Douce, de Sylvia Rozelier : la passion à s’en dissoudre

La première fois que je t’ai vu, rien. Aucune inclination amoureuse, attirance, regards qui en disent long, tressaillement, accélération du rythme cardiaque, aucun signe ne pouvait nous laisser penser à cet instant, ni d’ailleurs quelques semaines plus tard, qu’un amour allait naître de notre rencontre, encore moins que cet amour occuperait notre vie au point qu’elle n’en serait plus une véritable, morcelée, incendiée, dédoublée, que chacune de nos existences s’en trouverait bouleversée par cette sorte d’amour qui nous serait tout. L’amour fou. D’autant plus fou que tout nous séparait. Pas seulement l’écart d’âge ou l’éloignement géographique, ni même encore les opinions politiques, mais plus essentiellement, la manière dont nous envisagions le monde. En résumé, tu étais l’un de ces hommes que je n’aurais jamais cru pouvoir aimer. Aujourd’hui encore, si on me le racontait, cela m’apparaîtrait insensé. Insensé, ça l’était sans nul doute. Impossible, aussi. Ça a duré huit ans. 

Je croyais en avoir terminé avec la Rentrée Littéraire de septembre, et boum, voilà qu’on me signale ce roman qui, je ne sais comment, avait échappé à mon radar alors même qu’il est en plein dans les thèmes qui me préoccupent aussi bien comme lectrice que comme auteure : le désir et la passion amoureuse. Ce qui est amusant, c’est qu’à partir du moment où on me l’a signalé j’ai commencé à le voir partout, notamment à cause de ses liens avec Je, tu, elle d’Adeline Fleury. Bref, je n’ai pas pu faire autrement que le lire.

C’est donc l’histoire d’une passion amoureuse, qui a ceci d’original qu’elle ne commence pas par un coup de foudre mais se construit peu à peu, jusqu’au moment de basculement, celui où les deux amants se dissolvent totalement. Une histoire de huit ans, avec ses hauts et ses bas. Surtout ses bas.

J’ai beaucoup aimé ce roman, même si honnêtement ce n’est pas le meilleur roman sur la passion amoureuse et sur le désir que j’ai pu lire ces derniers temps : même si beaucoup de choses m’ont parlé, si je m’y suis parfois reconnue et la ronde des hommes qui ont pour mon plus grand malheur traversé ma vie, il m’a manqué quelque chose, je ne saurais trop dire quoi, et il n’y a eu nulle déflagration, en tout cas pas celle que j’attendais. En fait, il m’a fait le même effet que Passion simple d’Annie Ernaux : de très belles pages, des moments de grâce, mais la distance entre le je narrant et le je narré, qui laisse beaucoup de place aux intuitions de la narratrice concernant la catastrophe inéluctable, donne l’impression qu’elle n’est finalement jamais heureuse dans cette relation, toujours dans un sentiment d’insécurité, au bord du précipice et jamais pleinement dedans. Surtout, j’ai eu l’impression qu’il ne s’agissait pas d’amour mais purement de passion et que ce n’est pas forcément la même chose : la passion nous dissout, l’amour nous construit (même si pour cela il nous dissout d’abord). Et je n’ai pas eu l’impression qu’elle construisait quoi que ce soit, notre Douce…

Bref, malgré une très belle écriture, de très beaux passages, et même si ce texte m’a permis d’avancer sur mes propres projets en suscitant des questions et des réflexions, je suis un peu restée à l’extérieur, et sur ma faim…

Douce
Sylvia ROZELIER
Le Passage, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 21/6

Et boire ma vie jusqu’à l’oubli, de Cathy Galliègue : une femme en dérive

Parfois, tout semble dérisoire. Toutes ces éraflures dans le ciel, dans la vie, toutes ces joies, ces balafres, ces douleurs, ces dents serrées et ces sourires radieux, ces coups de grisou ou ces coups de foudre, qu’est-ce que ça peut foutre ? Quoi que l’on fasse, quelles que soient les destinées, nous ne sommes que les passagers du temps, c’est lui qui pilote, il faut souhaiter qu’il ne soit pas bourré, distrait, malheureux ou amoureux, qu’il ne nous envoie pas dans le décor sur une inadvertance, une colère ou que sais-je. Attacher la ceinture et espérer pas trop de sorties de route, avaler les jours, jamais identiques mais qui conduisent tous vers la même destination. 

