Deux cigarettes dans le noir, de Julien Dufresne-Lamy

Deux cigarettes dans le noirJe le regarde recroquevillé dans sa bulle, il est à peine vrai. Une petite bouche plissée, un front festonné d’ombre, une peau fine. C’est un garçon, mais ça ne se voit pas. Je n’aurai pas à lui démêler les noeuds plus tard ni à lui acheter du maquillage, c’est du win-win cette histoire. En le dévisageant, je découvre son visage devant mes yeux, trait après trait. Cela me frappe brutalement, sa figure, sa silhouette en reconstitution, je revois cette femme à cigarette qui traverse devant moi. Sa nuque à terre dans le rétroviseur. Tous ces longs cheveux gris étalés sur la route.
Date de naissance : 30 juin.
Je viens d’être mère et assassin.

Un très beau titre pour un roman qui nous parle de danse, de corps, de maternité.

La nuit de son accouchement, Clémentine se rend seule à la maternité, au volant de sa voiture. Aveuglée par la douleur, elle percute une silhouette, et continue son chemin. Ce n’est que quelques jours plus tard, de retour chez elle avec son petit garçon, qu’elle apprend la mort de Pina Baush — et même si les journaux disent qu’elle est morte d’un cancer généralisé, Clémentine en est certaine : c’est elle qu’elle a renversée. Pina Baush, Clémentine n’en avait jamais entendu parler, mais elle devient son obsession.

Avec beaucoup d’aisance, Julien Dufresne-Lamy se glisse dans la peau d’une femme pour interroger la maternité, qui a ici quelque chose de très animal et instinctif, le corps, la danse — la liberté d’être. Portrait-hommage à Pina Baush, mâtiné d’un peu de thriller, le roman multiplie les interrogations autour d’un point de départ qui peut sembler paradoxal, donner la mort en donnant la vie, mais qui finalement nous ramène à ces deux pôles essentiels de la psyché humaine : pulsion de vie, pulsion de mort, eros, thanatos. Les pages se tournent, Clémentine se construit, en tant que femme, en tant que mère, et nous émeut dans ses questionnements, dans sa manière de voir le monde autrement, dans sa volonté de se libérer et de se trouver, à l’aide de cette figure jumelle que devient un peu pour elle Pina Baush.

Un très beau roman, très original, qui ne peut que toucher !

Deux cigarettes dans le noir
Julien DUFRESNE-LAMY
Belfond, 2017

Les vérités provisoires, d’Arnaud Dudek

Les vérités provisoires Arnaud Dudek AlmaPour l’heure, Jules, le frère, vient d’emménager dans l’appartement de Céline. Deux ans et trois mois après la disparition. Partout où les gens vivent les souvenirs s’accumulent, comme les sédiments dans le lit d’une rivière* ; Jules a décidé de vivre parmi les sédiments de Céline Simone Gabrielle Carenti. Dans son musée, même, puisqu’on n’a touché à rien, puisque tout y est resté figé. Il s’agit d’une sorte de retraite, de pèlerinage. Bref. Jules fume une cigarette roulée. Il contemple de gros nuages noirs depuis le balcon. Et nous l’y rejoignons.

Parce qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que les vérités définitives, le quatrième roman d’Arnaud Dudek nous en propose des provisoires.

Deux ans après la disparition non élucidée de sa soeur Céline, Jules Carenti s’installe dans son appartement, où rien n’a bougé, et dont le père a continué de payer le loyer. Le trait particulier de Jules ? Un rapport très personnel à la vérité et au monde. Et là, au milieu des objets de sa soeur, des restes de sa vie, il découvre des éléments qui l’intriguent, et décide de reprendre lui-même l’enquête.

Un roman court mais foisonnant, mené tambour battant par un narrateur interventionniste qui ne cesse de rappeler à son lecteur, par petites touches souvent humoristiques, qu’il est le maître du jeu. Rien d’étonnant : derrière l’apparence d’une intrigue policière, ce qui est en question ici c’est la relation complexe de la vérité et du mensonge, du réel et de la fiction. Jules ment comme il respire, d’autant que doté d’une mémoire très précise il parvient à ne pas se couper, ment pour rien, sans raison, pour de petites choses comme pour de grandes choses. Mais finalement, tout le monde ne ment-il pas ? Tout le monde ne réarrange-t-il le réel à sa guise ? Et Céline ? En cherchant sa soeur, qui lui manque, dont l’absence le mine, et en se servant du mensonge, son seul atout, comme porte d’entrée dans son enquête, n’est-ce pas lui finalement que Jules finira par trouver ?

