La Femme qui ment, d’Hervé Bel

La Femme qui ment, d'Hervé BelOn n’oublie jamais le premier soir, lorsque soudain ce qui était un rêve se réalise, ce moment qui commence, où l’autre est sacré, son odeur enivrante, et toutes ses paroles profondes, émouvantes. C’est l’acte fondateur, le début de l’épopée du couple. Bien après, et même lorsque sera fini, on aimera de temps en temps y songer, et même le raconter. 

J’ai bien failli passer à côté de ce roman de la rentrée littéraire, et franchement cela aurait été dommage, car c’est encore une fois, pour moi, une lecture qui est tombée à pic…

Sophie, 43 ans, est au bord du burn-out, prise en étau entre son travail qui l’étouffe, son couple qui s’essouffle à force qu’elle ne parvienne pas à tomber enceinte, et la pression sociale qui lui enjoint de faire semblant d’aller bien. Un jour, pour se protéger parce qu’elle n’a pas été très efficace sur un dossier, elle prétend être enceinte, mensonge qui va l’entraîner dans une spirale, et lui faire courir le risque de tout perdre.

Un magnifique roman, à la fois sombre et lumineux. L’intérêt ici est qu’il mêle les deux aspects de la vie d’une femme, le travail et la vie privée, parce que les deux sphères ne sont pas hermétiquement cloisonnées, et au contraire se nourrissent l’une de l’autre. Au travail, c’est l’impératif de la performance, la peur de ne pas être au niveau et de tout perdre, le refus de la faiblesse qui épuisent Sophie ; dans sa vie, c’est son désir de maternité non-assouvi, qui lui donne l’impression de ne pas être complète. Mais avec ce mensonge, qu’elle profère à son chef puis à son mari, ce sont les mêmes failles qui sont mises au jour, et l’auteur creuse ces failles, cherche dans le passé de Sophie (mais aussi de son mari Alain) les raisons qui l’ont poussée à agir, à faire des choix, dans sa vie amoureuse, dans sa vie professionnelle, des choix qui n’étaient pas forcément les bons. Nous avons tous nos failles, nos faiblesses, nos blessures. Vivre, c’est sinon les accepter et les guérir, du moins faire avec. Et aimer, c’est faire avec les failles de l’autre, qui souvent sont jumelles des nôtres : aimer, c’est rassembler nos faiblesses pour en faire une force pour avancer. Et pardonner. Et c’est pour ça que ce roman est si beau : parce qu’il est une très belle réflexion sur le couple et l’amour.

Un roman donc qui m’a profondément touchée, essentiellement parce que je me suis très souvent reconnue en Sophie, certaines erreurs de son passé et ses choix. Mais je crois qu’au-delà de ça, il pourra toucher beaucoup de monde, car il parle très bien des femmes, du corps, de l’amour, de la maternité et de la liberté !

La Femme qui ment
Hervé BEL
Les Escales, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 45/48
By Herisson

Un amour au long cours, de Jean-Sébastien Hongre

Un amour au long cours, de Jean-Sébastien HongreAnaïs et Franck forment un couple particulier, un cas à part. Tu es jeune, tu ne le sais pas encore, mais, comme disait Guitry, « l’amour, c’est des grands mots avant, des petits mots pendant, des gros mots après ». Pour résister à l’usure du temps, Franck et Anaïs tentent de s’en sortir en appliquant une dizaine d’articles de loi qui régissent leur couple et leur vie de faille. Mais c’est un vrai carcan, une frustration de tous les instants, une prison ! Et tout cela pour rester ensemble coûte que coûte. Hein Franck, tu l’aimes, ta prison ? m’a lancé Arnaud.

Comment un couple peut-il résister à l’usure du temps, à une époque où la plupart des relations amoureuses se terminent par une séparation ? C’est cette question épineuse que pose ce roman…

Franck et Anaïs sont ensemble depuis plus de vingt ans, ont deux enfants et malgré les années leur couple semble toujours aussi solide. Est-ce grâce à leur « constitution du couple », un ensemble de lois qu’ils ont affiché sur leur frigo et qui est supposé leur permettre de lutter contre la fatalité des séparations ? Suite à une discussion avec un ami, Franck décide, par le biais de lettres qu’ils s’écrivent sur l’ordinateur, de faire avec Anaïs le bilan et de confronter leurs vécus.