J’avais beaucoup aimé le premier roman de Cathy Galliègue, La Nuit je mens. Il était donc logique que j’aie très envie de découvrir son dernier, qui aborde un thème tabou, celui de l’alcoolisme féminin, lié au deuil…

Depuis la mort de son mari dans un accident de voiture, la narratrice, Betty, lit Sagan, écrit, et boit. Elle boit pour oublier les absents. Elle boit pour se souvenir du bonheur.

Ce roman, c’est l’intense et bouleversant portrait d’une femme mise K.O par la vie, par la mort : chaque perte que l’on subit nous rappelle toutes les autres, et on comprend très vite que si Betty est anéantie par la mort de son mari Simon, c’est aussi l’absence de sa mère qu’elle pleure, absence réveillée par la perte de l’homme qui était son pilier. Empreint de nostalgie et de douleur, le texte aborde ces thèmes essentiels que son la mémoire et l’oubli — le douloureux oubli : paradoxalement, l’alcool ici permet à la fois d’oublier et de ne pas oublier. Comment, alors, se relever de son passé quand tout semble ne plus avoir aucun sens ?

Un roman à la beauté sombre, habité par la violence à la fois dans l’écriture et dans les émotions, mais une violence qui est aussi cathartique : descendre au plus profond de la nuit pour pouvoir remonter vers la lumière. Descendre aux Enfers pour en revenir autre.

Et boire ma vie jusqu’à l’oubli
Cathy GALLIÈGUE
Emmanuelle Collas, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 20/6

La traversée de nos rêves, d’Andreea Badea : apprendre à vivre

Le mal du pays l’a saisi par surprise, comme dans un coupe-gorge. C’était le 25 décembre 1989. Il regardait les informations à la télévision de sa chambre sous les combles lorsqu’il a reconnu leurs visages sur l’écran. Ils ressemblaient à deux petits vieux au pied du mur, Elena, Nicolae, le jour du Jugement dernier. Le procès s’était tenu le matin même, dans une pièce sinistre et jaunâtre, à Târgoviste. Le couple Ceausescu se retrouvait isolé dans un coin ; une table et plusieurs chaises faisaient rempart. Les chefs d’accusation pleuvaient : crime contre le peuple roumain, génocide, obscurantisme. Par leur faute, les camarades avaient été affamés, tenus dans le froid et le noir. Andrei s’est souvenu.

Ce roman, c’est un peu une fierté pour moi : lors du premier Mazarine Book Day, j’avais eu un coup de cœur pour le projet d’Andreea (et j’étais assez confiante puisqu’à la fin de mon article sur cette journée, j’avais écrit : l’idée que peut-être un de mes coups de cœurs, dans quelques mois, et bien vous pourrez le lire parce qu’il sera devenu un livre, ça me met en joie), et j’ai été extrêmement heureuse d’apprendre que je n’avais pas été la seule à l’aimer, et qu’elle était lauréate de cette première édition. Il aura fallu attendre de longs mois, mais quel plaisir de tenir enfin ce roman entre mes mains ! Et quel roman !

Peu après leur rencontre à l’été 1986, qui leur a permis de nouer une profonde amitié, Andrei et Silvia, avides de liberté dans un pays dont le régime oppressif se durcit de jour en jour, sont obligés de fuir et, comme beaucoup, se réfugient à l’ouest. Pressés de vivre, ils sont pourtant très vite séparés, et chacun se retrouve seul dans cette nouvelle vie…

Un très bon premier roman qui, par sa construction narrative parfaitement maîtrisée, nous offre tout un pan d’Histoire à travers celle de ses deux héros, et l’évocation de la Roumanie sous et après Ceausescu est absolument passionnante et très instructive, d’autant qu’elle a éveillé chez moi des souvenirs à la fois vagues et précis de cette période, même si je ne comprenais pas ce qui se passait. J’ai beaucoup apprécié aussi l’aspect dialogique, autour de deux conceptions du monde et de ce qu’il faut faire pour le changer, Andrei et Silvia n’ayant pas les mêmes idées.

