Pays Provisoire, de Fanny Tonnelier

Pays Provisoire, de Fanny TonnelierC’était désormais l’heure du bilan pour les deux jeunes femmes. Amélie avait trouvé formidable de connaître un pays si différent du sien. Elle considérait qu’elle avait eu une chance folle de pouvoir reprendre cette affaire et s’était beaucoup investie dans la réussite de sa boutique. Elle avait très bien gagné sa vie et même pu envoyer de l’argent à ses parents. Elle savait qu’ils lui constituaient un pécule à la banque pour son retour. Elle avait connu la tendresse avec Nicolas, son bel officier. En revanche, elle n’arrivait pas à accepter la destruction de son outil de travail, cela la mettait en colère et elle en voulait à tous ces révolutionnaires qui cassaient et brûlaient pour supprimer les privilèges des classes supérieures et soi-disant créer l’égalité. En tout cas, elle reconnaissait que sa vraie richesse résidait dans son sens créatif, son imagination et ses mains. Si elle en avait gros sur le coeur, grâce à son optimisme inné, elle restait sereine face à l’avenir. 

Un premier roman, qui nous emporte en Russie et dans en Europe, et nous offre un très beau portrait de femme.

Lorsque la Révolution Russe éclate en 1917, cela fait 7 ans qu’Amélie vit à Saint-Petersbourg, où elle tient une boutique de chapeaux. Mais les événements et le pillage de sa boutique l’obligent à rentrer en France avec son amie Joséphine. Un retour qui a des allures d’Odyssée, et qui sera l’occasion pour elle de revenir sur le passé, et de rencontrer Friedrich…

Un très joli roman, qui se lit avec beaucoup de plaisir, grâce à une construction narrative parfaitement maîtrisée, une écriture soignée, et surtout un merveilleux destin et personnage de femme, une femme libre, forte, indépendante, courageuse, et qui a une foi indéfectible en sa bonne étoile, qui lui permet de traverser les péripéties de la vie la tête haute, malgré les difficultés. Il y a dans ce roman de magnifiques pages sur les chapeaux, qui ne pouvait que toucher l’amatrice de fanfreluches que je suis. Il y a le romantisme  absolu de Saint-Petersbourg et des promenades en traîneau. Et il y a l’amour, comme une bouleversante surprise au milieu des pires difficultés. Tout pour me toucher donc, ce qui explique que j’ai vraiment pris beaucoup de plaisir à découvrir ce roman et la plume de son auteur, et que je vous le conseille vivement !

Pays Provisoire
Fanny TONNELIER
Alma, 2018

Moura, la mémoire incendiée d’Alexandra Lapierre

MouraElle a vécu mille vies. Elle a porté mille noms. Elle fut Maria Ignatievna Zakrevskaïa pour les uns, madame Benckendorff pour les autres, la baronne Budberg pour la plupart. Quant aux diminutifs dont ses proches la gratifièrent, elle les collectionna : Marydear pour sa gouvernante irlandaise ; Mourochka pour sa mère d’origine polonaise ; Marie pour ses deux époux baltes ; Baby pour son amant britannique ; Tika ou Tchoubonka pour son amant russe ; Moura pour ses amies, Moura sans patronyme, mais toujours flanquée d’un possessif ou d’un adjectif : ma Moura, ma merveilleuse Moura.

Il me semble bien avoir déjà lu un roman d’Alexandra Lapierre, mais je n’arrive absolument pas à me rappeler lequel, et comme c’était manifestement avant les débuts du blog, je n’en ai aucune trace. Donc c’est un peu comme une découverte (et si ça se trouve, c’en est une, allez savoir) d’un auteur que constitue pour moi la lecture de ce roman pour le moins fascinant.

Maria Ignatievna Zakrevskaïa naît en 1892 à Saint-Petersbourg, dans une famille de l’aristocratie russe. Si son enfance est déjà passablement mouvementée, ce n’est rien à côté de sa vie tout entière. Sa vie ? En réalité, celle qu’on surnomme Moura en a eu mille, et elle n’est même pas un personnage de roman, mais une femme bien réelle !

Et quelle femme : aristocrate, mondaine, séductrice, peut-être espionne, femme de lettres, cosmopolite, maîtresse de Gorki et de Wells, elle est de celles que l’on ne peut ranger dans aucune case et qui devient presque un mythe, une légende sur laquelle circulent bien des récits et peut-être des fausses rumeurs. La documentation est sérieuse, mais le personnage est entouré de suffisamment de mystères pour le que la romancière puisse se glisser dans les silences et donner à l’ensemble le tour d’une fresque dont le souffle épique emporte le lecteur. Et puis, à travers Moura, c’est aussi un siècle de l’histoire de l’Europe qui défile sous nos yeux, cette vieille Europe cosmopolite et cultivée, riche de sa diversité, mais déchirée par les guerres.