Un roman très plaisant à lire, vif et plein d’humour, et en même temps sensible et délicat, qui aborde des thèmes essentiels : la famille, l’absence, la perte, le deuil — la quête de soi. Des personnages attachants dans leur fragilité. A découvrir !

Une lecture que je partage avec Leiloona !

Les Vérités provisoires
Arnaud DUDEK
Alma, 2017

*NDLR : je ne peux que confirmer ce fait : les couches sédimentaires s’accumulent, et bonjour la galère quand on déménage.

Prudence Rock, d’Anne-Véronique Herter

Prudence RockUn jour, je serai Antigone, moi aussi, je ne serai plus raisonnable. J’affronterai le monde, les gens, les emmerdes, et je les regarderai droit dans les yeux. Je leur dirai que leur chemin tracé ne me convient pas. Je veux autre chose. 

J’avais beaucoup aimé Zou !, le premier roman d’Anne-Véronique Herter, qui m’avait infiniment touchée. J’étais donc très curieuse de découvrir le second, qu’elle publie aux très jolies éditions Félicia-France Doumayrenc, qui décidément font de bons choix !

Une petite fille sage qui joue avec sa soeur. Une adolescente mal dans sa peau. Une adulte en décalage, qui se cherche. Prudence, qui déteste son prénom, grandit, et essaie de faire face à la cruauté du réel…

Un roman coup de poing, très fort émotionnellement, et dont on ne ressort pas indemne — je l’ai personnellement refermé en pleurant tant j’ai été touchée par le personnage de Prudence, jeune femme un peu à part qui cherche à vivre, à être elle, malgré les coups de la vie, les tragédies et les désillusions, à devenir adulte mais sans renoncer à sa part de rêve, à aimer et à surmonter ses peurs ; par certains côtés, elle m’a beaucoup rappelé mon Alice, même si elles sont aussi très différentes. Et puis, il y a dans ce roman une vraie maîtrise de la narration et de la dimension symbolique : tissé de référence musicales et littéraires, le roman se construit en échos et en chocs successifs qui renvoient leurs ondes loin loin…

Prudence est de ces personnages qu’on n’oublie pas. Sans concessions, elle refuse de porter un masque, de faire semblant, d’accepter de sauver les apparences. Elle veut être elle-même, elle veut la vérité. Prudence veut être Antigone, et ça veut tout dire.

Une lecture bouleversante, un roman qui se lit en apnée : n’hésitez pas à plonger à votre tour à la rencontre de Prudence ! Leiloona aussi l’a aimée…

Prudence Rock
Anne-Véronique HERTER
Editions Félicia-France Doumayrenc, 2017

Par amour, de Valérie Tong Cuong

Par amourPar amour, n’importe quel être humain peut se surpasser. On tient debout, pour l’autre plus encore que pour soi-même.

Ce nouveau roman de Valérie Tong Cuong est sans aucun doute l’un des plus attendus de cette rentrée littéraire. Et même s’il ne l’était pas, il serait de toute façon difficile de résister à un tel titre, n’est-ce pas ?

Le 10 juin 1940, Lucie doit quitter précipitamment le Havre avec sa mère, son frère, sa tante et ses cousins, pour, comme des milliers de Français, suivre la route de l’Exode…

Difficile de parler de ce roman sans trop en dire, tant il réserve de rebondissements et de surprises. Je ferai donc court pour ne pas risquer de divulgâcher : Par amour est un roman qui prend aux tripes, et que l’on ne peut plus reposer une fois qu’on l’a ouvert. Fresque polyphonique, il donne tour à tour la parole à tous les membres de la famille (et un ami), hommes et femmes, adultes et enfants. Cette multiplication des points de vue, habilement menée, nous permet de cerner un peu mieux la complexité des réactions humaines face aux événements et au chaos, et rend chaque personnage épais et attachant. Parce que ce qui les anime, c’est l’amour : l’amour amoureux, l’amour pour ses enfants ou ses parents, l’amour pour sa famille. L’amour pour la liberté et pour son pays. L’amour tout court. La force, l’honneur, le courage. Et en ces temps troublés (ceux du roman et, bien malheureusement, les nôtres, comme dans un effet de miroir), c’est fondamental.

Bref : un très très beau roman ! Lisez-le, lisez-le, lisez-le !

Par Amour
Valérie TONG-CUONG
Lattès, 2017

La Naissance du sentiment, de Jean-François Kervéan

La naissance du sentimentNous sommes avant Socrate, Platon et Aristote, dans l’Archaïsme présocratique. Une nouvelle guerre se prépare avec ce vague empire du Proche-Orient qui se prétend maître du monde — mais les Hellènes lèvent rarement le nez de leur nombril. Enfin, il y a un mystère : la Grèce est un pays pensant, petite humanité d’idées radicalement neuves. Sept sages y propagent la première philosophie d’Occident. Raisonneurs et chamailleurs, les Grecs sont également épris d’harmonie. Soucieux des Lois, ils se défient par la langue autant que par la castagne. 

