La beauté du geste, d’Yves Bichet : instants de grâce

La poésie pourrait ressembler à un geste, un premier mouvement du corps, une rencontre fortuite de la danse, de la musique et des mots qui célèbrent le quotidien, des mots capables de stopper notre fuite en avant, de rappeler le murmure du ruisselet derrière la maison, le lacis de ridules sur la joue tant aimée, l’avion qui s’arrache du sol, le nourrisson qui agrippe un index inconnu, la goutte de lymphe qui perle dans l’œil des coqs pendus sous les grands chênes, l’amandier en fleurs, l’aveugle qui caresse l’arcade sourcilière de son chien, et le peuple tout entier qui bataille.

Je n’ai pas pu résister à cette magnifique couverture qui représente des groseilles à l’aquarelle, et à ce titre ô combien prometteur.

Dans ce recueil de récits, Yves Bichet cherche les instants de grâce dans les gestes du quotidien, ceux auxquels on ne prête pas attention. Les gestes habiles ou tendre, les gestes techniques, les gestes cruels parfois. Le geste d’écrire. Le geste amoureux. Les gestes maladroits.

Et cela donne un ensemble assez hétéroclite. Certains textes sont des bouffées de poésie et de sensualité, lorsque la beauté d’un geste est nimbée de tout le reste, les odeurs, les textures, les sons. J’ai aimé ces réflexions sur le geste d’écrire, et les trop rares textes sur le geste amoureux. Malheureusement d’autres récits m’ont laissée à quai même s’ils restent touchants parce que dans la vie, mais ils ne m’ont pas parlé.

Néanmoins, l’ensemble reste une belle expérience de lecture, et je suis ravie d’avoir découvert un auteur que je ne connaissais pas.

La Beauté du geste
Yves BICHET
Le Pommier, 2023

L’extase du selfie et autres gestes qui nous disent, de Philippe Delerm : parler sans mots

On a fait l’amour. On pourrait dire qu’on est encore en train de faire l’amour. Mais non. La main cherche l’épaule de l’autre et s’y pose autrement. On vient de trouver le plaisir presque ensemble. Il semble que l’on est encore dans le plaisir, et cependant déjà si tranquilles, si sages. C’est bon de sentir toute la différence de ce geste, avant le moindre mot. Bon de sentir que, sans rupture, un vieux compagnonnage tendre se rétablit si vite, juste après. On a cru franchir des limites, toujours ce sentiment de franchir des limites, sans quoi l’amour ne serait rien. Et voilà qu’au-delà de la frontière le pays est à la fois nouveau et familier.

J’aime énormément Philippe Delerm, ses petits textes comme des poèmes qui décortiquent la banalité du quotidien. Chaque nouvelle publication est la promesse d’un plaisir somme toute court, mais vif et vivifiant. Le dernier ne déroge pas à la règle.

Ici, Delerm s’intéresse à ce que nos gestes disent de nous, ou plutôt au sens qui se trouve derrière nos gestes a priori les plus anodins, les plus instinctifs, les plus dénués de signification. Vapoter. Appeler le serveur au restaurant. Souffler dans le froid. Prendre un bébé dans ses bras. Toucher le tissus d’une robe. Passer la main sur un livre. Faire les carreaux. Prendre un selfie. Toucher l’autre, après l’amour.

Encore une fois, ce qui émerveille ici c’est cette attention subtile aux plus petits détails de la vie et notamment de la vie moderne : chaque geste est décrit avec une minutie extraordinaire, une précision d’orfèvre. Mais le plus étonnant, c’est le sens que Delerm met derrière des petites choses que l’on croit faire inconsciemment, involontairement, sans y penser et surtout sans rien vouloir signifier. Et pourtant, à chaque fois, on ne peut que s’exclamer « oh mais oui, c’est tout à fait ça ! ». Avec ce recueil, Delerm poursuit son étude à la fois amusée et tendre de la nature humaine, et le lecteur en ressort joyeux !

