Légende d’un dormeur éveillé, de Gaelle Nohant : d’amour et de poésie

A la différence de ses confrères, Robert a la ressource de pouvoir descendre en lui-même, écouter ses voix souterraines, affronter le vertige de la solitude, ce désert balayé par les ombres. Quand il remonte à la surface, ses yeux sont lavés et sa perception s’est aiguisée. Il distingue le moindre détail, les rides à la surface du bassin du Luxembourg, le gosse barbouillé de larmes que son père vient de talocher et traîne dans la rue des Abbesses, cette femme en manteau noir qui sort du cinéma de la place Clichy, avec sur le visage l’empreinte des émotions qui l’ont traversée durant la séance. Cette attention au monde fait de lui ce passant invisible, cette pellicule que tout impressionne. Ses mots tentent de capturer le frémissement, l’instant où quelque chose d’inédit se produit, un accident, une rencontre miraculeuse ralentissant la course éperdue de chacun vers sa mort. 

Dans ma dernière Kube, le libraire avait relevé le challenge de me proposer un livre parlant d’écriture et d’écrivain que je n’avais pas lu : Légende d’un dormeur éveillé de Gaelle Nohant. Ce roman me tentait depuis longtemps mais on me connaît, il me faut parfois un temps infini pour lire quelque chose qui a pourtant tout pour me plaire, et c’était le cas de celui-ci, que j’ai enfin sorti de la file d’attente.

Il s’agit d’une biographie romancée de Robert Desnos, de son retour de Cuba en 1925 à sa mort au camp de Terezin et même un peu après.

Un magnifique roman, émaillé d’extraits de poèmes, et qui nous permet la rencontre d’un personnage attachant, qui habite poétiquement le monde mais n’a pas pour autant, contrairement à Breton, de vision sacerdotale de sa mission et veut aussi agir pleinement sur le monde. Pourtant, lui-même est un voyant, qui croit à la force subversive de l’amour et du désir, comme une religion, qui croit à la force du rêve. Un personnage totalement inspirant, que l’on a plaisir à suivre au Flore et aux deux Magots avec quelques uns de ses amis surréalistes, ou tous ces artistes qu’il serait vain de vouloir tous cités.

Bref, une belle lecture envoûtante, pleine de belles réflexions sur la poésie, et qui fait beaucoup de bien !

Légende d’un dormeur éveillé
Gaëlle NOHANT
Héloïse d’Ormesson, 2017 (Livre de Poche, 2019)

Amours mixtes

Amours mixtesLa publication d’Amours mixtes est devenue nécessité depuis que nous sommes confrontés à des actes terroristes, homophobes, sexistes, xénophobes. L’érotisme y retrouve sa place d’écriture de résistance — à la montée des extrêmes et des attentats. Puisque nous n’avons pas d’armes et que notre vocation n’est pas de tuer, nous avons choisi de tirer avec des mots. Ces textes sont tous différents à leur façon, mais ils ont le même sens, qui pourrait se résumer à une seule idée : Liberté. Liberté de penser, liberté de vivre sans peur, liberté d’aimer.

L’écriture érotique est une écriture de résistance. Elle l’a toujours été, de Sade à Pauvert et Régine Deforges, et elle l’est toujours aujourd’hui, même si son côté sulfureux s’est amoindri. Avec l’épée de Damoclès qui plane au-dessus de notre tête cette semaine, le risque est grand, d’ailleurs, qu’elle le devienne à nouveau prochainement. En tout cas, ma conception de l’écriture érotique est imprégnée de cette volonté de lutter contre la bien-pensance et la pseudo-morale : mes héroïnes sont des femmes libres, indépendantes, qui refusent de se soumettre aux injonctions de la société ; c’est plus ou moins évident dans mes textes, mais dans la dernière, « Les Insoumis », c’est flagrant ! Mais bref, je ne suis pas là pour parler de moi, mais de ce recueil, croisé par hasard à Livre-Paris !

