écrire une biographie de Shakespeare est un projet voué à l’échec, et ce n’est donc pas ce qu’envisage Eugène Green : ce qu’il veut faire, c’est un portrait, forcément subjectif ; pour ma part, je parlerai d’un voyage dans une des œuvres littéraires les plus fascinantes qui soient, voyage au cours duquel on croise parfois l’homme qui l’a créée.

L’ouvrage se divise en deux parties. Dans la première, Eugène Green s’intéresse, autant que faire se peut, à la vie de Shakespeare : quelques faits incontestables et attestés, reliés par des zones d’ombres, sur lesquelles on ne peut qu’émettre des hypothèses plus ou moins étayées. L’essentiel n’est donc pas là : l’essentiel, c’est l’oeuvre, objet de la seconde partie, oeuvre qui nous permet de mieux cerner la vision du monde shakespearienne (et notamment le problème religieux) et sa vision de la littérature.

C’est peu de dire que ce récit/essai est absolument passionnant, riche et instructif, pas seulement sur Shakespeare, mais aussi sur l’histoire de l’Angleterre, celle du théâtre et celle de la pensée. J’ai voyagé avec bonheur dans ce monde où domine la figure de l’oxymore, comme on le voit dès le titre. S’adonnant à des analyses très précises, Eugène Green nous offre son Shakespeare : en le lisant, j’ai en effet acquis la certitude que nous avons tous le nôtre, construit au fil de nos lectures, et c’est donc aussi une oeuvre très intime qu’il nous livre ici. Son panthéon n’est pas le mien, composé surtout des pièces historiques qui ne sont pas mes favorites, et je l’ai trouvé un peu sévère avec d’autres que j’aime particulièrement, mais peu importe : ce « portrait subjectif » met en évidence l’extraordinaire richesse de l’oeuvre, dramatique mais aussi poétique, et pose des questions que je ne m’étais absolument jamais posées, comme la question religieuse, qui est pourtant essentielle, ou la conception assez complexe de l’amour et des femmes.

Un ouvrage passionnant donc, vivifiant même, que ce conseille à tous les amoureux de Shakespeare, qui y trouveront de quoi nourrir leur attachement !

Shakespeare ou la lumière des ombres
Eugène GREEN
Desclée de Brouwer, 2018

  1% Rentrée littéraire 2018 – 13/6

Les Anges nous jugeront, d’Emmanuel Moses : le songe d’une nuit d’automne

Pendant tout le temps de cet échange, l’homme était demeuré contre le battant de la porte. Il n’en perdait pas un mot. Une impression de se trouver à la lisière d’un rêve s’était emparée de lui. Comme lorsqu’on se tient sur le rivage, au bord de l’eau qui vous lèche les pieds, entouré de coquillages et de galets. Un peu engourdi par le froid que propageait le col de sa chemise trempée, notamment, et malgré l’étrangeté de la situation, il était de nouveau serein et même plutôt bien. Il prenait un certain plaisir à être là, dans cette cahute de jardiniers, avec ces gens, des inconnus, ou presque, à suivre la conversation qui s’était engagée à mi-voix, dans une pénombre que perçait le tremblotement de la bougie. 

J’avoue que c’est son titre qui m’a irrésistiblement attirée vers ce roman, sans connaître du tout l’auteur, ni trop savoir à quoi m’attendre…

Piégés par la pluie et le brouillard, cinq personnes (quatre adultes et une petite fille) se réfugient dans un abri de jardiniers, au milieu d’un immense parc dont ils n’ont pas réussi à trouver la sortie. Ils vont y passer une nuit étrange, entre rêve et réalité…

Dès le départ, on est saisi par cette langue ciselée et poétique, qui nous plonge dans un univers fantastique et onirique — quelque chose de très shakespearien, qui est d’ailleurs un intertexte assumé (surtout La Tempête, même si personnellement j’ai surtout pensé au Songe d’une nuit d’été). Tout fonctionne d’ailleurs comme une pièce de théâtre, et pas seulement parce que deux des personnages sont comédiens et dramaturge pour l’un d’eux : l’intrigue resserrée sur cinq personnages dans une unité de lieu et de temps ne peut que faire penser au théâtre classique (mais aussi au Huis-clos de Sarte), tandis que les thèmes eux-mêmes sont totalement baroques. Tissé de symboles et de métaphores, ce roman est d’une grande profondeur métaphysique : les destins qui se croisent faussement par hasard, les trappes de la mémoire, l’ombre et la lumière, la vie et la mort… Difficile d’en dire plus car ce court texte se laisse difficilement saisir : tout en nuances, il nous conduit sur une lisière, et on s’attend à tout moment à voir surgir Puck (à moins qu’il ne soit déjà là).

