Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.
J’ai suivi la route des signes. Joyce Maynard m’a conduite à Anne Bérest, qui m’a ramenée vers Bonjour Tristesse. Un roman que j’ai lu un grand nombre de fois, comme pourrait en témoigner mon édition, qui tombe en morceaux, si c’était elle que j’avais photographiée : c’est l’édition originale du livre de poche et elle ne supporterait pas une lecture supplémentaire, il faudra que j’en rachète une. En français. Parce que, voilà l’histoire de l’édition de la photo : en promenade à Bruges, je tombe sur une librairie, et me vient alors une idée folle : et si je choisissais un livre, que j’achèterais dans plein d’éditions et de langues différentes au cours de mes voyages ? J’ai d’abord pensé au Petit Prince, mon livre culte (Bonjour Tristesse l’est aussi, mais pour une raison inconnue je ne songe jamais à le citer), que je possède déjà en anglais. Mais il n’y était pas. Et puis, toujours les signes : je tombe sur une pile de Bonjour Tristesse, en flamand donc même si le titre est resté en français. Alors, je suis les signes, même si je ne sais pas où ils me mènent. Bref, j’ai relu Bonjour Tristesse en français et avant mon voyage, mais je l’ai photographié en flamand à Bruges.
L’histoire, on la connaît : la narratrice, Cécile, raconte l’été de ses 17 ans. En vacances sur la côte avec son père et sa maîtresse, elle mène une vie de bohème chic. Elle vient de rater son bac, mais ce n’est pas grave : le monde est vaste, la vie est belle, il faut en profiter. Mais bientôt s’annonce Anne, qui va mettre fin à cette vie inimitable.
Comme dans une tragédie grecque, le destin tisse sa toile autour des êtres dès les premières lignes. Très fitzgeraldien, le roman est bâti sur la tension entre d’un côté l’amusement, la futilité, l’hédonisme, la légèreté d’une vie facile et luxueuse, et de l’autre la gravité, la rigueur, l’ordre incarné par Anne. Le dionysiaque, l’apollinien, et c’est stupéfiant de voir comment une gamine de 17 ans maîtrise cela à la perfection, en plus d’avoir une écriture qui atteint le sublime : je ne sais pas vraiment comment le lisent les autres, car finalement le lecteur reste seul avec lui-même et ces conceptions de la vie et du bonheur qui s’opposent. Pour ma part, je n’ai jamais aimé le personnage d’Anne, je n’arrive pas à la voir autrement que comme la statue du Commandeur, la censure contre la liberté de jouir et de profiter de la vie : un être sans doute sincère, mais qui veut faire le bonheur des autres malgré eux, en cherchant à les changer ; mais si on aime, on ne cherche pas à changer les gens, et on ne peux pas les rendre heureux en bridant leur nature profonde, même si on fait cela en les endormant.
C’est un roman d’une profondeur incroyable, une vraie réflexion sur la vie, une vraie vision du monde, portée par une écriture magistrale. Pour moi, on atteint le sublime !
Bonjour Tristesse
Françoise SAGAN
Julliard, 1954 (Le livre de poche)