Après Animarex qui nous faisait pénétrer dans l’âme du Roi, le nouveau roman de Jean-François Kervéan nous invite à Sparte, à l’aube de la deuxième guerre Médique, dont on dit qu’elle est le point de rupture entre l’Orient et l’Occident — celle-là même qui est le sujet des Perses d’Eschyle.

Sparte, Ve siècle avant notre ère. Lorsque son mari meurt à la guerre, Gorgophonée Carthas est enceinte, et l’enfant qui naît ne devrait pas vivre selon les lois de la Cité qui élimine sans pitié les faibles : pris de fréquentes crises d’étouffement, Aphranax parvient pourtant, en grandissant, à devenir un vaillant soldat, grâce à sa mère qui l’aide à cacher sa maladie, mue par un sentiment maternel pourtant interdit.

Léger, primesautier, teinté d’humour et de burlesque, ce roman est de ceux qui permettent de passer un excellent moment de lecture, tout en nous apprenant beaucoup de choses : l’histoire grecque, la démocratie, et cette cité spartiate dont on a retenu le nom pour un modèle de chaussures et pour désigner un mode de vie austère et rudimentaire. Il faut dire que la description des coutumes locales a de quoi faire penser sur de nombreux points à la pire des dystopies, dans la manière dont sont éliminés les faibles et élevés les enfants, et dans leur conception très personnelle de l’égalité — tout au plus peut-on les créditer d’une manière de considérer les femmes plutôt moins désastreuse qu’ailleurs.

Mais tout divertissant et instructif soit-il, et c’est déjà beaucoup, le véritable intérêt de ce roman est le miroir qu’il tend à notre propre époque, et la réflexion profonde sur les civilisations qu’il nous propose. Dans ses Perses, Eschyle oppose la démesure pleine d’hybris de l’Empire Perse et de son roi Xerxès à la mesure et à l’ordre Grec. Je l’ai dit, cette pièce est considérée par beaucoup comme le point de rupture à partir duquel on assiste à une nette opposition, dans la pensée, entre la civilisation occidentale et la civilisation orientale, l’Europe et l’Asie — opposition concrétisée par le rêve de la mère de Xerxès : Deux femmes, bien mises, ont semblé s’offrir à mes yeux, l’une parée de la robe perse, l’autre vêtue en Dorienne, toutes deux surpassant de beaucoup les femmes d’aujourd’hui, aussi bien par leur taille que par leur beauté sans tache. Quoique sœurs du même sang, elles habitaient deux patries, l’une la Grèce, dont le sort l’avait lotie, l’autre la terre barbare. Il me semblait qu’elles menaient quelque querelle et que mon fils, s’en étant aperçu, cherchait à les contenir et à les calmer — cependant qu’il les attelle à son char et leur met le harnais sur la nuque. Et l’une alors de tirer vanité de cet accoutrement et d’offrir une bouche toute docile aux rênes, tandis que l’autre trépignait, puis, soudain, de ses mains met en pièces le harnais qui la lie au char, l’entraîne de vive force en dépit du mors, brise enfin le joug en deux. 

Finalement, les choses n’ont pas tant changé que ça !

La Naissance du sentiment
Jean-François KERVÉAN
Robert Laffont, 2017

Debout sur mes paupières, de Jessica L. Nelson

Debout sur mes paupièresElisabeth était ravie d’être mère d’un garçon et non d’une fillette : Ulysse ne se poserait pas ces questions qui l’assaillaient. Le sexe de l’homme n’est pas, à rebours de son homologue féminin, l’enjeu de toutes les guerres depuis que l’humanité existe, quoiqu’il en soit l’énergie qui manie l’épée.

Jessica Nelson est la créatrice des sublimes éditions des Saints Pères. Elle est aussi romancière, et j’étais très curieuse de découvrir son travail.