Un très beau roman, très doux, comme un rêve qui nous en apprend beaucoup sur nous…

Le hasard a voulu (enfin, le hasard : sans doute pas vraiment) que je place dans ma pile ce roman juste au-dessus d’un ouvrage sur Shakespeare que j’ai donc lu juste après et dont je vous parlerai demain, et j’aime beaucoup cette synchronicité.

Les Anges nous jugeront
Emmanuel MOSES
Editions du Rocher, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 12/6

Le Songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare

Hélas ! d’après tout ce que j’ai pu lire dans l’histoire ou appris par ouï-dire, l’amour vrai n’a jamais suivi un cours facile […] Si les vrais amants ont toujours été contrariés ainsi, c’est en vertu d’un édit de la destinée ; supportons donc ces épreuves, puisqu’elles sont une croix nécessaire, aussi inhérente à l’amour que la rêverie, les songes, les soupirs, les désirs et les pleurs, ce triste cortège de la passion. 

Ces derniers temps, je n’ai cessé de croiser cette pièce sur ma route (limite c’était du harcèlement) : y voyant une injonction de l’Univers (oui, je sais, nous sommes plusieurs dans ma tête, parfois), j’ai obéi, et je l’ai relue (en plus ça tombe bien, on est en été, c’était la saint-Jean, une des dates possibles de la fameuse nuit d’été, il y a trois jours, et c’est le mois anglais), dans l’édition que j’avais sous la main (c’est un peu dommage d’ailleurs car j’ai une édition beaucoup plus jolie, mais je ne sais pas trop où elle est…), à la recherche de la raison pour laquelle cette pièce m’a fait signe (j’ai trouvé, mais je ne vous le dirai pas).

Résumer cette pièce est un peu compliqué. Tout commence alors que Thésée, le duc d’Athènes, doit épouser Hippolyte, la reine des Amazones ; se marier, c’est aussi ce que voudraient faire Lysandre et Hermia, mais le père de la jeune fille a décidé qu’elle épouserait plutôt Démétrius, qui est très amoureux d’elle mais qu’elle n’aime pas, contrairement à Héléna. Lysandre et Hermia décident de s’enfuir et se donnent rendez-vous la nuit suivante. Pendant ce temps, les artisans du village répètent une petite pièce racontant l’histoire de Pyrame et Thisbée, qu’ils comptent représenter au mariage. Quant à Obéron, le roi des Elfes, et Titania, la reine des Fées, ils sont fâchés, et Obéron, aidé de Puck, compte bien jouer un sale tour à sa femme. Tout ce petit monde va se retrouver dans la forêt, pendant cette fameuse nuit d’été…

Le Songe d’une nuit d’été est sans doute l’une des plus fascinantes pièces de Shakespeare, et des plus foisonnantes — baroque, en somme : s’y mêlent l’antiquité, le christianisme et le paganisme anglo-saxon, dans une joyeuse succession de quiproquos et de rebondissements loufoques. Une comédie romantique pleine de magie, avec des filtres d’amour remplaçant les flèches de l’aveugle Cupidon (L’amour en son imagination n’a pas le goût du jugement. Des ailes et pas d’yeux : voilà l’emblème de sa vivacité étourdie) et des problèmes, parce qu’aucune grande histoire d’amour ne naît dans la simplicité, et ce sont les épreuves traversées qui l’adoubent — mais heureusement, tout se termine bien par des mariages. Enfin, une réflexion sur le théâtre, l’illusion théâtrale et la mise en abyme, le quatrième mur qui s’effondre.

Illusion ? Rêve ? Réalité ? De toute façon, l’amour est fou et capricieux et comme lui nous sommes des enfants. Et c’est une belle folie à laquelle Shakespeare nous invite à céder, en cette nuit d’été, nuit de la saint-Jean, nuit de Beltane ou autre nuit…

Le Songe d’une nuit d’été
William SHAKESPEARE
Traduit de l’anglais par François-Victor Hugo (revu par Yves Florenne et Elisabeth Duret)

Le mois anglais

The Royals, de Mark Schwahn

The RoyalsChoose love. Choose your own path.

J’avais cette série dans ma ligne de mire depuis sa création. Très malheureusement, si la saison 3 est en cours de tournage, les deux premières sont encore, pour le moment, totalement inédites sur les chaînes française ; mais fort heureusement, elle est disponible au moins sur l’Apple Store, peut-être ailleurs, enfin en tout cas, dès que j’ai vu ça, je le suis précipitée. Et je me suis avalé les deux premières saisons en quelques jours…

La série, basée sur le roman de Michelle Ray Falling for Hamlet, raconte les heurs et malheurs d’une famille royale britannique totalement fictive (enfin, même s’il y a quelques clés).