Il y a des livres et des films qui arrivent dans votre vie au moment où vous en avez besoin. D’autres tombent au contraire au mauvais moment, et celui-ci fait malheureusement partie de cette catégorie pour moi. Je suis restée totalement extérieure à cette lecture, qui m’a même, souvent, agacée : les règles de cette « constitution du couple » m’ont semblé soit relever du bon sens le plus élémentaire, soit au contraire être très moralisatrices, et c’est d’ailleurs ce que je reproche à l’ensemble, ces réflexions sur les couples qui se séparent parce qu’ils n’ont pas fait d’efforts, ou parce qu’ils ont fait passer leur bonheur avant leurs enfants, à cause de la liberté sexuelle, de certaines femmes qui ont fait certains choix de vie non conformes à la morale bourgeoise. Je caricature légèrement, mais au final j’ai trouvé ce roman assez déprimant, parce que j’ai eu l’impression que ces deux-là ne s’aimaient pas vraiment, ou plus, et qu’ils faisaient des efforts pour ne pas se séparer pour ne pas faire comme tout le monde.

L’intention de départ était louable et intéressante : interroger le couple, l’amour, les doutes, les difficultés du quotidien. Mais pour moi cette réflexion est tombée à plat.

Un amour au long cours
Jean-Sébastien HONGRE
Anne Carrière, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 44/48
By Herisson

Le Mal des ardents, de Frédéric Aribit

Le Mal des ardents, de Frédéric AribitCombien d’histoires commencent dans un métro bondé avec une femme que vous ne voyez pas arriver, qui se retrouve soudain à côté de vous, contre vous, à la faveur d’on ne sait quelle bousculade, quelle recomposition hasardeuse de la foule, quelle nouvelle phase de l’immense Tetris social réagençant, arrêt après arrêt, le groupuscule dont vous êtes, combien de ces histoires avec une belle brune habillée tout en noir et portant un grand sac en toile jeté sur son épaule qui vous enlève votre casque des oreilles sans rien dire, le pose sur sa tête, écoute la musique, celle de votre casque à vous sur sa tête à elle, pendant quelques secondes sans vous lâcher des yeux — question dans la question : combien de femmes avec des yeux pareils, un regard pareil, vers 19h12 un mardi pluvieux du mois d’avril ? —, puis vous remet le casque en place, vous embrasse aussi sec sur la bouche, oui je dis bien sur la bouche, combien — et combien avec de telles lèvres ? — pour rectifier ensuite une mèche de vos cheveux au-dessus de votre oreille gauche, vous regarder comme on n’ose plus regarder, vous sourire comme on ne sait plus sourire avant de vous laisser coi, interloqué, planté là comme un abruti au milieu des autres voyageurs lorsqu’à République — bon sang, et combien de femmes brunes à République avec des chaussures noires et un sac en toile d’où dépasse une demi-baguette de pain, combien ? — elle descend tout à trac sans que vous ayez eu le temps de réagir ?

Les histoires naissent parfois de manière bizarre dans l’esprit d’un romancier. Celle-ci est née d’un sujet de TPE sur lequel Frédéric Aribit a ensuite tricoté une très belle histoire d’amour et d’art.

Lou surgit dans la vie du narrateur comme un cyclone qui renverse tout sur son passage. Exaltée, elle vit la vie avec passion, comme une aventure unique où l’art occupe la place centrale : musicienne, mais aussi un peu peintre, elle se donne entièrement. Mais cette exaltation ne laisse pas d’être inquiétante…

Voilà vraiment un très beau roman, imprégné de littérature, de poésie et de musique, qui nous offre à la fois une histoire d’amour fiévreuse et passionnée, extrêmement sensuelle, où éros et thanatos s’affrontent encore une fois, et une réflexion sur la possession, l’enthousiasme, ce « feu sacré » qui s’empare de certains : le « mal des ardents » que l’on appelle aussi ergotisme est une maladie provoquée par l’ergot du seigle ou d’autres céréales, et qui provoque des troubles parfois similaires à ceux de drogues comme le LSD ; mais il est aussi, finalement, métaphore de la création artistique la plus authentique, celle à laquelle s’abandonne totalement l’artiste, jusqu’à une certaine forme de folie. Tout cela donne un roman riche, intrigant et terriblement émouvant, souvent poétique, et très instructif car construit sur des recherches précises sur la maladie, mais aussi sur saint Antoine et l’art.