Huit auteurs, certains sous pseudonyme, certains sous leur vrai nom, nous proposent donc leur version des Amours mixtes, amours libres, dénoncent l’intolérance et luttent contre la censure — la sensure : Jacques Arroyo, Paul Bataille, Laurence Biava, Philippe Brandes, Félicia-France Doumayrenc, Sarah E., Astrid Manfredi, Régis Pinguet et Franck Spengler.

Difficile de résumer, mais essayons quand même : peut-on draguer à Kaboul malgré la burqa qui emprisonne les femmes ? Que se passerait-il si MLP était élue (spoiler : le chaos) ? Un homme obligé de fuir la France. Un étudiant qui a soudain envie d’essayer les hommes. Effacer les blessures. Une rencontre faite en un clic. Une femme qui s’offre. Un apprenti garagiste qui se fait enfiler par son patron.

Des nouvelles très variées, qui vont du très cru au subtil, mais qui ont pour point commun de nous parler de notre monde et de son basculement possible dans la haine et l’oppression : ici, ce qui est en jeu, c’est la liberté des corps et de la chair. Les histoires proposées ne prennent pas de gants, certaies peuvent paraître dérangeantes, mais elles ont toutes ce mérite de nous interroger.

Aujourd’hui plus que jamais, un recueil nécessaire !

Amours mixtes
Félicia-France Doumayrenc, 2016

By Stephie

Citadelles, de Kate Mosse

CitadellesL’idée était fantasque, mais il lui semblait que l’histoire refusait de se laisser conter. Murmures, jeux de lumières, traces, rumeurs… La vérité restait obstinément hors de portée. Il avait l’impression d’être seul sur une scène nue, tandis que des personnages attendaient, invisibles, en coulisses.

Pour moi, l’un des plaisirs de l’été, c’est de me plonger dans de gros thrillers historico-ésotériques, et lorsque j’ai appris que Kate Mosse, après les excellents Labyrinthe et Sépulcrevenait de publier le troisième volet de sa trilogie du Languedoc, je n’ai guère pu refréner mes ardeurs, alors même que le roman se situe dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, thème que j’évite autant que faire se peut, comme je l’ai dit hier.

Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, deux temporalités alternent : d’un côté, un moine du IVe siècle, Arianus, a fui Lugdunum afin de mettre à l’abri un mystérieux Codex que l’Eglise cherche à détruire ; de l’autre, en 1942, beaucoup de gens cherchent ce Codex, qui pourrait, selon les mains entre lesquelles il tombera, soit faire plonger le monde dans le chaos, soit le sauver…

Dans ce roman très angoissant, véritable page turner s’il en est, on retrouve les ingrédients essentiels du genre : de l’amour, des complots, des trahisons, du mystère, de vieilles légendes, les cathares, la gnose, la mystérieuse Ahnenerbe, tout cela sur fond de lutte millénaire entre le Bien et le Mal. Et ici, le Mal, qui semble toujours renaître à intervalles cycliques comme le montre le personnage de Baillard, mystérieux érudit qui semble traverser les époques (et qui me semble-t-il est présent dans Labyrinthe), le Mal, donc, prend son visage le plus effrayant : le nazisme, la barbarie absolue, la monstruosité humaine dans ce qu’elle a de pire. On volette donc d’un personnage à l’autre, des mauvais aux gentils pour lesquels on ne peut s’empêcher de trembler : les Résistants, donc, avec cette originalité que l’auteure a choisi de s’intéresser à un réseau féminin, ce qui change un peu. Du reste, Kate Mosse, bien qu’anglaise, connaît particulièrement bien ce sud de la France où règne une espèce d’énergie mystérieuse proprement envoûtante. J’ai souffert beaucoup en lisant ce roman à cause du contexte, j’ai pleuré pas mal, mais je ne regrette rien.

Un roman parfait pour les vacances, mystérieux et instructif, qu’on ne peut pas lâcher !

Citadelles
Kate MOSSE
Lattès, 2014