Lorsque la série commence, le prince Robert, l’héritier du trône, meurt dans des circonstances mystérieuse, et cet événement tragique va bouleverser la vie de tout le monde : les jumeaux Eleanor et Liam, ce dernier devenant de fait l’héritier ; le roi Simon, qui se demande si tout cela vaut la peine et envisage d’abolir la monarchie ; la reine Helena, dont l’idée fixe est de contrôler à tout prix l’image de la famille royale ; et le duc d’York, Cyrus, prêt à tout pour monter sur le trône.

La série est déconseillée aux moins de 16 ans aux Etats-Unis ; c’est un peu exagéré mais c’est, de fait, très trash : beaucoup de sexe, beaucoup d’alcool, beaucoup de drogue. Mais ce n’est pas gratuit, et les enjeux sont beaucoup plus profonds : tragédie du pouvoir, House of cards version monarchie, la série invite à réfléchir aux choix que nous devons faire, et ici les personnages sont, sans cesse, tiraillés entre la soif de richesse et de pouvoir et l’amour vrai. Surtout, l’ensemble est très shakespearien : on s’en doutait, vu le titre du roman dont la série est adaptée, mais l’intertextualité est vraiment très riche et à tous les niveaux. Les scènes alternent sans cesse entre la veine bouffonne (notamment avec les deux filles de Cyrus, Penelope et Maribel, mais pas seulement, tous les personnages sont tour à tour sublimes et bouffons) et la veine tragique (et certaines scènes m’ont, réellement, fait verser des larmes). D’ailleurs, de multiples références sont constamment faites à Shakespeare, et notamment à ses tragédies politiques.

Plus encore, chaque personnage est travaillé par les héros shakespearien, et chaque personnage est du coup d’une richesse assez déconcertante, aucun n’est noir ou blanc, aucun n’est monolithique : tous ont leurs forces, et leurs faiblesses, des personnages que l’on croyait bons se révèlent monstrueux, et on aperçoit parfois la lumière dans les âmes les plus noires. Le roi Simon est le roi Lear, plus père finalement que roi, d’une grande humanité qui est à la fois sa force et sa faiblesse. Les jumeaux, Liam et Eleanor, ont quelque chose d’Hamlet et en même temps ils sont extrêmement modernes, Liam assez sage et Eleanor totalement punk, révoltée, et en même temps touchante.

Mais selon moi, les deux personnages les plus intéressants sont Helena et Cyrus, les deux « méchants ». Helena, à première vue, c’est la bitch absolue, mélange de lady Macbeth et de Maléfique : mais on comprend vite que non seulement ce n’est pas aussi simple, mais en plus le personnage évolue beaucoup et gagne en nuances au fil des épisodes. Et quant on voit sa mère, on comprend que ça n’a pas dû être facile tous les jours.

Quant à Cyrus, c’est, je l’avoue, mon personnage chouchou parce que j’aime les méchants complexes : au départ, Cyrus, c’est le monstre, prêt à tout pour accéder au trône, mélange de Macbeth et de Iago, fourbe, profitant de sa position pour obtenir les faveurs sexuelles aussi bien des hommes que des femmes, alcoolique, drogué jusqu’aux yeux (cela dit, ces deux derniers points concernent tous les personnages de la série), bref, un sale bâtard ; mais, là encore le personnage s’éclaire au fil des épisodes et il y a des scènes, et notamment dans la saison 2, où il est extraordinairement émouvant et touchant, et on comprend que ce n’est pas juste un méchant… Cyrus, c’est celui qui a choisi la haine et le pouvoir parce qu’il n’a pas su gagner l’amour (de sa mère, notamment, personnage qu’on ne voit que 5 minutes et c’est dommage, de sa première femme non plus, sans doute de personne d’ailleurs jusqu’à la saison 2) et qui préfère du coup tout faire pour qu’on le haïsse. Oderint, dum metuant. Mais en fait, il est prêt à sauter sur toutes les occasions d’être aimé. C’est vraiment le personnage que j’ai hâte de voir évoluer dans la saison 3, et dont je pense qu’il peut trouver la rédemption.

Autour de ces personnages principaux gravitent toute une cohorte de personnages secondaires tous plus fascinants les uns que les autres, dont les motivations ne sont pas toujours claires, et qui apportent tous quelque chose d’important. Notons aussi la présence de fantômes qui hantent le palais sans faire sombrer la série dans le fantastique : l’enjeu de leur présence est beaucoup plus métaphysique et psychanalytique.