Bref, à lire !

Le Mal des Ardents
Frédéric ARIBIT
Belfond, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 42/42
By Herisson

Les Anciennes Nuits, de Niroz Malek

Les Anciennes Nuits, de Niroz MalekNe croyez pas que je plaisante avec vous, reprit-il. Je vous dis la vérité. Le meilleur moyen pour un écrivain d’évacuer l’angoisse est l’écriture. Ecrivez chaque nuit sans avoir un sujet précis, ne vous posez pas de question sur quoi écrire. Ne dites pas : j’attends l’inspiration, elle finira par me tomber dessus… Ecrivez, écrivez, un point c’est tout.

Pour suivons notre tour du monde, et faisons aujourd’hui une escale littéraire en Syrie, plus précisément à Alep, où nous invite Niroz Malek avec ce roman qui réécrit les Contes des Mille et une Nuits.

Malade du coeur, le narrateur, écrivain, se voit proposer par son médecin un curieux remède : passer la nuit à écrire, à raconter des histoires pour sauver sa vie.

Curieux roman que celui-ci, très onirique, dont l’hypotexte des contes se signale à la fois par la structure, puisqu’il écrit chaque nuit un bout d’histoire pour sauver sa vie, mais aussi par les histoires elles-mêmes : on croise, au détour d’une page, Aladin et sa lampe, Shéhérazade et Shahryar, ainsi que nombre de Djinns. Les récits sont enchâssés parfois jusqu’au vertige, et la frontière entre le réel et le fictif, le passé et le présent, s’efface : ce qui nous est montré, ce n’est pas la Syrie actuelle, les événements tragiques qui la secouent actuellement sont parfois perceptible mais métaphoriquement ; c’est plutôt comme si le temps des contes, celui des sultans et des califes, était comme réactualisé, transposé dans un univers contemporain, celui du narrateur, qui vit d’étranges aventures où le sultan le convoque régulièrement pour lui demander conseil. Cela donne finalement quelque chose de très poétique, souvent sensuel, qui interroge de manière détournée le pouvoir politique mais aussi, bien sûr, l’écriture et la fiction.

Un très beau roman donc, original et profond : toutes les histoires insérées ne se valent pas, mais l’ensemble est vraiment très réussi et mérite d’être découvert !

Les Anciennes Nuits
Niroz MALEK
Traduit de l’arabe (Syrie) par Fawaz Hussain
Le Serpent à plumes, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 41/42
By Herisson

De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles, de Jean-Michel Guenassia

De l'influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles, de Jean-Michel GuenassiaMoi, je me plais dissimulé dans le clair-obscur. Ou perché tout en haut, comme un équilibriste au-dessus du vide. Je refuse de choisir mon camp, je préfère le danger de la frontière. Apparemment, ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre. Si un soir vous me croisez dans le métro ou dans un bar, vous allez obligatoirement me dévisager, avec embarras, probablement cela vous troublera, et LA question viendra vous tarauder : est-ce un homme ou une femme ? 

J’avais beaucoup aimé le dernier roman de Jean-Michel Guenassia, La Valse des arbres et du cielet c’est donc en toute logique que j’ai eu envie de lire celui-ci, intriguée par le titre…

Paul est lesbien. Androgyne dans son apparence, il ne connaît pas son père et a été élevé au milieu des femmes, entre sa mère Léna, un drôle de numéro pour tout dire, et sa compagne Stella. Lui-même est exclusivement attiré par les femmes, mais pas n’importe lesquelles : les femmes qui aiment les femmes.

