L’Âge bête, de Géraldine Dormoy : instantanés d’adolescence

Je referme la porte de mon adolescence en paix. Il n’y a plus d’animosité ni de rancœur, plus de honte surtout. Chaque humiliation a été éventée, auscultée, remise en perspective. Dire ce que j’avais maintenu caché a dégonflé les monstres. J’ai vidé mon sac de souvenirs pesants. Les regrets se sont dissous. On peut penser ce que l’on veut de mon texte, j’ai fait ma part. J’ai fouillé ma mémoire, déterré ce qui avait besoin de l’être. J’ai composé avec mes oublis et ce que je ne pouvais pas dire car cela impliquait trop de personnes. J’ai visé la justesse en dépit des manques. Je me suis réapproprié mon histoire. Je l’ai réécrite, tout ne s’est pas passé exactement comme je le raconte, mais j’ai veillé à ne pas la dénaturer. Elle sonne vrai à mon oreille.

Il y a une synchronicité (et même une meute de synchronicités) intéressante au sujet de de récit dans lequel Géraldine Dormoy ausculte son adolescence. Il se trouve que j’étais moi-même en train d’ausculter la mienne et d’essayer de me libérer de certains souvenirs traumatiques de harcèlement, d’humiliation, de rejet. Et j’ai fini par faire ce tirage de Tarot, qui m’incitait à écrire. Mais il m’incitait aussi à lire, et à avoir confiance dans le pouvoir de la littérature, puisque le jour où l’article est paru, j’ai reçu le livre de Géraldine. Et j’ai compris que c’était un « cadeau » pour m’aider à me libérer moi-aussi.

En effet, dans ce récit constitué d’instantanés d’adolescence, Géraldine Dormoy livre ses souvenirs, les événements joyeux ou beaucoup moins qui ont émaillé sa vie entre son entrée au collège et son bac : ses parents et la famille, les amis, les premiers émois, la difficulté de plaire, les déceptions, les hontes, les difficultés de se projeter dans la vie. Le récit se double d’une réflexion passionnante sur le fait d’écrire sur soi.

Autant vous dire que j’ai adoré ce récit, que je l’ai dévoré en une journée et qu’il m’a fait beaucoup de bien : il s’agit ici de se réconcilier avec cette période de la vie qui n’est facile pour personne, mais moins encore pour certains que pour d’autres, de se réapproprier ses souvenirs, mais sans nostalgie, et en le faisant pour elle, Géraldine le fait aussi pour son lecteur, et en cela ce texte très intime (et vraiment je suis admirative du courage qu’il faut pour se dévoiler avec autant d’authenticité et de se montrer aussi vulnérable) atteint une dimension universelle, en tout cas générationnelle : il a fait jaillir quelques souvenirs, m’a à l’occasion fait sourire, certaines choses se sont mises à tourner en boucle dans ma tête pour finalement se dégonfler et s’envoler. J’ai adoré la fin, où elle parle de la mode, parce que c’est le chapitre qui a éveillé les meilleurs souvenirs.

Il y aurait encore tellement de choses à dire sur ce récit qui m’a profondément touchée, et m’a fait avancer d’un grand pas. Je ne serai jamais nostalgique de cette époque, mais ce texte cathartique m’a permis de la regarder autrement ! Merci Géraldine !

L’Âge bête
Géraldine DORMOY
Robert Laffont, 2022

C’est l’histoire d’un zèbre, de William Réjault : le pouvoir des rayures

Ce livre que vous tenez entre les mains, je le dédicace à tous les surdoués planqués et mourant d’ennui dans un bureau pas très éclairé au fond d’une cour, à tous ceux qui ont renoncé et ruminent dans l’amertume et la douleur, à ceux qui ont peur de faire le test de QI, à ceux qui sont fraîchement diagnostiqués depuis hier matin, aux parents dépassés et effrayés qui auraient aimé n’avoir jamais à lire un bouquin de cette collection, aux employeurs agacés devant ces salariés à haut potentiel qui délivrent si mal, aux coachs devant épauler un HPI, et à mon moi d’il y a trente ans qui aurait tant eu besoin d’un guide pratique pour comprendre et dépasser sa différence.