Une série totalement décadente, complexe, d’une grande richesse, extrêmement bien écrite et filmée : je ne comprends pas qu’elle ne soit pas encore diffusée en France !

The Royals

The Royals
Mark SCHWAHN
En cours de production

Much ado about Nothing (beaucoup de bruit pour rien) de Kenneth Branagh

Much ado about NothingShe speaks poniards, and every word stabs: if her
breath were as terrible as her terminations, there
were no living near her; she would infect to the
north star.

Soyons logiques (ou pas tellement, d’ailleurs) : après avoir vu l’adaptation de Joss Whedon, j’avais évidemment très envie de voir (ou de revoir : j’avoue que je ne suis pas très sûre de moi concernant ce point) celle, beaucoup plus « classique », de Kenneth Branagh.

L’histoire est évidemment la même : au retour de la guerre, Don Pedro, accompagné de ses frères d’arme Bénédict et Claudio et de son frère Don Juan avec qui il vient de se réconcilier, se rend chez le seigneur Leonato, gouverneur de Messine. Claudio tombe immédiatement sous le charme d’Hero, la fille de leur hôte, et le mariage est aussitôt organisé. Quant à Benedict, il ne cesse de s’escarmoucher avec Beatrice, la nièce de Leonato, si bien que tout le monde décide de les faire tomber amoureux. Dès le départ cela pourrait donc se terminer bien, si Don Juan, jaloux, ne décidait de jouer les traîtres et de faire capoter le projet de mariage, en entachant la réputation d’Hero.

Ici, le choix est celui d’un film cadrant avec le contexte de la pièce, et l’une des moindres réussites n’est pas les décours absolument somptueux de la Toscane, qui donnent envie de sauter dans le premier avion. C’est totalement shakespearien (qui mieux que Branagh sait mettre Shakespeare en film ?) et en même temps, on a presque parfois d’être plongé dans du Jane Austen. C’est gai et triste, ça virevolte, les acteurs sont extraordinaires, Kenneth Branagh en tête dans le rôle de Benedict, mais aussi Emma Thomson (Beatrice), Robert Sean Leonard (Claudio), Kate Beckinsale (Héro), Keanu Reeves (Don Juan) et Denzel Washington, qui fait un superbe Don Pedro.

Bref, un film enjoué, à la petite saveur désuète bien agréable !

Much ado about Nothing (beaucoup de bruit pour rien)
Kenneth BRANAGH
1993

Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien), de Joss Whedon

Much ado about nothingSigh no more, ladies, sigh no more,
Men were deceivers ever,-
One foot in sea and one on shore,
To one thing constant never.

Je ne sais plus du tout comment je suis tombée sur ce film, adaptation à la fois moderne et fidèle de la pièce de Shakespeare, dont le titre en langue originale rend bien mieux que la traduction le sujet central, nothing désignant en argot le sexe féminin (sexe au sens vraiment de sexe). En tout cas, c’est une pièce que j’aime beaucoup, d’une grande richesse, dans laquelle se mélangent Romeo et Juliette, La Mégère apprivoisée et un peu d’Othello.

L’histoire, on la connaît : au retour de la guerre, Don Pedro, accompagné de ses frères d’arme Bénédict et Claudio et de son frère Don Juan avec qui il vient de se réconcilier, se rend chez le seigneur Leonato, gouverneur de Messine. Claudio tombe immédiatement sous le charme d’Hero, la fille de leur hôte, et le mariage est aussitôt organisé. Quant à Benedict, il ne cesse de s’escarmoucher avec Beatrice, la nièce de Leonato, si bien que tout le monde décide de les faire tomber amoureux. Dès le départ cela pourrait donc se terminer bien, si Don Juan, jaloux, ne décidait de jouer les traîtres et de faire capoter le projet de mariage, en entachant la réputation d’Hero.

Les choix de Whedon peuvent surprendre : le texte de Shakespeare apposé sur un contexte contemporain, le tout en noir et blanc. Cela donne un curieux objet cinématographique, très esthétique et sensuel, qui parvient parfaitement à rendre ce qui fait l’essence de la dramaturgie shakespearienne, ce mélange entre le comique et le tragique. Comique avec le couple Benedict/Beatrice, qui se haïssent par orgueil et rivalisent de bons mots (“I can see he’s not in your good books,’ said the messenger. ‘No, and if he were I would burn my library.”) mais succombent tout de même très facilement aux sirènes de l’amour : ils sont drôle, mais aussi éminemment touchants. Le tragique, lui, est incarné par Hero et Claudio, beaucoup plus graves ; mais la pièce dans son ensemble étant une comédie, et même, soyons fous, qualifions la de comédie romantique dont Shakespeare est finalement l’inventeur, tout se termine bien, en mariages et en chansons.