Mais au-delà de la grande histoire, c’est l’intime de ces deux êtres qui m’a touchée : l’exil, et les choix — ce que l’on fait de sa vie et qui est parfois en discordance avec ses désirs profonds, la volonté de prendre de nouveaux départs. L’idée, surtout, qu’il faut d’abord se trouver soi avant de pouvoir trouver l’autre et que les âmes-soeurs sont celles qui s’aident l’une l’autre à grandir, même si elles sont séparées. Et qu’elles finissent par se retrouver si elles savent s’attendre.

Bref : un très beau roman, et une nouvelle auteure à découvrir !

La Traversée de nos rêves
Andreea BADEA
Mazarine, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 19/6

La tête sous l’eau d’Olivier Adam : à la dérive

Mais ça, à moins d’avoir plus de quarante ans, personne n’en voyait l’intérêt. En tout cas pas Léa. Pour couronner le tout, le lycée était à une demi-heure en bus, il fallait passer Dinard puis traverser le barrage qui enjambait le bras de mer pour échouer dans un quartier pavillonnaire tout à fait mort de Saint-Malo, loin de la ville fortifiée, des remparts et des plages. Elle avait laissé à Paris tous ses amis, peut-être même son mec, si elle en avait un. Sans compter sa petite vie, qu’elle aimait par-dessus tout. Son lycée. Les cafés, les cinés, les concerts, ses librairies préférées, ses boutiques favorites. Bref, Léa était furieuse et aussi longtemps qu’elle a été parmi nous elle n’a pas cessé de tirer la gueule, ses écouteurs dans les oreilles en permanence, de parler aux parents comme à des chiens, de s’enfermer dans sa chambre et de passer son temps rivée à son portable et à ses anciennes copines via WhatsApp. A l’entendre, les parents avaient gâché sa vie.

Quelque temps après le déménagement de sa famille à proximité de Saint-Malo, déménagement qu’elle ne digère pas, Léa disparaît, plongeant sa famille dans le cauchemar. Mais lorsqu’elle est retrouvée quelques mois plus tard, ce n’est pas pour autant la fin de ce cauchemar.

Un très bon roman pour adolescents/jeunes adultes (ce que je n’avais d’ailleurs pas vu, sinon je ne l’aurais peut-être pas lu), dans lequel on retrouve ce que j’aime particulièrement chez Olivier Adam et en particulier ses « romans océaniques » : cette mélancolie, ces paysages états-d’âme avec leurs soubresauts et leurs violences, celles de la mer, des marées et des changements brutaux qu’elle imprime au paysage. Une véritable poésie de l’océan. L’histoire, en elle-même, n’est pas sans rappeler d’autres romans de l’auteur, en particulier bien sûr Je vais bien, ne t’en fais pas et sa tension insoutenable autour de la disparition d’un adolescent, mais aussi d’autres, avec ce thème obsédant du changement de vie : tout quitter pour recommencer ailleurs, au bord de l’océan, pour le meilleur et pour le pire…

La Tête sous l’eau
Olivier Adam
Robert Laffont, R, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 18/6

Le Peintre dévorant la femme, de Kamel Daoud : Amour, érotisme, cannibalisme

Si j’ai accepté, c’est pour une unique raison : l’érotisme est une clef dans ma vision du monde et de ma culture. Les religions sont l’autodafé des corps et j’aime, dans ce mouvement obscur de la dévoration érotique, la preuve absolue que l’on peut se passer des cieux, des livres et des temples. L’érotisme est la permanence de l’homme, la preuve que l’au-delà est un corps que l’on a sous la main et dans le ventre, ici et pas « après », que le sens du monde va dans celui de mes rencontres et que tout l’art est le souvenir d’un moment, la tension vers une bouche, une fente ou un Ailleurs. L’érotisme est une clef, depuis longtemps dans ma vie, pour comprendre mon univers, mes nœuds, les impasses meurtrières dans ma géographie, les violences qui me ciblent ou que je perpétue. Si les monothéismes en veulent si violemment à mon sexe, c’est qu’il est l’outil de mon salut, sans eux, dans le sens contraire de leurs vœux et lois. Il est ma fortune et mon mystère contrit. Je le creuse, il me creuse le ventre. Picasso est donc une halte dans ce voyage à travers les cieux des sens. Je vais l’interroger, me balader dans sa peau étendue comme un linge au vent, farfouiller dans son angoisse colorée. C’est une tempête figée sous verre, l’immobilisation d’un ébat. J’ai donc laissé le silence s’installer, j’ai effacé mes tablettes, j’ai mis de côté mes appréhensions et j’ai regardé ces toiles, une à une, comme s’il s’agissait de versets. 

