Surtout, demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : est-ce essentiel pour moi que d’écrire ? Creusez en vous-même à la recherche d’une réponse enfouie. Et si elle devait être affirmative et si vous pouvez affronter cette grave question en y répondant par un fort et simple « pour moi, c’est essentiel », alors construisez votre vie selon cette nécessité ; votre vie jusque dans son heure la plus banale et la plus ordinaire doit devenir signe et témoignage de cet élan profond.
L’histoire de ma relecture de ce texte est intéressante, et c’est pour cela que je vais vous la raconter. Plus exactement, c’est les raisons pour lesquelles je l’ai relu qui sont assez stupéfiantes et nous montrent à quel point notre inconscient garde parfois certaines choses gravées pendant des années pour nous les ressortir au moment opportun. Bref, tout cela est parti de Lionel Duroy et un passage d’Echapper où il traitait le lien du désir et de l’écriture, passage qui m’a beaucoup donné à penser. Et là, j’ai eu une envie subite de Rilke. A ce stade là, je ne savais pas pourquoi, mais c’était impératif et, faute de retrouver mon exemplaire, j’ai téléchargé le texte sur ma tablette avant de le dévorer dans l’urgence, encore une fois. Toujours sans trop savoir ce que j’y cherchais exactement, jusqu’à ce que je tombe sur cette phrase dont je ne me souvenais absolument pas (consciemment) : « Et, c’est vrai, l’expérience vécue par l’artiste est en effet si incroyablement proche de l’expérience sexuelle, de ses tourments et de son plaisir que ces deux manifestations ne sont en réalité que des variantes d’un seul et même désir, d’une seule et même félicité ». Je me suis rendu compte que depuis toutes ces années sans doute je portais cette phrase en moi, qu’elle y a cheminé, qu’elle résume finalement assez bien mes obsessions, et aujourd’hui, grâce à Lionel Duroy, elle m’est revenue à la conscience — ce dont je le remercierai si un jour je le croise.
Mais revenons à Rilke.
Ces dix lettres, écrites entre 1903 et 1908, sont des réponses à celles que lui a envoyées Franz Xaver Kappus. Rilke a alors 27 ans et jouit d’une certaine notoriété, et Kappus, alors cadet à l’école militaire, s’adresse a lui pour avoir des conseils.
Ce recueil (au demeurant fort court), tout le monde devrait le lire, et a fortiori ceux qui consacrent leur vie ou une partie de leur vie à écrire. « Poète » est ici à prendre au sens étymologique de « créateur » : dans ses lettres lumineuses, Rilke ne donne pas de conseils de métrique. Ce n’est pas un manuel d’écriture, c’est un manuel de vie, de vie pleine, de vie riche : la création littéraire, parce qu’elle demande la solitude et la médiation, permet d’accéder à notre moi intime. Et c’est ce qui, finalement, est essentiel. Ecrire est tout : le vrai poète, c’est celui qui ne pourrait pas vivre sans écrire, qui mourrait si on lui interdisait d’écrire.
Rilke met en évidence la vertu des chagrins, qui nous transpercent et nous rendent autre. Ses pages sur la tristesse sont tellement belles qu’elles donnent envie de pleurer et de se laisser aller à ce sentiment qui est ici magnifié : la tristesse, en faisant son chemin en nous, nous transforme et plante des graines de poésie.
Finalement, Rilke, dans ce texte, nous apprend à « habiter poétiquement le monde ». La formule et d’Hölderlin, j’en ai fait ma devise d’ailleurs, mais elle convient parfaitement ici.
Lettres à un jeune poète
Rainer Maria RILKE
Mille et une nuits, 1997