Bref, un roman passionnant, foisonnant, riche, un peu touffu mais comment faire autrement avec un personnage aussi intense ? Si ça vous dit, je vous propose d’en gagner un exemplaire (oui, je suis généreuse en ce moment), en partenariat avec les éditions Flammarion. Pour cela, rien de plus simple :
1. Un petit commentaire poli pour me dire que vous participez
2. Un mail avec en objet « Concours Moura » et dans lequel vous m’indiquerez votre nom et votre adresse complète (et éventuellement le pseudo sous lequel vous avez commenté, si vous en avez utilisé un) à irreguliere.blog[at]gmail.com
3. Tout cela avant mercredi 18 mai à minuit !

Edit : concours terminé. Le gagnant est Ch. B ! Bravo à lui !

Moura, la mémoire incendiée
Alexandra LAPIERRE
Flammarion, 2016

La Guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch

La guerre n'a pas un visage de femmeJe recompose une histoire à partir de fragments de destins vécus, et cette histoire est féminine. Je veux connaître la guerre des femmes, et non celle des hommes. Quels souvenirs ont gardés ces femmes ? Que racontent-elles ? Personne encore ne les a écoutées…

Je ne connais pas grand chose à la littérature russe, et c’est encore un euphémisme de le dire comme ça. Mais, j’aime ne pas rester sur mes acquis, découvrir de nouvelles choses, et lorsqu’il y a quelque temps la librairie du Globe, librairie russe à Paris, m’a contactée pour un partenariat, j’y ai vu l’occasion de combler mes lacunes. Donc, c’est parti pour la découverte de la littérature russe (au sens large), en commençant par Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015, et l’une de ses enquêtes les plus marquantes.

Depuis la nuit des temps, la guerre a été considérée comme une affaire d’hommes, et que ce soit dans les livres d’histoire ou les récits épiques, on ne parle que d’eux. Pourtant, nombre de femmes étaient engagées dans les troupes soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Infirmières, brancardières, tireuses d’élite, pilotes de chasse, mécaniciennes ou simples soldats, elles ont fait preuve d’un courage exemplaire pour sauver leur patrie. Pendant sept ans, Svetlana Alexievitch les a rencontrées, a recueilli leur témoignage, leur a demandé de raconté leur guerre.

Et cela donne un texte saisissant, à la fois témoignage et écriture du témoignage, l’auteure s’interrogeant tout au long du récit sur son travail et les difficultés qu’elle rencontre. Sorte de je me souviens collectif, l’ouvrage donne un autre visage à cette boucherie héroïque, et s’interroge sur la place des femmes dans la guerre : est-elle un soldat comme les autres ? Ici, il est moins question de batailles et de victoires que du quotidien : le besoin, malgré tout, de rester jolie et féminine au coeur de l’horreur ; les problèmes pratiques comme l’hygiène, les besoins naturels, les règles (évidemment, rien n’a été prévu) lorsque leur cycle menstruel n’est pas tout simplement détraqué (ce qui arrive à beaucoup). Les enfants, la famille. La patrie qui passe avant tout. Et puis, bien sûr, le sang, le carnage, la mort. Et, malgré tout, parfois, l’amour qui surgit au milieu du chaos, le désir de vivre absolument. L’après-guerre, où ces femmes ont été traitées de manière scandaleuse…

Tour à tour le texte émeut, révolte, donne les larmes aux yeux ou la nausée. A lire par petits bouts, car c’est très oppressant, mais à lire absolument tout de même.

La Guerre n’a pas un visage de femme
Svetlana ALEXIEVITCH
La Renaissance, 2004 (J’ai Lu, 2005/2015)

Une femme aimée d’Andreï Makine

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Les moqueries n’ont rien changé à sa résolution. Oleg voulait tout savoir sur Catherine : son emploi du temps (quinze heures de travail journalier), sa façon — très simple — de se vêtir, ses goûts culinaires sobres, ses lubies (ce tabac qu’elle prisait, son café intensément fort). Il connaissait ses vues politiques, ses lectures, la personnalité de ses correspondants, ses fringales charnelles (sa « rage utérine », raillée par tant de biographes), son habitude matinale de se frotter le visage avec de la glace, sa passion pour le théâtre, sa préférence pour monter à cheval à califourchon plutôt qu’en amazone.
Oui, tout sur Catherine. Sauf que, souvent, ce « tout » paraissait étrangement incomplet.
L’énigme était à chercher, peut-être, du côté des paroles naïves qui échappaient, parfois, à cette femme si cérébrale : « le vrai mal de ma vie, c’est que mon coeur ne peut vivre un seul instant sans aimer… »

J’ai entendu beaucoup de choses sur ce roman. Du dithyrambique, et du beaucoup moins enthousiaste. Attirée par le titre (évidemment !), j’ai voulu me faire ma propre opinion.