L’extase du selfie et autres gestes qui nous disent
Philippe DELERM
Seuil, 2019

1% Rentrée Littéraire 2019 – 8/6
By Hérisson

Un homme à sa fenêtre, de David Thomas : les choses de la vie

Chaque fois que je rencontre quelqu’un, je ne peux m’empêcher d’imaginer son expression à ce moment-là, surtout si c’est un con ou quelqu’un qui m’impressionne ou m’intimide, cela me le rend plus accessible. Je fais ça depuis toute petite, depuis que ma sœur de sept ans de plus que moi m’a raconté sa première fois avec un garçon. Lorsque je fais cet effort d’imagination, je ne suis plus en face d’une personne, je suis en face d’une femme ou d’un homme et de ce qu’ils ont de plus primitif. Lors de ces quelques secondes on ne peut mentir à personne, on est là dans le noyau, l’atome de ce que l’on est, on ne peut pas contrôler ça, comme lorsque l’on éternue ou que l’on chute. S’expose alors la plus pure révélation de soi. C’est uniquement ce visage-là qui m’intéresse chez les autres. J’aimerais avoir accès à ce visage-là. Parce qu’on n’est jamais autant soi-même qu’avec le visage que l’on prend quand on jouit.

En ce moment, j’ai un peu de mal avec la lecture, ou plutôt j’ai du mal avec la fiction : je lis beaucoup d’essais, je lis des récits, mais déjà les nouvelles, j’ai beaucoup de mal, et alors les romans, n’en parlons pas, je n’arrive absolument pas à entrer dedans et à m’intéresser aux personnages quels qu’ils soient (et ça m’embête bien parce que j’ai de jolies choses qui m’attendent). Je n’ai absolument aucune explication rationnelle à ce phénomène, mais enfin je suis bien embêtée, parce que j’ai envie de lire, quand même. Bref, comme j’avais en ma possession ce recueil de microfictions, je me suis dit que j’allais essayer.

Presque une centaine de petits textes composent ce recueil, impossible donc à résumer. De très courtes histoires, qui ressemblent parfois à des exercices de style, pas d’événements extraordinaires mais des petits bouts de vie de gens simples. Quelques écrivains…

Ça a fonctionné : je me suis plongée avec délices dans ces petits textes d’une grande variété de tons, de registres, de points de vue : beaucoup de tendresse mais aussi d’ironie et de cruauté, certaines histoires m’ont mis la larme à l’œil, d’autres m’ont fait rire, ou fait réfléchir : bref, je suis passée au cours de cette lecture par toute une gamme d’émotions, et c’est aussi, je pense, ce qu’il me fallait. Certains textes sont de véritables pépites comme celui que j’ai mis en exergue et qui m’a permis de comprendre un truc !

Bref, mon problème avec la fiction longue n’est certes pas résolu, mais j’ai pris un vif plaisir à découvrir David Thomas, ses microfictions et son regard sur le monde !

Un homme à sa fenêtre
David THOMAS
Anne Carrière, 2019

 

Et vous avez eu beau temps ? de Philippe Delerm

Et vous avez eu beau temps ? de Philippe DelermIl est peu de douleurs plus cruelles que d’être quitté par qui l’on aime. A cet irréductible chagrin, encore faut-il ajouter le questionnement de ceux qui viennent déposer une pincée de sel sur la blessure toute fraîche en demandant : « Et tu n’as rien senti venir ? »

Résolument, j’aime Philippe Delerm, son regard sur le monde à la fois candide et acéré. Le lire me fait toujours du bien, je ne saurais trop dire pourquoi, et son Journal d’un homme heureux en particulier m’avait beaucoup réconfortée. Alors en cette période de doutes, je me suis bien évidemment précipitée sur son dernier texte…

Dans ce nouvel opus, Delerm s’intéresse à la perfidie sous-jacente de certaines petites phrases a priori anodines, que l’on prononce sans y penser, ou que l’on entend sans forcément faire attention à ce qu’elles impliquent : « Et vous avez eu beau temps ? » à celui qui revient de vacances, « Et tu n’as rien senti venir ? » à celui qui vient de se faire larguer, « Vous étiez avant moi » dans la file d’attente, « Chez nous c’est trois » en faisant la bise, « on peut peut-être se tutoyer », et j’en passe…

Delerm est vraiment, encore une fois, l’entomologiste du quotidien : en peu de mots, il sait à la fois mettre le doigt sur les toutes petites choses auxquelles on n’aurait jamais pensé mais qui, une fois qu’elles nous ont été montrées, nous paraissent d’une évidence totale (combien de fois au cours de cette lecture me suis-je exclamée « mais oui ! Il a totalement raison ») et, à travers tout ça, raconter de petites histoires, microfictions qui racontent les failles, les creux, les bosses — celles de l’âme. Ce n’est pas son texte le plus gai, mais malgré tout, on en ressort encore une fois vivifié. Si vous aimez la petite musique de Delerm, foncez !

Et vous avez eu beau temps ?
Philippe DELERM
Seuil, 2018