Depuis l’an dernier, je n’ai pas beaucoup avancé sur le sujet :  j’ai lu quelques articles, mais je ne suis guère allée plus loin car je suis prise dans un réseau de contradictions entre la partie de moi qui se dit que je me fais des films et qui a peur que son mal-être et son incapacité à vivre « normalement » ne viennent pas de là, celle qui se dit que de toute façon ça ne changera rien et qu’il est trop tard parce que même si c’est ça le réel refuse obstinément de me donner des opportunités à saisir, et celle qui est terrifiée d’admettre ce qui est somme toute une malédiction. Et puis, n’est-ce pas une étiquette comme une autre, finalement ? C’est compliqué ma vie. J’ai l’impression que ma middle-life crisis est partie pour durer tout le reste de mon existence. Mais quand j’ai vu passer ce petit livre, je me suis dit que ça m’aiderait peut-être un peu à y voir plus clair, et je l’ai dévoré en une après-midi.

Avec ce récit-témoignage, William Réjault écrit le livre qu’il aurait aimé lire à 20 ans. Il s’agit d’un parcours personnel, et non d’un essai, dans lequel l’auteur raconte ses expériences, notamment professionnelles, et son mode de fonctionnement, qu’il a appris à très bien connaître.

Le point de départ, c’est bien sûr ce sentiment de ne pas trouver sa place dans le système, d’être un « extra-terrestre ». Chaque expérience de vie est bien sûr unique, chaque être est unique, et si j’ai évidemment passé mon temps à m’exclamer intérieurement « ah oui je fais exactement comme ça » à d’autres moments, c’était plus « ah non, tiens, je ne fais pas ça ». Qu’importe : l’idée est avant tout d’accepter d’être out of the box car c’est ce qui est le plus précieux, ce que nous avons (oui, je dis « nous », des fois je dis « ils ») à apporter au monde, et l’enjeu est d’apprendre à exploiter pleinement ce potentiel, de se faire confiance, car le monde a justement besoin de gens qui proposent des solutions originales, qui voient le monde autrement.

William Réjault a découvert sa « zébritude » (c’est le terme qu’il choisit) à 42 ans et j’ai bien aimé ce qu’il dit sur les tests (apparemment il y a débat sur la question chez les zèbres). Pour lui, ils ne sont pas indispensables : il y a des signes, des évidences qui ne trompent pas, et quand on sait, on sait (à partir du moment où on est prêt à le voir), les tests ne font que confirmer mais sont superflus.

Bien sûr, beaucoup de choses m’ont parlé et m’ont donné des clés pour comprendre certaines de mes manières de faire (et d’échouer, de m’autocensurer, de m’autosaboter), sans doute aussi parce que William Réjault est blogueur et écrivain, que cela fait partie de son parcours. La question du burn-out auquel les zèbres seraient particulièrement sujets (ah! ah ! Je suis en plein dedans) et le blog comme respiration nécessaire, tout comme l’écriture qui met des mots sur les maux, l’hypersensibilité (il parle surtout de l’hypersensibilité sensorielle, de son côté), le besoin de faire mille choses pour ne pas crever d’ennui au risque de s’éparpiller, le manque de confiance en soi et le besoin de reconnaissance, la question de la spiritualité, de l’intuition et peut-être d’une certaine forme de médiumnité (mais il passe vite car il n’est pas très à l’aise avec le sujet, tout comme il aborde peu la question épineuse des relations amoureuses)…