Un beau film donc, une intéressante réinterprétation de Shakespeare (même si certains éléments de l’intrigue ont du mal à cadrer avec le contexte contemporain), à voir !

Much ado about nothing (Beaucoup de bruit pour rien)
Joss WHEDON
2013

La Mégère apprivoisée, de Franco Zeffirelli

La mégère apprivoiséeEt bien ma parole voici une fille fougueuse. Je suis impatient d’avoir un petit entretien avec elle.

Voilà trente ans que ce film me hante et que je ne l’avais pas revu. Il était passé à la télévision un jour de Noël alors que j’avais 7 ou 8 ans (peut-être un peu plus, mais guère) et je me souviens avoir été totalement subjuguée par ce déchaînement de passion volcanique et par le couple Taylor-Burton, absolument prodigieux et charismatique. Je ne l’avais pas revu depuis, faute d’occasion mais aussi à cause de ce petit truc qui fait que les oeuvres qui nous ont marqués enfants nous déçoivent parfois adulte. Mais samedi, on célébrait les 400 ans de la disparition de Shakespeare, l’occasion ou jamais !

Le film de Zeffirelli fait l’économie de la mise en abyme proposée par la pièce de Shakespeare, et ne nous montre donc que la pièce dans la pièce.

Lucentio, jeune étudiant juste arrivé à Padoue, a le coup de foudre pour la jeune et douce Bianca. Le problème, outre qu’il n’est pas le seul à vouloir la courtiser, est que Baptista, le père de la jeune fille, refuse de la marier tant qu’il ne se sera pas débarrassé de son aînée, Catharina, dont la fougue et la violence font fuir tout le monde. Mais comme le destin fait bien les choses, justement arrive de Vérone le seigneur Petruchio, ruiné et prêt à tout pour épouser une femme richement dotée, quitte à ce qu’elle soit un peu sauvage, car il se sent tout à fait de taille à l’apprivoiser !

Qui mieux que Taylor et Burton pour incarner ces deux tornades ? A croire que Shakespeare a écrit la pièce pour eux. Ça crie, ça se bat, ça s’insulte, ça virevolte, ils sont aussi fêlés l’un que l’autre, et les deux heures du film, enlevé et sans temps mort, passent sans qu’on s’en rende compte. Les deux acteurs s’amusent follement à incarner ces personnages faits pour eux et ça se voit. A première vue, c’est horriblement misogyne, et c’est d’ailleurs souvent ce qu’on reproche à cette pièce : à l’amour comme à la guerre, certes, mais l’idée est tout de même qu’à force de violence et de mauvais traitements, l’homme parvient à rendre sa tempétueuse épouse douce et soumise. De quoi, donc, donner à la spectatrice elle-même des idées de violence. A y regarder de plus près, je pense que c’est plus compliqué et ambivalent, en tout cas dans la relecture de Zeffirelli : d’abord parce que, soyons honnête, une femme qui lui tient tête, Petruchio, ça l’excite assez, quitte à se prendre un coup de luth sur la tête lors de sa nuit de noces, et on l’imagine mal, vu son tempérament, avec une petite chose douce et obéissante — so boring. Toute la pièce est donc une lutte de pouvoir, et les deux s’apprivoisent l’un l’autre. Et à la fin, Catharina me semble plus ironique et complaisante que réellement matée et soumise : selon moi, elle joue, et quand elle dit Ainsi que le sujet doit allégeance à son prince/De même la femme doit soumission entière à son mari je ne crois vraiment pas qu’il faille le prendre au premier degré. Je fais peut-être un contresens en disant ça, influencée par mes personnages féminins qui jouent à l’occasion à être soumises parce que c’est parfois amusant et excitant (j’adore explorer les relations de pouvoir dans le couple, c’est fascinant, et ça vient d’ailleurs sans doute de ce film), et par le fait que j’imagine mal Elizabeth Taylor en carpette sinon pour s’amuser. A la fin, les deux époux me semblent beaucoup plus complices que ce que l’on semble dire en général. Mais après tout, c’est le propre des grandes œuvres de pouvoir être réinterprétées à l’infini !

Sinon, les costumes sont somptueux, la reconstitution de l’époque très réussie, Taylor est plus belle et rayonnante que jamais (pour moi, elle est LA star par excellence), j’aurais bien un entretien avec Burton, et le tout donne un film drôle, virevoltant, sans temps morts, à voir et à revoir !

La Mégère apprivoisée
Franco ZEFFIRELLI
1967