Cent voyages, de Saïdeh Pakravan : la fuyante

même les plus ingrats aligneurs de mots voués à l’oubli ont parfois une trouvaille de style ou possèdent des trucs de métier, de sorte que tel piéton tournant à tel coin de rue crée en nous une tension, l’attente de la suite. Ou qu’une héroïne marque devant un portail une pause qui éclairera d’un jour nouveau des événements jusque-là disparates. L’histoire se tiendra. Par contre, ici,  devant une vie, on peut se poser la question. L’enchaînement est-il logique qui d’Henri m’a conduite à partir, encore une fois (moi qui ne cherche même pas d’excuses pour le faire), puis qui m’a apporté Myriam, un être minuscule qui, telle une buée, une vapeur ô combien irisée, s’est étendu jusqu’à remplir l’espace infini autour de moi aussi bien que les espaces intérieurs plus abstraits, pour repartir d’un coup et me mener plus loin, vers Daniel ? Faut-il voir ou même chercher là une logique, une narration bien structurée ?  

Une de mes grandes interrogations existentielles du moment, c’est de savoir si nos vie ont du sens, et si chaque événement ont une raison d’être. Je sais, c’est un peu la question que se pose toute l’humanité, depuis la nuit des temps. Bref, c’est aussi une des questions que se pose la narratrice de ce roman.

Garance est à un tournant de sa vie, et effectue un voyage intérieur dans son passé, ponctué de voyages géographiques qui apparaissent comme autant de fuites. Sa mère française et son père iranien avec qui elle n’a aucun lien d’attachement, pas plus d’ailleurs qu’avec sa sœur ; ses égarements sentimentaux avec des hommes auxquels elle ne semble pas très attachée non plus ; et sa petite fille Myriam, seul être important et qui lui a été arrachée. Une vie comme toutes les vies : les expériences, les deuils, les blessures dont on ne peut guérir. Alors, cela a-t-il du sens ?

Cela donne un très beau roman roman, très poétique, une invitation au voyage tant physique que poétique, finalement assez triste et mélancolique, et sur lequel on a le sentiment de ne pas avoir de prise tant la narratrice semble errer dans la vie comme un fantôme, comme une étrangère à tout, fuyante et ne s’attachant pas, toujours sur le départ, jamais ancrée quelque part puisque son seul ancrage lui a été repris : elle tourne les pages de sa vie presque comme si ce n’était pas sa vie. On se pose beaucoup de questions, et comme dans la vie, on n’a guère de réponses : il ne s’agit même pas d’une introspection, car jusqu’au bout Garance conserve ce noyau de mystère insondable.

Très beau et poétique donc, et très déconcertant !

Cent voyages
Saïdeh PAKRAVAN
Belfond, 2019

Partiellement nuageux, d’Antoine Choplin : histoire et mémoire

C’était bien Paulina sur le mur. Sûr que c’était elle. Même si, de plus en plus souvent, il m’arrivait d’en douter. A force de l’observer, son image vivante finissait par se déliter et n’être plus rien d’autre qu’une pièce infime de ce foutu puzzle. Alors je la perdais pour de bon et ça me faisait comme un tour de vis dans le ventre. En fait, ce mur me déprimait. Ce mur, ce musée, tout ce bastringue.
Alors voilà. Cette fois, c’était bien fini, je m’étais dit. J’y remettrais plus les pieds.

Le plaisir de retrouver Antoine Choplin, dont j’avais découvert l’écriture avec son dernier roman, Quelques jours dans la vie de Tomas Kusarqui m’avait charmée. Après  la Tchécoslovaquie communiste luttant pour se libérer du joug, il nous entraîne cette fois dans le Chili post-Pinochet, encore marqué par les stigmates de la dictature.

Ernesto, le narrateur, est astronome et travaille sur la tarentule, une nébuleuse située dans le grand nuage de Magellan. Pour une question de subvention pour son télescope, il quitte Quidico, un lieu isolé isolé en territoire mapuche, pour un court séjour à Santiago. Alors qu’il s’était promis de ne plus y mettre les pieds, ses pas le portent malgré lui au musée de la Mémoire, devant le mur des disparus, où il voit pour la première fois Ema, elle aussi hantée par le passé…

Tout fait sens dans ce roman, et j’ai, je l’avoue, vacillé en tombant dès les premières pages sur la figure de la tarentule, qui hantait déjà le roman que je venais de refermer : tarentule, tarentelle, danse cathartique permettant de guérir un malade souffrant d’une morsure d’araignée. Et c’est bien de catharsis dont il s’agit ici : purger le passé, guérir la morsure de l’araignée dictature qui pèse sur les êtres encore des années après. Comment ? En se plongeant dans la poésie du monde, celle du désert et de l’océan, celle du cosmos, celle de la sagesse des Indiens qui dressent des totems face à l’île aux morts pour ne pas oublier leurs disparus sans être oppressés par eux. En se plongeant en soi, dans sa grotte, pour écrire de la poésie et dessiner des oiseaux. En dansant. En aimant, à nouveau…

Un très beau roman, plein de grâce malgré le sujet, plein de vie, très délicat, et d’un très bel optimisme !