Le livre est aussi très drôle, et plein d’autodérision (sa manière de voyager est somme toute très originale, par exemple), et c’est un ouvrage qui m’a fait du bien même si je suis toujours perdue dans mes contradictions, sachant très clairement que je ne suis pas à ma place, que je vis en sous-régime et que c’est pour ça que le moteur est en train de tomber en panne et que je gaspille une quantité d’essence phénoménale pour… rien, mais que dès que j’essaie de changer un truc ça échoue ! Au final, je n’y vois pas vraiment plus clair puisque je sais ce qui ne va pas, je sais comment ça pourrait aller (oh oui, je le vois le phare, très clairement) mais que je ne sais toujours pas vraiment quoi faire concrètement pour que ça aille. Je sais où est ma planète, j’ai les coordonnées GPS, mais mon vaisseau spatial refuse de décoller. Et il n’y a pas pire malédiction que d’avoir un potentiel et de ne pas parvenir à le réaliser parce que le monde n’en veut pas.

En tout cas, un récit à conseiller à tous ceux qui se posent des questions, ou ont envie de comprendre !

C’est l’histoire d’un zèbre
William RÉJAULT
Leduc.s, 2020

Carlota Fainberg, d’Antonio Munoz Molina

Carlota FainbergDans la vie, les grandes explosions de joie ou de malheur sont beaucoup moins fréquentes que ne le suggèrent les romans ou le cinéma. D’après mon expérience (pas trop vaste je m’empresse de le préciser), dans la vie de tout un chacun, beaucoup plus importants sont les petits disappointements qui gâchent la possibilité de satisfactions assez peu spectaculaires, vraiment très modestes et cependant très solides, qui se présentent à presque chacun d’entre nous.

J’avais ressorti ce roman, déjà lu il y a quelques années, de ma bibliothèque, à l’occasion du salon du livre, puisque l’essentiel de l’histoire se déroule en Argentine et qu’il y est question de Borges. Comme vous le voyez, je ne suis pas trop dans les temps pour en parler, mais comme on dit, mieux vaut tard que jamais.

Claudio, le narrateur, est espagnol, et professeur dans une université américaine. Coincé par une tempête de neige à l’aéroport de Pittsburg, alors qu’il doit se rendre à Buenos Aires pour participer à un colloque sur Borges dont il est spécialiste, il fait la rencontre d’un compatriote un peu collant, Marcelo, qui lui fait le récit d’une aventure qui lui est arrivée quelques années auparavant dans la capitale argentine. D’abord agacé, Claudio est peu à peu fasciné par ce récit.

Toute la force de ce roman fantastique tient dans la maîtrise parfaite de la narration, à tous les niveaux : d’abord, le rapport entre le récit cadre, à l’aéroport de Pittsburg, et le récit inséré de Marcelo, à Buenos Aires, qui finissent par se rejoindre lorsque Claudio parvient lui-même en Argentine et que ses pas le mènent sur les lieux des mystérieux événements qu’on lui a racontés. Ensuite, et surtout, la voix narratoriale ; cette voix peut d’abord paraître bizarre, car Claudio ne cesse d’émailler son discours de termes anglais, ce qui est de prime abord assez déroutant, et le rend un peu antipathique. Mais il est comme ça, on s’y fait, et cette manière de procéder est surtout une déformation professionnelle qui donne son sens au récit : il porte toujours sur les choses, et notamment sur l’histoire que lui raconte Marcelo, un regard analytique, celui du narratologue sémioticien. On a donc, toujours, un discours à double niveau, qui mène à une fascinante réflexion sur les pouvoirs du récit, car petit à petit, Claudio met son esprit critique en veille (relative) et, comme un enfant, et comme le lecteur, attend la « suite ». Et il faut dire que l’histoire elle-même, dont je ne dirai rien sinon qu’elle tourne autour d’une très mystérieuse femme qui a donné son titre au roman, est fascinante.

Je recommande chaudement !

Carlota Fainberg
Antonio MUÑOZ MOLINA
Seuil, 2001 (Points, 2002)