Le Procès de Spinoza, de Jacques Schecroun : un esprit libre

C’est simple à comprendre, répondit Bento en adoptant alors le profil explicatif qui le caractérisait. Si, en présence d’une démonstration, je ressens de la joie, c’est peut-être qu’elle a quelque chose à voir avec la vérité et j’incline alors à y adhérer. De même, si en tel lieu ou en telle compagnie, j’en ressens pareillement, je suis tenté d’y demeurer. Si je n’en éprouve point, j’ai tendance à vouloir me retirer. […] car au fond, du fait de son rapport à la vérité, la joie n’est-elle pas ce qui permet, comment dire, le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ?

Il se trouve que depuis quelque temps (depuis que j’ai lu Le Voyage de Pénélope de Marie Robert) Spinoza me harcèle. Pas au sens où il m’appelle tout le temps pour me dire des trucs cochon, évidemment, mais enfin, je trouve que pour un philosophe dont j’avais très peu entendu parler, que je n’ai jamais étudié (mes profs de philo ne devaient pas trop l’apprécier, j’imagine), je le trouve très souvent sur mon chemin, et d’ailleurs, j’ai acheté l’Ethique, que j’envisage de lire lorsque mes neurones seront plus en forme qu’actuellement. Bref. Lorsque Jacques Schecroun m’a proposé de m’envoyer son roman, je me suis dit qu’évidemment, ça faisait sens…

Il s’agit d’une biographie romancée de Spinoza sous l’angle de la théologie et de la spiritualité, et qui va de son enfance au procès qui l’a contraint à quitter Amsterdam : issu d’une famille juive d’origine espagnole, Bento/Baruch Spinoza grandit à Amsterdam. C’est un enfant puis un jeune homme très intelligent, érudit, qui s’intéresse de près à la théologie. Mais devenu adulte, ses idées sortent du dogme imposé, ce qui lui vaut des ennuis.

Alors je passerai sur les synchronicités qui ont émaillé ma lecture : il y en a eu tellement que cela en est invraisemblable. Le roman lui-même, je l’ai trouvé absolument passionnant et instructif. Il nous montre le cheminement spirituel d’un esprit libre, qui s’attache à réfléchir au lieu de prendre pour argent comptant ce que lui enseigne la religion et les dogmes imposés même s’ils ne font pas sens (ici le judaïsme, sur lequel j’ai beaucoup appris d’ailleurs, mais c’est valable pour toutes) ; j’ai particulièrement apprécié un épisode inventé mais tellement symbolique qu’il sonne totalement vrai : la métamorphose et la transformation, la mort symbolique pour renaître à une vie plus vraie. Mais Spinoza, c’est le problème des esprits éclairés dans les périodes ou les lieux où la religion règne en maître : on lui refuse sa liberté d’être et de penser, il est victime de cabales et d’exclusion, mais ne se trahit pas, il reste authentiquement lui-même, et c’est ce qui lui a permis de rester dans l’histoire. Pas ses accusateurs.

Sa pensée est d’une modernité folle : spirituel et non religieux, il pense que la foi ne peut en aucun cas être une obligation , que la divinité est en chacun de nous, que ce qui nous dérange chez les autres nous devons le chercher à l’intérieur, que nous sommes responsables. Et surtout, la joie, tout le temps. Spinoza, c’est le fou du Tarot, bien plus sage que beaucoup, et qui fait de sa liberté le fondement de son existence. Je suis donc, absolument, spinoziste !

Je recommande chaudement ce roman à ceux qui s’intéressent à l’histoire et à la spiritualité, et ceux qui voudraient en savoir plus sur la pensée de Spinoza sans forcément oser lire directement ses œuvres. De mon côté je vais me lancer dans l’aventure : on en reparlera donc, de Spinoza !

Le Procès de Spinoza
Jacques SCHECROUN
Albin Michel, 2021

Le Berger, d’Anne Boquel : en enfer

Ce que Mariette disait de la Fraternité n’avait rien de remarquable. Elle décrivait la chaleur de l’accueil, les embrassades, les mains dressées vers le ciel, un élan général, la grand lumière qui jaillissait en elle lorsque tous chantaient en chœur et qu’elle parvenait enfin à oublier ses soucis. En fermant les yeux, elle se sentait envahie par elle, transformée. Elle était bien incapable de décrire exactement l’atmosphère qui régnait là. Pourquoi éprouvait-elle un tel sentiment d’apaisement ? Les gens n’y étaient pas si différents de ceux qu’elle croisait tous les jours. Il fallait les voir, les rencontrer, vivre à leur contact pour comprendre. Ils sauraient trouver, encore mieux qu’elle, les paroles pour amener son amie à emprunter un chemin de foi.