Le roman, plein de tendresse, questionne des sujets passionnants : les familles homoparentales, l’identité sexuelle complexe et dont le spectre est beaucoup plus large que la binarité à laquelle le sujet renvoie souvent, transgenre/cisgenre, homosexuel/hétérosexuel/bisexuel. Il y a aussi une intéressante inversion des normes, avec le personnage de Léna qui réagit à l’hétérosexualité de son fils comme beaucoup réagissent lorsqu’ils apprennent l’homosexualité du leur : mal. Le roman se lit donc plutôt avec plaisir. Mais, pour autant, j’ai pas mal de réserves : d’abord j’ai eu du mal avec tout l’aspect « psychanalyse de comptoir », qui m’a laissée perplexe. Surtout, le roman veut embrasser trop de thématiques, et l’histoire finit par devenir à la fois embrouillée et caricaturale, on sent les grosses ficelles, et au final, on n’y croit guère. Le sujet était donc éminemment intéressant, mais cela aboutit à un roman pas mauvais, mais moyen, duquel je pense il ne me restera très vite rien. Dommage…

De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles
Jean-Michel GUENASSIA
Albin Michel, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 40/42
By Herisson

Le vivarium de Palindromes, de Jacques Perry-Salkow

Le vivarium de Palindromes, de Jacques Perry-SalkowLe moment est venu, lecteur. Tu as emporté cet opuscule que tu as préféré à UBU d’Alfred Jarry, longé au RADAR la rivière ADDA, regardé filer un KAYAK et acheté du XANAX, à tout hasard. Je t’invite maintenant dans mon cabinet de curiosités. Nous boirons un café, un CRU TURC, sur la terrasse, tout l’AVAL des eaux à nos pieds. Il fait si bon ce soir, ami.
Ma collection de palindromes t’intéressera, j’en suis sûr. J’ai les plus prodigieux serpents à deux têtes DU SUD, tu sais. Tu pourras les écouter RESSASSER. Peut-être me diras-tu : « Cela n’a ni queue ni tête ». Tu verras qu’au contraire tout y est à la fois tête et queue.

Je ne sais plus qui, je ne sais plus où, a parlé de ce recueil, et j’ai eu immédiatement envie de le découvrir, fascinée que je suis toujours par les expériences linguistiques, anagrammes, calembours et, donc, palindromes, ces phrases ou bouts de phrases qui se lisent dans les deux sens, de droite à gauche et de gauche à droite.

Jacques Perry-Salkow nous invite donc à le suivre dans une visite guidée de son vivarium, cabinet de curiosité où il collectionne ces curieux spécimens que sont ces serpents à deux têtes que l’on appelle palindromes : le vestibule, les quatre salles (avec au milieu le restaurant) pour finir, évidemment, pour revenir au vestibule.

Cet exercice de style totalement oulipien est évidemment savoureux : sorcellerie évocatoire (et c’est pour cela que je classe l’ouvrage dans la catégorie « poésie »), chaque palindrome fait jaillir un sens dont l’auteur s’amuse, car il ne s’agit pas juste d’une anthologie, mais aussi d’une réflexion sur l’objet même. Et on ne peut qu’être admiratif de l’habileté qu’il y a à produire ces énoncés en miroir, et qu’ils aient du sens. Difficile d’en dire plus sans le déflorer, mais c’est vraiment un ouvrage dans lequel grapiller. L’ouvrir, lire un ou deux palindromes, et se laisser emporter…

Le vivarium de palindromes
Jacques PERRY-SALKOW
Fayard, 2017

 1% Rentrée littéraire 2017 — 39/42
By Herisson

Un certain M. Piekielny, de François-Henri Désérable

Or ce n’est pas toujours le cas, en tout cas pas souvent, pour ainsi dire jamais. Mais après tout, s’il plaît à l’écrivain de penser qu’en ce domaine il est bel est bien tout-puissant, que rien n’est à l’oeuvre sinon sa seule volonté, pure, inaltérable, dénuée de contraintes, au nom de quoi viendrait-on lui ôter ce plaisir ? Pourquoi ne pas le laisser se bercer d’illusions ? Faut-il vraiment lui dire qu’en vérité c’est le sujet qui le choisit, bien plus qu’il ne choisit son sujet ? Des événements hétéroclites, en apparence anodins et dont la logique lui échappe, se succèdent dans un désordre trompeur ; peu à peu, voilà qu’ils s’agencent parfaitement, qu’ils font sens ; l’idée germe, chemine et l’écrivain, frappé par l’évidence, se frappe le front, eurêka, il tient son sujet ; le livre est là, il peut déjà le lire en esprit : il n’y a plus qu’à l’écrire.