La nouvelle collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock, dirigée par Alina Gurdiel, se propose, comme son nom l’indique, d’enfermer un écrivain dans un musée pendant une nuit, et de laisser l’imagination faire le reste. Kamel Daoud, que j’aime de plus en plus, est le premier à s’être livré à cet exercice qui doit être absolument passionnant.

Il passe donc la nuit au musée Picasso, à l’occasion de l’exposition 1932, année érotique : une nuit sacrée, au cours de laquelle il s’interroge sur son rapport au monde et à l’érotisme.

Il en ressort un texte à la fois bouleversant et lumineux : j’avais beaucoup aimé l’exposition, mais j’avais trouvé que l’érotisme n’était pas ce qu’il y avait de plus marquant (par rapport à l’ensemble de l’oeuvre de Picasso), mais en lisant ce récit je me suis dit que j’étais sans doute passée à côté de certaines choses. Il faut dire aussi que moi je n’étais pas toute seule, ce qui n’aide pas : la solitude, la nuit et l’ambiance particulière qu’elle crée, permettent une méditation profonde sur les choses. Déambulant au milieu des tableaux, Daoud s’explore lui-même, et fait de l’érotisme un mode d’être au monde, une clé pour le comprendre. Charnel, sensuel, résonnant, le récit, qui fait souvent écho avec tout ce qu’a pu écrire Georges Bataille sur le sujet, met en évidence l’aspect à la fois sombre et lumineux du désir : chasse, dévoration, le désir de l’autre est aussi le désir de se nourrir de l’autre. Chez Daoud, l’érotisme atteint une dimension sacrée, mythique, mystique.

Chemin faisant, il s’interroge bien sûr sur ce qui est au cœur de son oeuvre : les conceptions différentes qu’ont l’Orient et l’Occident contemporain du corps, de l’image, de la nudité, du sexe — des femmes, et imagine un terroriste qui voudrait frapper l’Occident en son coeur même, en s’attaquant à l’art.

Un texte donc d’une richesse et d’une profondeur incroyables, dont certains passages m’ont littéralement coupé le souffle (le chapitre sur la sieste amoureuse est sublime), un texte érotique et sur l’érotisme comme on voudrait en lire plus souvent.

Quant à moi, je n’ai pas pu m’empêcher de rêvasser sur ce fantasme ultime que serait passer une nuit toute seule, tranquille (j’ai souvent dit combien les autres visiteurs avaient tendance à me gâcher certaines visites) dans un musée. Si on me demandait, je choisirais le musée Gustave Moreau, parce que ce peintre est essentiel dans mon histoire (je dis ça au cas où).

Le Peintre dévorant la femme
Kamel DAOUD
Stock, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 15/6

Arthur et Paul, la déchirure de René Guitton : une invitation au voyage

Première rencontre, premier choc. Tous deux se reconnaissent en l’autre et comprennent que leur amour sera leur existence. Le bernard-l’ermite cherche un protecteur. Il se jette en Paul, se loge au plus profond de sa coquille, et la passion s’impose d’emblée comme une évidence. La fièvre s’empare d’eux, incontrôlable, les liens se resserrent comme des fils qu’on entrelace, et l’engrenage se met en marche. Défaillance, aliénation amoureuse, ou délicieuse perdition dans les émois du corps. L’ouragan lui remonte en pleine conscience malgré sa volonté de le murer.

L’endroit est situé derrière la Grand-Place de Bruxelles, à côté de l’hôtel Amigo, en face de la pâtisserie Dandoy, et on peut manger une gaufre en y projetant ses rêverie. L’hôtel n’existe plus, mais une plaque commémorative rappelle les faits :  « Ici s’élevait l’hôtel « A la ville de Courtrai » où, le 10 juillet 1873, Paul Verlaine blessa Arthur Rimbaud d’un coup de revolver ». C’est souvent ce fait divers que l’on retient de l’histoire, il en est le climax. Mais avant, et après ?