Partiellement nuageux
Antoine CHOPLIN
La fosse aux ours, 2019

Nous ne sommes pas de mauvaises filles, de Valérie Nimal : affronter la mère araignée

Le visage de la lune me nargue. Bientôt je redeviendrai l’enfant fébrile, redoutant l’humeur noire maternelle, prête à exploser. Longtemps j’ai subi les cycles de sa dépression, à leur point d’orgue sous la pleine lune. Crises d’angoisse, séquences drolatiques où chaque chose est répétée maintes fois, mascara dégoulinant sous les yeux, rouge à lèvres qui déborde, mèches tourmentées, appels à l’aide, menaces de suicide par courrier. « Personne ne m’aime, je dois partir, vous n’aurez rien. » Trouver la lumière, tout boucler, revenir, elle débitait de folles paroles, nous ne valions rien, ne faisions rien pour l’aider, elle pleurait, gémissait. Complainte d’une louve désespérée levant la tête vers l’astre jaune.

On va encore me dire que je suis monomaniaque et que lorsque j’ai un truc en tête il n’y a pas moyen de l’en sortir, mais voilà encore un roman, le premier de son auteure, que j’ai lu à travers le prisme de Femmes qui courent avec les loups : une histoire de féminin abîmé et à guérir. Cela dit, le roman étant lui-même tissé (et c’est le cas de le dire) de symboles et motifs archétypaux, je ne crois pas surinterpréter.

Suite à la troisième tentative de suicide de sa mère, à laquelle elle décide de ne plus parler pour se préserver, Maud replonge dans ses souvenirs d’enfance avec cette femme pour le moins particulière. Une enfance instable. Comment, avec une telle mère, se construire ?

Encore une fois, donc, une histoire de féminin abîmé : comment se construire en tant que femme quand le modèle maternel, instable, ne cesse de tanguer, ne guide pas, ne parvient pas à s’ancrer, trop clivée, prise dans des cycles de maniaco-dépression et navigant entre plusieurs hommes ? Si la première partie du roman constitue une traversée de la forêt de l’enfance et des souvenirs à l’aide des carnets intimes pour faire surgir les blessures enfouies, la deuxième partie, encore plus symbolique, est une exploration de la maison maternelle : descendre au plus profond, dans la cave, pour affronter enfin la mère araignée et se libérer de sa toile. Malgré tout, il en ressort un amour infini pour cette mère (dont l’enfance étouffée par la figure paternelle aurait pu être un tout petit peu plus creusée, je pense) pourtant terrifiante et dévorante. Mais pour avancer, il faut aussi, parfois, couper les liens…

Un très beau premier roman, très touchant, parfaitement maîtrisé à la fois sur le plan narratif et sur le plan symbolique : un travail en profondeur sur les mythes (et notamment la mythologie égyptienne) et les schèmes psychanalytiques, sans pour autant être lourd et démonstratif. Très prometteur !

Nous ne sommes pas de mauvaises filles
Valérie NIMAL
Anne Carrière, 2019

 

Bon genre, d’Ines Benaroya : l’élan vers soi

Elle pense qu’il est comme les autres, qu’il ne la voit pas, parce qu’elle non plus n’a rien de remarquable, du moins c’est ce qu’elle croit, rien qu’une femme qui fait de son mieux, maman, épouse, collègue, fille, sœur, copine, cousine, voisine, douce, forte, féminine, masculine, autonome, ni soumise ni casse-couilles, intello mais pas trop, mince mais pas maigre, grande gueule pas énervée, sous contrôle permanent, elle n’en peut plus mais ne le sait pas encore. 