Un premier roman qui analyse l’engrenage d’une secte.

Lucie est lasse. Rien ne va vraiment mal dans sa vie, mais rien ne va bien non plus. Notamment sa vie amoureuse. Et sa relation avec ses parents. Et son travail. Il lui manque quelque chose. Elle finit donc par céder à l’invitation de Mariette, sa collègue, de se rendre avec elle dans un centre spirituel pour un groupe de prière. La Fraternité dit être un groupe évangélique : il s’agit en réalité d’une secte, dans les filets de laquelle Lucie va petit à petit se laisser prendre.

On ne croise pas si souvent ce thème des sextes dans les romans, et il est vrai qu’il est assez difficile à traiter, et Anne Boquel s’en sort plutôt bien, interrogeant à travers Lucie le besoin de sens dans une société en perte de repère. Au départ, Lucie est tout sauf religieuse, et la religion est quelque chose qui appartient au passé (elle est d’ailleurs conservatrice d’un musée spécialisé dans les objets de culte), mais elle se laisse avoir parce que ses instincts sont endormis, elle a un vrai besoin de spiritualité, mais au lieu de chercher toute seule, elle se laisse manipuler parce qu’elle a aussi besoin d’appartenir à un groupe. Le roman décrit très bien ce mécanisme de la manipulation, de l’emprise, qui prive l’individu de son authenticité et de son libre-arbitre.

Pour moi qui ne supporte ni les dogmes ni les interdits ni surtout qu’on me dise ce que je dois faire et comment mener ma vie, y compris sur le plan spirituel car pour moi chaque chemin est différent, ce roman m’a à la fois beaucoup intéressée et angoissée. Mais je trouve qu’il vaut vraiment le coup d’oeil.

Lu par Antigone

Le Berger
Anne BOQUEL
Seuil, 2021

La Grande Déesse, mythes et sanctuaires de Jean Markale : les lieux de la divinité

Un fait certain demeure : la permanence, à travers les millénaires, d’une mystérieuse Déesse dont les représentations concrètes varient selon les époques mais qui est toujours ambivalente, génératrice de vie et de mort, mais aussi transformatrice puisque présidant au « passage » du monde visible au monde invisible. C’est la raison de sa présence, de plus en plus affirmée, au néolithique final, dans les terres mégalithiques qui sont, semble-t-il en dernière analyse, autant des sanctuaires que des tombeaux, les deux fonctions se confondant comme ce sera plus tard le cas lors de l’édification des églises chrétiennes sur les tombeaux des martyrs et des saints. Mais bientôt, cette Déesse des Commencements va surgir de l’ombre où elle était confinée, dans les grottes et les cairns, pour apparaître dans la pleine lumière de ce soleil dont, en réalité, elle ne fait qu’incarner les forces créatrices et destructrices. 

Je continue dans ma thématique avec un autre ouvrage de Jean Markale, qui est pour moi, avec Quand Dieu était femme de Merlin Stone, une référence sur le sujet de la Grande Déesse. Un ouvrage qui m’a en l’occurrence beaucoup servi pour ma thèse.

Le point de départ, c’est la victoire apparente d’une divinité représentée comme masculine — victoire qui marque un changement de civilisation et d’idéologie, avec l’invention du patriarcat liée à celle du monothéisme. Mais victoire apparente seulement : Markale va ainsi montrer comment, sous le culte marial, se cache en fait des résurgences du culte de la Grande Déesse dont elle prend la place dans l’inconscient collectif.