Deux poètes, deux génies, deux étoiles filantes qui se percutent violemment. Remontant aux source de leur enfance et de leur vocation, le roman nous raconte les destins de Paul (Verlaine) et Arthur (Rimbaud), ivres de poésie et d’amour.

Ce roman est une véritable invitation au voyage. A travers l’espace physique d’abord, entre Londres, Charleville, Mons, Bruxelles, Stuttgart, Paris, et tous les rêves d’ailleurs des deux protagonistes. A travers la poésie, puisqu’il est subtilement tissé de vers, et s’intéresse de près à ces liens magnifiques entre le poète et le voyant, avec une petite dose de mysticisme. Mais, surtout, il s’agit d’un voyage à travers deux âmes : leur amour, leur passion, comme une évidence qui les porte à la fois vers la lumière et vers l’ombre, quelque chose d’intense et de douloureux, une démesure, une chute ascensionnelle : grâce à l’autre (et c’est le propre de la passion amoureuse), chacun se dissout pour renaître. Comme l’absinthe dont ils s’enivrent, l’amour inspire, l’amour détruit.

Même si Rimbaud et Verlaine ne sont pas les poètes que j’admire le plus (moi à Baudelaire que je voue un culte, et c’est pour cela que je l’ai glissé dans le titre, mais ce n’est pas gratuitement puisqu’il a de toute façon une importance essentielle pour Arthur et Paul), j’ai avalé ce roman comme une douce liqueur inspirante, avec d’autant plus de plaisir et de joie qu’il est magnifiquement écrit !

Arthur et Paul, la déchirure
René GUITTON
Robert Laffont, 2018

     1% Rentrée littéraire 2018 – 16/6

La Purge, d’Arthur Nesnidal : l’enfer de l’hypokhâgne ?

Ces professeurs hérissés, écumants, rageurs, la craie au poing, la hargne aux lèvres, le costume en bataille, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des ignorances. Ils voulaient enseigner à ceux qui résistaient l’amour des belles-lettres et l’art dissertatif. Ils tonnaient, terribles, généreux, mais terribles, et repoussaient par mille petits reproches l’indolence féroce de leurs élèves ineptes. Ils réclamaient la fin des paresseux, la mort de l’inculture. Imposer le savoir au genre humain, vider nos crânes imbéciles de toutes leurs langueurs, telle était la mission qu’on leur avait confiée.

En cette rentrée littéraire, je lis peu de premiers romans : certains ont l’air excellent, mais je ne « vibre » pas à leur pensée, leurs thèmes ne me parlent pas (je suis déjà pénible dans mes choix habituellement, en ce moment c’est encore pire). J’ai fait une exception pour celui-ci, parce qu’il parlait des classes préparatoires littéraires, et que cela m’intéressait. Autant le dire tout de suite : j’aurais mieux fait de m’abstenir. Pour tout dire, le roman a failli passer par la fenêtre plusieurs fois. Mais n’anticipons pas.

Le roman commence dans une espèce de monde post-apocalyptique, où tout ce que nous connaissons semble avoir disparu. Le narrateur entreprend donc de raconter le temps passé, et en l’occurrence ses quelques semaines d’hypokhâgne.

Alors habituellement, j’essaie d’être bienveillante avec les premiers romans. Au pire, je n’en parle pas. Mais sur ce coup, j’ai estimé qu’il ne fallait pas pousser mémé dans les orties. En résumé, ce roman m’a mise hors de moi, sur la forme et sur le fond (et encore, je me suis calmée depuis que je l’ai fini).

Sur la forme, d’abord : le style est ampoulé, boursouflé, et l’auteur se regarde écrire sans tenir aucun compte du lecteur : il a passé dit-il 8h sur chaque page, et je me suis laissé dire qu’il aurait mieux valu ne pas, car certaines phrases sont tellement tarabiscotées, ont été tellement torturées dans tous les sens, qu’elles sont au final boiteuses voire incorrectes. En outre, plus grave : les règles élémentaires de la composition narrative veulent qu’on n’introduise rien dans un roman qui ne serve pas ; or, tout le point de départ post-apocalyptique, il ne sert strictement à rien, et à part quelques petites mentions ça et là, l’auteur n’en fait absolument rien. Mais admettons.