Dans l’URSS du début des années 80, Oleg, un jeune cinéaste, a entrepris d’écrire un scénario sur la Grande Catherine, personnage qui le fascine d’autant plus qu’il est, comme elle, d’origine allemande. Voulant s’affranchir des clichés qui ne voient en elle qu’une Messaline russe assoiffée de sexe et de pouvoir, il cherche la vraie Catherine, et sonde son drame intime : a-t-elle été une femme aimée, ou ses multiples amants n’ont-ils vu en elle qu’un marche-pied pour la gloire ? Oleg pressent quelque chose d’essentiel. Mais dans un pays gangrené par la censure, il n’est pas simple de réhabiliter une figure de la Russie impériale…

Le sujet était prometteur, et c’est avec beaucoup d’enthousiasme que j’ai commencé la lecture de ce roman. Enthousiasme vite retombé au départ, car la première partie de ce texte m’a plutôt ennuyée. Mais pas complètement. En fait, nous avons là deux romans en un. Tout ce qui concerne la Grande Catherine m’a vraiment fascinée (encore que je reproche à l’auteur d’être beaucoup trop allusif concernant l’histoire Russe du XVIIIème siècle : j’ai un peu trop souvent été obligée de faire appel à mon ami Google pour comprendre certaines choses), et tout ce qui concerne l’écriture du scénario d’Olag plutôt intéressée. Malheureusement, tout le reste des errances du cinéaste dans une URSS moribonde m’a non seulement barbée, mais en outre cela m’a paru tellement superflu par rapport au sujet central que j’en ai été, par moment, profondément agacée. Par la suite, il me semble que le romancier parvient beaucoup mieux à trouver l’équilibre entre les deux aspects du texte, et là il a réussi à m’emporter. Je reste donc sur un avis plutôt positif et enthousiaste, même si ce n’est pas un coup de coeur…

Un roman russe, d’Emmanuel Carrère

Ces phrases, et d’autres encore qui relèvent à la fois de l’apologétique et d’une insistante auto-persuasion  rendent pour moi un son familier. Elles me rappellent une époque où, étant affreusement malheureux, j’ai essayé de devenir chrétien. J’y retrouve ce que j’ai connu : le même désir de croire, pour accrocher son angoisse à une certitude ; le même argument paradoxal selon lequel la soumission à un dogme contre quoi se révoltent l’intelligence et l’expérience est un acte de suprême liberté ; la même façon de donner sens à une vie insupportable, qui devient une succession d’épreuves imposées par Dieu : une pédagogie supérieure, qui éclaire par la souffrance.

Il y a maintenant presque un an (bon sang que le temps passe vite finalement), j’avais lu D’autres vies que la mienne, qui m’avait beaucoup bouleversée, et je m’étais promis de lire également Un roman russe, qui repose finalement sur le même principe d’écriture : se raconter en racontant les autres.

Quelques mois après la publication de L’Adversaire, on propose à l’auteur de faire un reportage sur un Hongrois qui, après avoir été fait prisonnier à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avait passé cinquante ans dans un hôpital psychiatrique russe et venait seulement d’être rendu à son pays. Passant outre l’agacement que suscite le fait qu’on pense toujours à lui pour ce genre d’histoire, le voilà parti au fin fond de la Russie, à Kotelnitch. Cela, c’est pour l’histoire de base, le fil rouge, mais l’auteur nous entraîne à travers le carnet de bord de ce reportage, qui sera suivi par un autre dans la même ville, sur les traces de son passé, de ses origines russes, de la quête de cette langue qu’il a parlée enfant mais a oubliée, et dans son histoire d’amour passionnelle avec Sophie.

Je sais que certains reprochent à Emmanuel Carrère son narcissisme, sa manie de parler de lui, mais je dois avouer que personnellement, c’est ce qui m’intéresse. Non parce que cet homme en particulier m’intéresse, mais parce que, et j’y reviendrai dimanche, lorsqu’on parle de soi on parle aussi des autres. Et dans le cas présent, j’ai une nouvelle fois été impressionnée de me trouver autant de points communs avec l’auteur. Son mal-être existentiel, ses angoisses, sa tendance à une certaine forme d’autodestruction et de complaisance dans la souffrance… il me rappelle moi (c’est mal dit je sais) et également (surtout) une personne qui m’est chère : donc ce n’est pas parce qu’une oeuvre est « narcissique » qu’elle ne peut prétendre à l’universel et trouver écho chez le lecteur. Au contraire. Ici ce qui est fascinant c’est justement de voir se construire une quête identitaire, par laquelle un individu parvient à dépasser sa souffrance, ou en tout cas l’apprivoiser. Ici, cette quête passe par celle de la langue, liée à la mère (quoi d’autre ?) et au grand-père dont la terrible figure auréolée de secret et de honte a écrasé l’enfant puis l’homme que l’auteur est devenu. Et j’ai trouvé particulièrement saisissant (et plein de sens) que ce travail se fasse sur fond de passion amoureuse et destructrice (d’ailleurs, à ce sujet, j’avoue que je suis encore toute retournée par la nouvelle incluse dans l’ouvrage et qu’il avait écrite pour cette femme : c’est un modèle du genre). Avec Carrère, on sent donc que l’écriture est un impératif vital, et ça, ça ne peut que me plaire !

Un Roman russe
Emmanuel CARRERE
POL, 2007 (Folio 2010)