La relecture du christianisme effectuée par cet essai est absolument passionnante et implacable, car elle montre bien comment le monothéisme patriarcal a toujours été impuissant face aux cultes populaires et au besoin humain d’un aspect féminin à la divinité. C’est logique : si le divin est représenté comme masculin/féminin, ontologiquement cette séparation n’existe pas ; mais si on ne lui attribue que l’un de ces deux pôles en supprimant l’autre, le monde avance à cloche-pieds — c’est ce qui s’est passé pendant des siècles avec le résultat qu’on connaît, d’où le retour en force du féminin sacré pour rééquilibrer les plateaux de la balance et arriver, on l’espère, à une réconciliation harmonieuse. Mais nous n’en sommes pas là, même si l’essai permet d’approfondir la question, notamment sur l’analyse des symboles, les différentes représentations des nombreuses fonctions du féminin divin, en s’appuyant sur les ressources de l’archéologie. L’auteur s’intéresse également beaucoup aux lieux, à la géobiologie (sujet passionnant) et aux sanctuaires, ce qui ne manque pas de donner des envies de tourisme (en France…).

Bref, un ouvrage fondamental si on s’intéresse au sujet, pédagogique et clair, et évidemment très instructif !

La Grande Déesse. Mythes et sanctuaires
Jean MARKALE
Albin Michel, 1997

La Victoire des sans roi, de Pacôme Thiellement

La Victoire des sans roi, de Pacôme ThiellementL’érotique des Sans Roi ne passe pas par l’exaltation de la « chair » qui fonctionne dans le christianisme sous la forme classique de l’interdit et de la punition, mais par l’idée que, dans la transmutation amoureuse, nous ressentons le sentiment de l’éternité qui passe par la naissance de l’intimité entre deux personnes. Et nous y saisissons que la sexualité n’est pas une affaire de corps, mais une rencontre entre deux émanations d’une même lumière. 

J’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de délicieusement provocateur à lire cet essai, qui taille un joli costard au christianisme, en pleine période de Noël…

L’auteur part de la trahison du christianisme envers le message christique et les incohérences inhérentes à cette religion pour mieux révéler comment le message de ses véritables héritiers, que l’on appelle les gnostiques mais qu’il préfère appeler les « Sans Roi », a perduré de manière cachée jusqu’à nos jours, message complexe mais que l’on peut résumer en disant que le démiurge, que glorifient toutes les religions instituées, est mauvais, et s’oppose au Dieu véritable, la divinité intérieure, que l’on peut aussi appeler Sofia.

Voilà un essai passionnant et délicieusement iconoclaste aussi bien sur le fond que sur la forme, ce qui le rend souvent très drôle dans le sarcasme ; mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’appuie sur une véritable érudition, une parfaite connaissance des textes aussi bien canoniques qu’apocryphes (les fameux Évangiles gnostiques de Nag Hamadi), et montre comment le « message » est aussi contenu dans la culture, que ce soit chez Baudelaire, Philip K. Dick et Simone Weil que dans de nombreuses séries télévisées comme Lost. Cela manque parfois un peu de pédagogie (je pense qu’il faut s’être déjà un peu intéressé à la gnose pour en saisir les tenants et les aboutissants) mais c’est vraiment une lecture réjouissante, qui m’a souvent rappelé Le Royaume d’Emmanuel Carrère, et si je n’ai pas, d’un point de vue strictement philosophique, été convaincue par tout, j’ai été particulièrement passionnée par tout ce qui concerne l’amour, la sexualité et le désir érotique comme fenêtre d’accès au Royaume.

Un ouvrage donc passionnant, qui s’adresse avant tout aux curieux, mais qui vaut vraiment le coup !

La Victoire des Sans Roi
Pacôme THIELLEMENT
PUF, 2017

Les sensibilités religieuses blessées, de Jeanne Favret-Saada

Les sensibilités religieuses blessées, de Jeanne Favret-SaadaCe livre enquête sur des faits que tous ceux d’entre nous qui étaient adultes à l’époque ont connus, mais que nous avons oubliés aussitôt, parfois sans savoir ou comprendre ce qui s’était passé. Entre les années 1960 et 1980, quatre films qui font aujourd’hui partie du répertoire international ont été en butte à des accusations de blasphème venant d’Eglises ou d’associations chrétiennes : elles ont tenté d’en obtenir l’interdiction, après les avoir frappés d’anathème dans la presse. Deux sont français, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot (Jacques Rivette, 1966) et Je vous salue, Marie (Jean-Luc Godard, 1985) ; le troisième est britannique, Monty Python : La Vie de Brian (1979) ; et le dernier nord-américain, La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988). Les accusations religieuses ont pesé sur certains d’entre eux dès le stade de la production, voire avant le tournage : elles portaient donc sur le principe même d’une oeuvre qui n’existait pas, et dont on voulait que nul ne puisse jamais la voir. En ce sens, mon travail restitue un moment de l’histoire générale de la liberté d’expression dans un secteur particulier de la culture, le cinéma, qui est, on le sait, l’ultime forme d’art encore passible d’une censure préalable.