C’est le fond qui m’a mise en rogne. L’auteur affirme, dans certains entretiens, qu’il s’appuie sur son expérience personnelle. Sur le coup il m’a presque fait pitié, et je me suis dit qu’il avait vraiment très mal vécu son hypokhâgne, et que même si ce n’était pas une raison pour être aussi hargneux, écrire lui avait peut-être fait du bien : après tout, des gens qui ne sont pas fait pour ça, il y en a, et ce n’est pas grave. Sauf que tout de même, j’avais un doute, et j’ai fait ce qu’habituellement je tiens pour une atteinte à la littérature : j’ai fact-checké (c’est la mode). Et il se trouve qu’Arthur Nesnidal a passé trois ans en classes préparatoires, et que sauf s’il est masochiste, si cela avait vraiment été l’enfer qu’il décrit, il aurait laissé tomber avant, comme son personnage. Ma conclusion, c’est qu’il a loupé Normale, et qu’il en a conçu un tel dépit qu’il a entrepris de se venger sur tout le monde, et surtout sur ceux qui l’avaient eu. Ce n’est pas ça, la littérature. Mais jusque-là, admettons (vous voyez, j’ai essayé d’être bienveillante). En continuant à creuser, je suis tombée sur une phrase ou l’auteur disait que « les classes préparatoires étaient la purge des classes populaires ». Et là, mon sang n’a fait qu’un tour : je peux laisser passer la rage, la frustration, les maladresses, l’ego boursouflé et blessé. Pas l’idéologie nauséabonde anti-classes préparatoires.

Cette idéologie est fausse (à part peut-être dans les grandes prépas parisiennes, mais là il s’agit de Clermont-Ferrand…) et dangereuse : je commence à en avoir assez de ces gens qui, sous couvert d’égalité, enferment les classes populaires dans le déterminisme social en leur disant que de toute façon, ce n’est pas la peine d’essayer, ils n’en sortiront pas, et qu’au lieu de les aider à prendre de la hauteur, on veut rabaisser tout le monde. Je suis issue d’un milieu modeste, et tout ce que je suis aujourd’hui (enfin tout, peut-être pas, mais beaucoup) je le dois à mes années de classes préparatoires : si j’ai eu l’agreg, si j’ai fait une thèse, c’est grâce à ce que j’y ai appris, on ne m’a pas formatée, au contraire j’y ai appris à penser, et pour la première fois de ma vie les enseignants pouvaient me nourrir à ma faim. J’étais issue d’un milieu modeste, beaucoup de mes camarades étaient boursiers, d’autres de milieu aisé et cela n’a jamais fait aucune différence, ni pour les enseignants, ni pour nous : ce qui importait, c’était l’épanouissement intellectuel. Et que l’on ne me dise pas que c’était il y a 20 ans : les élèves de classes préparatoires, je les interroge toutes les semaines en khôlle, et la plupart, issus de milieux modestes, sont ravis d’être là, et n’ont absolument pas l’impression d’être ostracisés à cause des revenus de leurs parents : au contraire, ils savent que c’est difficile, qu’il faut beaucoup travailler, mais que s’ils s’en donnent les moyens ils y arriveront, qu’ils ne sont pas condamnés à la répétition sociale. Et les résultats le prouvent.

Tout le roman repose donc sur un mensonge, ce qui est le propre de la fiction, certes, mais surtout de la propagande idéologique : ici, on accuse les classes préparatoires de formater les esprits, de produire de l’uniforme, alors même que c’est l’idéologie égalitariste que prône le roman qui ne vise qu’à tous nous formater : tous au ras des pâquerettes. Si je ne peux pas courir le 100m aussi vite qu’Husain Bolt, alors je vais ralentir Husain Bolt.

(Et je passe sur la méchanceté de certains portraits, qui s’attaquent au physique et en particulier celui des femmes, bizarrement : pour le coup, je comprendrais que certains enseignants clairement identifiables portent plainte, la manière dont il les traite est tout simplement destructrice).

Bref, un roman qui porte bien son nom : une purge !

La Purge
Arthur NESNIDAL
Julliard, 2018

 1% Rentrée littéraire 2018 – 14/6