Je tournicotais autour de ce roman depuis sa sortie, parce que j’étais intriguée par le sujet, parce qu’il était sur toutes les premières listes des prix littéraires, parce que l’auteur est charmant et qu’il a une belle bibliothèque (que l’on peut voir ici) et beaucoup d’humour, et qu’il incarne cette nouvelle génération d’écrivains qui attise ma curiosité. Autant de bonnes raisons donc de me plonger dans son troisième roman.

C’est suite à un enchaînement assez improbable d’événements que le narrateur se retrouve à Vilnius devant le 18 rue Jono Basanavičiaus, anciennement 16 rue Grande-Pohulanka, là où vécut Romain Gary enfant, comme il le raconte dans La Promesse de l’Aube. Et là, soudain, surgit à son esprit une phrase tirée du livre : Au n°16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny. Et notre narrateur y voit le signe, lié à son amour pour le texte de Gary, qu’il doit mener l’enquête sur ce M. Piekielny à qui Gary avait promis de citer son nom devant tous les grands du monde qu’il rencontrerait, et de le sortir de l’oubli.

Un roman magistral, qui propulse François-Henri Désérable dans mes auteurs chouchous (ses deux premiers romans ne manqueront donc pas d’apparaître bientôt par ici) : s’il y a chez lui, de manière assez évidente, quelque chose d’Emmanuel Carrère dans cette manière de mener l’enquête tout en se mettant en scène, quelque chose aussi de Jaenada (en plus condensé), il le fait de façon très personnelle, sur un fil entre l’humour et le tragique. Le roman est très drôle — frais, primesautier, Désérable y cabotine de jeux de mots en clins d’oeils désopilants, mais il sait aussi être tragique, poignant, et arracher des larmes.

C’est surtout un roman qui interroge la littérature, ce que c’est que d’être écrivain, et les rapports entre la fiction et le réel. Car il y a bien, ici, vertige référentiel, sorte de complexe de Victor Bérard (et on en arrive à Duroy, autre référence éminente, pour l’explication de cette pathologie) mais rendu encore plus complexe si j’ose dire par le rapport assez particulier qu’entretenait Gary à la fiction et au réel : cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée,  dit Boris Vian, et ce pourrait être la devise de Gary, roi de la mystification et du pipeau. Désérable se lance donc à la recherche d’un personnage cité dans La Promesse de l’Aube, texte autobiographique mais dont on sait bien qu’il est aussi très romancé. Alors, ce M. Piekielny, a-t-il existé, ou non ? Et si, finalement, l’enjeu n’était pas là ? Avec habileté, Désérable se glisse dans les silences du texte de Gary et, faute d’éléments factuels, il romance, il invente, maniant les carabistouilles avec autant de virtuosité que Gary, si bien qu’on ne sait plus là non plus où est le vrai et où est le faux, et finalement poursuit la tâche que s’était assignée Gary : empêcher qu’il ne tombe dans l’oubli, ce monsieur Piekielny, en parlant de lui. L’écriture se fait lutte contre la damnatio memoriae. Piekielny existe, à partir du moment où on le nomme, et peu importe finalement qu’il ait vécu au n°16 de la rue Grande-Pohulanka ou qu’il soit un symbole de ces inconnus oubliés, ceux qui n’ont pas fait l’histoire et sont tombés anonymes victimes de la barbarie, peu importe que Gary lui ait promis de le nommer devant tous ceux qu’il rencontrerait, ou si prononcer ce nom au sens vertigineusement symbolique, c’est dire à travers lui le Kaddish de toutes les victimes du nazisme. Peu importe que Gary l’ait inventé ou non : il existe. Peu importe que Désérable en ait retrouvé trace ou non : il existe.

Ce roman est donc un coup de coeur, parce qu’il a fait écho en moi, parce qu’il traite de thèmes essentiels et qu’il les traite bien. Et à mon avis, on n’a pas fini d’entendre parler de François-Henri Désérable, car il montre là qu’il est un auteur de très grand talent !

Un certain M. Piekielny
François-Henri DÉSÉRABLE
Gallimard, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 38/42
By Herisson