Je ne sais plus du tout dans quelle émission j’ai entendu parler de cet essai, mais je me le suis immédiatement procuré tant le sujet m’intéresse.

Jeanne Favret-Saada s’intéresse donc au destin de quatre films, dont deux font partie de mon panthéon personnel : Monty Python’s life of Brian dont je vous parlais l’autre jour et La Dernière Tentation du Christ qui est pour moi sinon le du moins un des meilleurs films de Scorsese ; concernant les deux autres, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot et Je vous salue, Marie, je ne les ai pas vus, et étant totalement hermétique au travail des deux réalisateurs en question, je pense qu’ils risqueraient de me faire périr d’ennui, mais il n’empêche qu’ils doivent exister. Ces films ont en commun de mettre en jeu la notion de blasphème, que les censeurs utilisent entre eux car elle n’est plus guère recevable juridiquement, et qu’ils transforment opportunément en notion de « sensibilité religieuse blessée », concept qui resservira dans d’autres circonstances, face à la liberté d’expression : depuis la fatwa contre Salman Rushdie, les caricatures de Mahomet etc, on a un peu tendance à oublier cette période, pourtant pas si lointaine, où c’étaient les Chrétiens qui s’opposaient à la liberté d’expression. En cela, les quatre films ont un point commun : avoir provoqué l’ire des « dévots ». Mais ils ont aussi des spécificités, tenant notamment au contexte, que l’essai met en lumière.

Concernant le film de Rivette, le plus ancien, on assiste à une véritable cabale contre le film avant même qu’il n’existe, et des abus de droit absolument consternants, ce qui aboutit à un scandale et bien sûr à un bel effet Streisand, qui s’il n’a pas encore de nom existe pourtant bel et bien, nous y reviendrons.

L’histoire de la Vie de Brian est également fascinante : le contexte est particulier, puisque la Grande-Bretagne est plutôt libérale, mais que la Blasphemy Law qui jusque-là était totalement tombée en désuétude vient d’être remise sur le devant de la scène par une illuminée s’étant mise en tête de rechristianiser la société et de « protéger le Christ » (qui, visiblement, ne peut pas le faire tout seul). Un peu comme Je vous salue, Marie qui arrive à un moment où les catholiques intégristes se sentent forts avec la montée du FN et du nationalisme et on croise dans l’histoire tous les toqués de la France rance dans un moment de crispation d’une minorité (un peu comme aujourd’hui) face aux chrétiens intelligents et ouverts, qui ne voient pas bien où est le problème, et une hiérarchie un peu ennuyée.

Mais le cas d’école, c’est La Dernière tentation du Christ. C’est le cas qui m’a le plus intéressée, d’abord parce que c’est le seul dont je me souvienne même si j’étais jeune à l’époque (et je ne serais pas étonnée si on creuse bien que cette histoire soit l’une des raisons de mon rejet viscéral de cette religion), et aussi parce que, comme je le disais plus haut, le film (sur lequel je me suis précipitée dès que j’ai pu tant le scandale m’avait donné envie de le voir) fait partie de mon panthéon personnel. L’histoire du film ferait elle-même un bon film, tant se succèdent les épisodes parfois rocambolesques durant plusieurs années. Et encore une fois, tout le scandale repose sur le manque total d’intelligence des offensés, qui n’ont rien compris ni au roman de Kazantzaki, ni au film qu’ils n’ont pas vu de toute façon. La question est : le Christ fait-il partie de l’imaginaire disponible à la réécriture et à l’interprétation ? La réponse est bien évidemment oui, sauf pour ceux qui le considèrent comme leur propriété : s’opposent donc ici la spiritualité de Scorsese qui, chrétien, veut interroger la figure christique et le fait de manière brillante, et le dogme religieux normatif du prêt-à-penser. On notera que dans l’histoire se réveillent de vieux relents d’antisémitisme nauséabonds.