Il se trouve que le « hasard » a fait que j’ai lu ce roman en même temps que Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola-Estés, et que j’ai trouvé cette synchronicité merveilleuse tant ce roman, le troisième d’Ines Benaroya, illustre à la perfection ce retour à la femme sauvage trop longtemps muselée. Peut-être que je surinterprète et que mon angle de perception sur ce roman est un peu biaisé, mais pourtant, tout concorde…

Claude n’est pas heureuse, elle étouffe dans sa vie, mais n’en a pas encore conscience. Elle a un mari, une fille, un poste à responsabilités auquel peu de femmes accèdent, elle est séduisante, bref, « tout pour être heureuse » comme on dit, et pourtant elle est éteinte, jusqu’au jour où la pulsion de vie trop longtemps enfouie reprend le dessus. Sous la forme d’une pulsion sexuelle : elle a tout le temps envie de baiser, et s’invente un personnage pour assouvir ses envies. Mais ce n’est pourtant pas ça qu’elle cherche…

Le roman prend pour point de départ ce moment dans la vie de beaucoup de gens où tout bascule, quand on se rend compte qu’on ne peut plus continuer à faire semblant, à se museler, quand ça se met à trembler, à tanguer, à vaciller : l’âme, affamée, se met à se nourrir de n’importe quoi. Les secrets du passé qui empoisonnaient le présent resurgissent, l’enfance, la rage. Alors, il faut prendre des risques, s’arracher à soi-même, traverser la forêt, se déterritorialiser, enlever des couches de faux-semblants, se dépouiller, larguer les amarres et se laisser porter pour pouvoir se retrouver soi, et le sens de sa vie.

C’est le roman initiatique d’une femme au milieu de sa vie, qui se rend compte qu’elle a pris un mauvais chemin, et qui découvre enfin ce que c’est que de vivre pleinement !

Bon genre
Ines BENAROYA
Fayard, 2019

Lettres à Joséphine, de Nicolas Rey : l’amour inguérissable

Qu’est-ce que je faisais avant de te rencontrer ? Qui j’étais ? Je suis incapable de m’en souvenir. J’ai la sensation que j’ai commencé à vivre la première fois où je t’ai vue. Avant, il n’y avait rien. 
Avant, j’attendais juste que tu arrives. Je me rappelle de chaque minute de ces cinq dernières années. Mais je suis incapable d’évoquer les quarante années précédentes. En revanche, je me souviens de tous les trains que nous avons pris, de tous les dîners que nous avons partagés, de toutes les villes que nous avons visitées. J’ai la sensation que, dans une vie, on n’existe qu’une seule fois. Et pas toujours très longtemps. Moi, j’aurai vécu cinq ans. Le temps de notre histoire et ce n’est déjà pas si mal. 

A une exception notable près, j’ai aimé tout ce que j’ai lu de Nicolas Rey : il me touche, par sa sensibilité extrême et la manière dont il met avec la plus grande sincérité ses tripes (pour ne pas dire autre chose) sur la table. Il me touche aussi par la place qu’il donne à l’amour dans sa vie et donc dans ses romans. Son dernier le montrait en sursis avec Joséphine : cette fois, c’est définitivement terminé…

Joséphine n’aime plus Nicolas. Elle en aime un autre. Mais il en faudrait plus pour que lui cesse de l’aimer. Rien ne pourrait faire qu’il ne l’aime plus. Alors il lui écrit, et ressasse leurs cinq années d’amour, refusant de faire le deuil de l’amour, refusant de guérir.

Evidemment, le thème de la rupture amoureuse et de l’impossible deuil est un marronnier de la littérature, et le procédé de la lettre, prétexte à se parler à soi-même et à maintenir un dialogue avec l’autre plus que véritable échange épistolaire n’est pas nouveau non plus : je ne sais pas si c’est parce que je suis en train de l’étudier, mais cela m’a fait penser par moments à Laissez-moi de Marcelle Sauvageot. De loin néanmoins, car Nicolas Rey reste Nicolas Rey, et le texte alterne le charnel, cru, sauvage (on pourrait même aller jusqu’à pornographique), et un romantisme désarmant qui atteint parfois la poésie pure. L’Amour dans sa plus sincère expression.

Ce texte m’a littéralement déchiré le cœur…

Lettres à Joséphine
Nicolas REY
Au Diable Vauvert, 2019

Foulques, de Véronique Boulais : les solitudes qui se côtoient

Ai-je vraiment choisi mes amis ? J’ai plutôt l’impression que le hasard les a réunis autour de moi, ils sont les témoins des différents lieux que j’ai fréquentés au cours de ma vie : amis d’école, d’université, de travail, ils attestent que je n’ai pas seulement rêvé ces grandes étapes. Mais le hasard aurait pu m’en donner d’autres. Ma vie se présenterait différemment. Son horizon ne serait pas le même.