Une femme est retrouvée à demi nue, profondément endormie sur un banc parisien. Il n’en faut pas plus à la presse pour la surnommer « la Belle au banc dormant ». Mais qui est-elle, et comment en est-elle arrivée là ? Elisabeth M, ancienne danseuse, est devenue sculptrice après avoir vue une exposition de Man Ray ; obsédée par Lee Miller, elle prépare une exposition sur le corps féminin, et notamment les seins…

Un roman (« romanquête ») dont le parti-pris narratif à de quoi déconcerter de prime abord : la voix narrative, à la fois celle de l’auteure et de la narratrice qui ne sont qu’une seule et même personne, ne cesse d’intervenir dans l’histoire* et au roman sont intégrés les dialogues de l’auteure avec son éditrice. Cela donne le tournis, mais on comprend vite l’intérêt d’un tel procédé : si le roman met deux figures d’artistes en miroir, Lee Miller et Elisabeth M, très vite il apparaît qu’à travers elles ce sont ses propres obsessions que creuse et interroge l’auteure/narratrice, et que l’éditrice, enceinte, fait elle aussi partie de ce jeu de reflets. Opposant l’esprit et la matière, le roman explore le corps féminin et la création qui semble être incompatible avec la maternité : Les grandes créatrices sont des femmes qui souvent n’eurent pas d’enfants — ou qui bousillèrent leur progéniture, faute d’avoir le mode d’emploi permettant de se partager entre l’oeuvre d’art et l’oeuvre de la chair.

Vous vous doutez combien de telles interrogations ont pu me passionner, et me plonger dans des abîmes de perplexité existentielle. Un excellent roman donc, parfaitement maîtrisé, que je conseille sans réserves !

Debout sur mes paupières
Jessica L. NELSON
Belfond, 2017

* Ce qui est d’autant plus troublant pour moi que l’éditeur en question a motivé son refus (ce qui est très bien : peu le font et c’est pénible) de mon manuscrit par le doute que pouvait générer ce procédé dans l’esprit du lecteur… Dans la mesure où je parle aussi de « la Belle au bois dormant » et que mes motifs obsédants sont un peu similaires… Enfin, bref !

Il faut se méfier des hommes nus, d’Anne Akrich

Il faut se méfier des hommes nusQuoi ? Vous vous imaginez débarquant seul sur une grève tropicale, découvrant le berceau d’une nature grandiose, dénuée des besoins factices, des vertus chimériques… Une île envoûtante au primitivisme doux, aux moeurs accueillantes, peuplée de bons sauvages. Mais on ne trouve rien là-bas, que des rapaces rompus au soleil. Croyez-moi. Il faut se méfier des hommes nus. Je sais de quoi je parle, je fais partie de la meute.

Je ne suis pas forcément, a priori, particulièrement (oui, je sais, ça fait beaucoup d’adverbes) intéressée par Marlon Brando. Je n’ai rien contre non plus, remarquez. En revanche, j’admets sans mal que Tahiti me fait plutôt rêver, depuis très longtemps pour ne pas dire toujours. Quant à Anne Akrich, j’avais beaucoup aimé son premier roman. Autant de bonnes raisons, donc, pour me pencher sur ce roman.

Cheyenne, originaire de Tahiti, est scénariste après avoir été mannequin avec sa soeur jumelle. Son agent vient de lui trouver un projet en or : l’écriture d’un film sur Brando et Tahiti, ce qui oblige notre narratrice à revenir sur son île natale, qu’elle a quittée il y a de nombreuses années. Et pour Cheyenne, au nom prédestiné semble-t-il pour ce projet, Tahiti est pleine de fantômes et de démons du passé.

Très déstabilisant, ce roman n’est absolument pas, de près ou de loin, une biographie de Brando : le film n’est qu’un prétexte, tout comme l’est l’histoire de l’acteur. L’enjeu, c’est l’introspection de Cheyenne, la lutte contre ses démons, et tout ce qui constitue la construction du film (chaotique), les morceaux de scénarios qui constituent autant de fragments de l’existence (tout aussi chaotique) du comédien est là comme écho. L’île considérée comme paradisiaque est ici un vrai personnage, et certains passages ne sont pas sans faire penser au Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot avec cette réflexion sur le Paradis perdu et la quête incessante pour le retrouver, celle de Brando qui achète un atoll et s’y prend pour Robinson, celle des clients du nouvel hôtel de luxe construit sur ce même atoll… mais cette quête n’est-elle pas superficielle et perdue d’avance ?

Il y a de très bonnes choses dans ce roman. Néanmoins, je n’ai pas été entièrement convaincue : j’ai trouvé qu’il manquait parfois d’écriture, que certains passages étaient poussifs ou plats, notamment le scénario, qui manque vraiment de quelque chose difficile à définir. Du coup, si l’idée de départ était excellente, il me semble qu’elle n’a pas été suffisamment exploitée à sa juste valeur et que certains fils narratifs auraient mérité un traitement plus approfondi. Et c’est dommage !

Il faut se méfier des hommes nus
Anne AKRICH
Julliard, 2017