Des histoires différentes donc, mais entre lesquelles on peut trouver des points communs : à chaque fois, les « dévots » s’agitent contre un film qu’ils n’ont même pas vu, pour la plupart d’entre eux, mais juste parce qu’on leur dit qu’il faut s’agiter. A chaque fois, ils nient les libertés fondamentales : non seulement la liberté d’expression des artistes, mais aussi la liberté du public, et notamment le public non-chrétien, de voir les films qu’il veut : à chaque fois, ce qui est devenu une minorité s’emploie donc à bafouer les libertés communes. A chaque fois ils le font sans demander son avis au principal intéressé, au nom duquel ils s’autorisent à agir. Et à chaque fois, de façon délicieusement ironique, ils aboutissent au joli résultat de faire de la publicité au film, les gens se précipitant dans les salles par esprit de contradiction, pour revendiquer leur liberté face à l’intégrisme religieux, ou tout simplement par curiosité pour voir l’objet du scandale. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’effet Streisand.

La conclusion, quant à elle, s’attache au changement de paradigme provoqué par l’affaire des Versets sataniques, suivi de l’assassinat de Theo Van Gogh puis l’affaire des caricatures de Mahomet : le christianisme s’efface, ne pouvant plus guère mobiliser de vastes troupes, et l’Islam entre en scène, reprenant à son compte le concept de « sensibilité religieuse blessée ».

Un essai donc absolument passionnant : excellemment contextualisé, s’appuyant sur de solides recherches, il est parfois ardu notamment sur les question de droit, mais il se lit aussi parfois comme un véritable roman d’aventures, émaillé de délicieux sarcasmes. Reste que tout cela laisse songeur, révolte à l’occasion, mais aussi inquiète, car il montre que le fanatisme religieux chrétien resurgit périodiquement, ce qu’on a tendance à oublier tant à chaque fois on a l’impression que ce n’est plus possible dans le monde d’aujourd’hui. Mais tout de même, c’est parfois fort dommage que le ridicule ne tue pas !

Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988
Jeanne FAVRET-SAADA
Fayard, 2017

 1% Rentrée littéraire 2017 —31/36
By Herisson

Le Ciel ne parle pas, de Morgan Sportès

Le Ciel ne parle pas, de Morgan SportèsLa vision du père Ferreira, pendu par les pieds, comme un cochon, dans une fosse obscure, geignant, saignant, me poursuivit sans relâche quand, presque quatre siècles plus tard, j’arpentai sur ses introuvables traces rues et ruelles de Nagasaki. C’est là, en effet, qu’il subit son supplice… La ville est construite sur les flancs de multiples collines humides, vertes, cernant, comme les gradins d’un cirque, une vaste baie où s’ennuient des cargos, où s’ennuyaient des jonques jadis. C’est chose éreintante aussi que d’y flâner, car on ne cesse de monter et descendre des escaliers de pierre multiséculaires, souvent à pic. Au sommet des collines se trouvent d’antiques cimetières, aux tombes de granit gris, mangées de mousse. C’est dans un de ces cimetières, celui du temple zen Kodai-ji, qu’aurait été enterré Ferreira, en mille six cent cinquante, presque vingt ans après son apostasie. Il s’était converti au bouddhisme : par diplomatie ou par conviction ?

C’est par ce roman historique, qui lève le voile sur des faits assez méconnus (en tout cas méconnus de moi), que j’ai choisi d’ouvrir le bal de la rentrée littéraire 2017.

Un roman difficile à résumer, mais qui suit les traces de Christóvão Ferreira, jésuite portugais dont la mission est d’évangéliser le Japon et qui, suite aux persécutions subies par les Chrétiens, apostasie le catholicisme et se convertit au bouddhisme, devenant dès lors un ennemi de son ancienne religion.