Je ne sais pas trop ce qui m’a poussée vers ce premier roman…

C’est l’histoire d’une amitié, si l’on peut dire, en tout cas une amitié particulière entre la narratrice, une femme pas très heureuse dans sa vie, entre un métier qui n’est pas fait pour elle et ses échecs amoureux à répétition (elle n’arrive pas à oublier son dernier amour), et Foulques, un excentrique désargenté qui devient richissime et un peu obsessionnel sur les bords…

Un roman à de nombreux égards initiatique, dont le personnage central n’est pas la narratrice, qui n’est finalement qu’un regard, mais bien Foulques, un drôle de zèbre qui entretient autour de lui non un réseau d’amis, mais une cour, qu’il emmène en voyage tous frais payés. C’est à la fois drôle, parce que ce personnage, mélange d’Oblomov et de Des Esseintes, est tout de même bien curieux dans ses manies, et désespérant : une vie inimitable dans des palaces, certes, mais surtout une vie triste, vide, ou plutôt pleine de divertissements inessentiels pour ne pas faire face à la vérité. Il n’est pas question d’amitié, ici, mais bel et bien de solitudes qui se côtoient.

C’est donc un bon premier roman, original est bien mené, mais sur lequel j’avoue ne pas avoir grand chose à dire malgré ses qualités (il n’a pas touché de « noeud » chez moi, mais ce n’est pas sa faute) !

Foulques
Véronique BOULAIS
Lattès, 2019

Parce que les tatouages sont notre histoire, d’Heloïse Guay de Bellissen : la mémoire dans la peau

Le corps, un livre non écrit mais qui ne demande que ça. L’écriture c’est une histoire intérieure imprimée. En nous, elle mord et se défend de le faire. Elle marque, cogne, gifle, parfois caresse. Une épitaphe joyeuse inscrite en dedans à qui on donne la vie, qu’on sort de la tombe. Ecriture et tatouage, ensemble : des gestes premiers et indélébiles, qui réveillent des peaux qui avaient cessé de vivre. Le tatoué et le regardeur, l’écrivain et le lecteur. Se faire dessiner le corps c’est muter et devenir un personnage, se « fictionner ». 

L’année dernière j’ai beaucoup lu sur les tatouages, leur histoire, leur signification. Et au fil de mes lectures (et de mes questionnements sur moi) il m’est venu comme une évidence que je devais m’en faire un. Ce n’est pas de l’ordre d’une envie esthétique (et d’ailleurs, il n’est pas prévu pour se voir), mais de la nécessité ontologique. Comme un rite de passage, la conclusion d’une métamorphose. J’ai le motif, j’ai l’emplacement, j’ai même le salon et la tatoueuse (que je n’ai pas contacté, mais c’est un détail), il ne me manque plus que l’impulsion, le déclic : le moment où je saurai que c’est, justement, le moment. Alors, bien sûr, j’avais très envies de lire ce qu’Héloïse Guay de Bellissen, elle-même de multiples fois tatouée et mariée à un tatoueur, avait à dire sur le sujet.

Pour l’auteure, le tatouage est une forme d’écriture, et dans le texte elle se désigne comme « la femme livre » : marque indélébile sur le corps, fait d’encre, il raconte une histoire, notre histoire. Le récit mélange et alterne des sortes de méditations sur le sujet, des témoignages personnels, et des expériences de tatoués d’hier et d’aujourd’hui, des gens qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas les mêmes histoires mais qui ont pourtant quelque chose de commun.

Ce récit a fait trembler quelque chose en moi. Charnel, corporel, vital, il est animé d’une véritable pulsation, voire pulsion de vie, à la fois très poétique et presque animal. In-carné. Ici, le tatouage, bien sûr, n’est pas un ornement, un effet de mode : il retrouve son sens premier de rituel, de signifiant. On se fait tatouer pour s’appartenir, s’aimer, se réconcilier, marquer un moment, passer une étape, exorciser, s’affranchir. Les histoires de ceux qui passent dans le salon de son marié, liés par l’esprit à d’autres personnages du passé, sont différentes, mais souvent profondément émouvante. Le tatoueur n’est pas seulement un artiste : il est aussi une sorte d’accoucheur d’âmes.

Le tatouage, c’est un voyage vers soi, et à chaque fois, il se passe quelque chose. Il nous raconte. C’est ainsi, en tout cas, que je le conçois, comme l’auteure.

Parce que les tatouages sont notre histoire
Héloïse GUAY DE BELLISSEN
Robert Laffont, 2019