Résolument passionnant d’un point de vue historique et culturel (et également théologique), le roman nous conduit donc dans ce Japon du XVIIe siècle où s’affrontent le commerce et les intérêts économiques : si les japonnais acceptent de faire des affaires avec les Portugais et les Hollandais, ils refusent en revanche le prosélytisme des premiers, et qu’on leur impose une religion pas du tout adaptée à leur moeurs, et qui sème la pagaille par son intolérance (ce qui est d’ailleurs exactement la raison pour laquelle les Romains ont persécuté les premiers chrétiens). Le tout est assorti d’une véritable poétique du supplice : l’imagination des Japonais en la matière est assez fascinante. Si la narration manque parfois un peu de souffle et donne l’impression de lire un livre d’histoire plus qu’un roman, l’ensemble reste plaisant à lire grâce au regard du narrateur, plein d’humour noir et de sarcasme. Surtout, il pose des questions on ne peut plus actuelles, sur la religion et l’argent, le choc des civilisations, et la souveraineté des Etats, car, malgré le caractère très violent de leur réaction de protection, l’attitude des Japonais est assez compréhensible. Reste Ferreira, énigmatique jusqu’au bout, et dont on ne saura finalement jamais s’il s’est converti par lâcheté, ou simplement parce que ses distances avec la religion catholique étaient déjà trop grandes.

Bref, un roman extrêmement instructif, et qui à travers l’histoire permet de réfléchir au monde actuel.

Le Ciel ne parle pas
Morgan SPORTÈS
Fayard, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 1/6
By Herisson

Lucifer, de Tom Kapinos

LuciferIn the beginning… The Angel Lucifer was cast out of Heaven and condemned to rule Hell for eternity. Until he decided to take a vacation.

Vu mon échec avec Pie XIII, je me suis dit que Lucifer était peut être plus mon genre.

L.A, 2016. Lucifer Morningstar (« étoile du matin », qui est le nom donné à la planète Vénus, au Christ, à Marie, et donc parfois à Lucifer — selon les traditions), lassé de l’Enfer, est désormais propriétaire d’une boîte de nuit appelée lux (et que j’aurais personnellement appelée lust). Lorsqu’une de ses amies est assassinée devant son club, il voit rouge et, estimant que la justice ne fait pas son travail, s’incruste dans l’enquête de l’inspectrice Chloé Decker.

Cette série a toute les apparences d’une série policière, mais très honnêtement ce n’est pas là ce qu’elle a de plus fascinant, surtout dans la première saison. Non, ce qui fait que cette série m’a absolument passionnée, ce sont toutes ses implications métaphysiques, dont on comprend qu’elles aient heurté la sensibilité de certains catholiques américains, tant il est évident que les questionnements proposés ici sont vertigineux.

Prenons les choses dans l’ordre : Lucifer, dans la mythologie judeo-chrétienne, était le plus bel ange, le plus glorieux, celui qui portait la lumière (d’où son nom, luci (de lux, luci signifiant « la lumière) -fer (« porter »), donc « qui porte la lumière »), mais pour une raison ou une autre il s’est rebellé contre son papa et a été déchu (je simplifie parce que les textes ne s’accordent pas complètement et ça finit par être compliqué, il a beaucoup de noms, il y a des disputes à son sujet, bref, c’est galère pour s’y retrouver). Ici, c’est bien ce qui s’est passé, à l’origine. Mais. Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai toujours trouvé qu’il y avait une incohérence dans le personnage de Satan, le Diable, Belial, appelez-le comme vous voulez : s’il est méchant et que son but est de pousser les hommes à faire le mal, pourquoi est-ce qu’il les punirait en Enfer pour l’avoir fait ? Pour moi, il n’y a que deux possibilités : soit Lucifer est effectivement l’Ennemi de Dieu et afin de répandre le mal sur terre il doit encourager les méchants en les récompensant, soit Lucifer n’est pas l’Ennemi de Dieu et il fait pour lui le sale boulot. C’était tout l’enjeu du roman d’Anne Rice Melmoth le démon, qui m’avait totalement illuminée à l’époque où je l’avais lu, et cette série n’a pas été sans me rappeler certains des développements : Lucifer est déchu parce qu’il s’est rebellé (reste à savoir pourquoi, et à mon avis c’est moins simple que ce qu’on en dit habituellement), mais en même temps on lui a confié une mission essentielle.

Lucifer, donc, n’est pas méchant. Il est beau à se damner, insolent, séducteur, le cadeau de Dieu fait aux femmes (et aux hommes aussi, d’ailleurs), il aime la fête, l’alcool, le sexe, et est doté d’un humour absolument ravageur (et sa voix me donne des frissons) (exemple d’humour : Well, the Devil actually wears Prada ou encore I am your Guardian Devil). Et il punit les coupables, que ce soit en Enfer ou sur terre. Mais il ne les pousse pas à faire le mal et s’agace de l’image de tentateur qu’on donne de lui : il ne se perche pas sur l’épaule des gens pour leur dire ce qu’ils ont à faire. Ce que Lucifer affirme, c’est que les hommes ont leur libre-arbitre, et que s’ils font le mal, c’est leur propre choix. Ici, il est donc question de Justice : certes ses méthodes sont parfois un peu particulières, mais finalement, c’est le Bien que recherche notre bon petit diable, punir les méchants et offrir la rédemption à ceux qui peuvent encore être sauvés.

And that is the point.

Mais alors, du coup, qu’est-ce que le Mal, qu’est-ce que le Bien ? Question complexe, et non réglée, d’abord parce que certaines actions peuvent paraître mauvaises mais ne le sont pas au regard des raisons pour lesquelles on les commet, et parce que les personnages sont tous éminemment complexes et que l’on ne sait pas toujours, finalement, de quel côté ils penchent, d’autant qu’ils évoluent à mesure qu’ils découvrent ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de l’humanité : sa vulnérabilité, et la vulnérabilité des vulnérabilités, c’est l’amour, qui nous pousse à faire toutes sortes de choses. Que ce soit l’ange Amenadiel, pur et intransigeant, qui laisse apparaître ses faiblesses, la démone Mazikeen, qui s’attache, ou d’autres (apparaît dans la saison 2 un personnage qui me fait bien plaisir même si j’ai du mal à le cerner).

Le seul, finalement, qui a le mauvais rôle, c’est Dieu lui-même, omniprésent même si on ne le voit jamais (oseront-ils ?). Tantôt on a l’impression qu’il n’est qu’un despote qui joue aux Sims aussi bien avec les humains qu’avec sa famille, tantôt qu’il s’en fout, tout simplement, et que quoi que les uns et les autres fassent pour le faire réagir, il demeure absent, et cela ne peut que faire penser à cette citation de Camus dans La Peste Peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort sans tourner les yeux vers ce ciel où il se tait. Ou à Woody Allen : Si Dieu existe, j’espère qu’il a une bonne excuse.

Que veut-Il ? Que cherche-t-Il ? On ne sait pas, mais une chose est sûre, niveau figure paternelle, on a vu mieux, et c’est aussi un des fils rouges de la série : la dimension psychanalytique et freudienne. Une famille dysfonctionnelle qui tente tant bien que mal de régler ses problèmes de communication. Là encore, c’est passionnant dans l’exploration qui est faite des relations entre Lucifer et son père, extrêmement complexes. Je finis d’ailleurs par me demander si Lucifer, ce n’est pas le fils prodigue, voire le petit rebelle qu’on aime plus que les autres justement parce qu’il se rebelle au lieu d’obéir aveuglément sans se poser de questions : Lucifer interroge, remet en cause, veut savoir pourquoi, ne voit pas du tout pourquoi désirer serait mal en soi et pourquoi il faudrait s’ennuyer dans la vie. Il y perd le Paradis, mais ce qu’il trouve à la place n’est-il pas finalement mieux ?

Quant à Chloé… j’aurais aimé pouvoir en parler, mais au stade où j’en suis arrivée des épisodes (la moitié de la saison 2 : j’ai vu tous les épisodes diffusés mais la série ne reprend qu’en mai aux Etats-Unis donc il faut patienter) j’aurais peur de trop en dire.

Bref : une série pour laquelle j’ai eu un énorme coup de coeur, décadente, drôle, très esthétique, et qui permet vraiment de réfléchir à beaucoup de choses. Contrairement à ce que j’ai lu sur certains sites orientés religieusement (oui, je suis allée voir ce qu’ils en pensaient histoire de rigoler un bon coup), il ne s’agit pas de rendre Satan et le Mal sympathiques et glamours : il s’agit au contraire de se poser des questions sur ce que représente Lucifer (nos désirs les plus profonds) et sur le Bien et le Mal, au lieu de rester enfermé dans du prêt-à-penser simplificateur. Et ça, c’est bien. Si en plus on peut mancrusher (et je vous assure que la série a beau me faire réfléchir, je ne me prive pas non plus de fantasmer), c’est mieux.

Ma seule critique ira à celui qui traduit les sous-textes, et dont certaines propositions ont tendance à m’affliger (quickly par « fissa », je suis désolée mais non).

Lucifer
Tom KAPINOS
2016 (en cours de production)