Discours à l’Académie suédoise, de Bob Dylan

Discours à l'Académie suédoise, de Bob DylanLorsque j’ai reçu le prix Nobel de littérature, je me suis demandé quel lien mes chansons entretenaient au juste avec la littérature. J’ai voulu y réfléchir et m’interroger sur la nature de ce lien. Je vais tâcher d’exprimer cela pour vous. Et très probablement ça se fera de façon détournée, mais j’espère que mes explications seront dignes d’intérêt et éclairantes. 

On se souvient que l’an dernier, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a fait naître une véritable querelle dans les milieux littéraires, suivie d’un moment de flottement, Bob Dylan ayant mis des jours avant de finalement accepter son prix. Mais enfin, au final, comme tout le monde, il a dû se plier au fameux exercice de discours de réception, obligatoire,  exercice à l’origine de nombre de textes passionnants qui interrogent l’essence de la littérature et ce que c’est qu’être écrivain. Enfin, comme tout le monde, pas tout à fait, puisque Dylan prends toujours le contrepied de ce qu’on attend de lui : contrairement à ce qui se fait d’habitude, la médaille en or et le diplôme lui ont été remis dans un lieu privé et tenu secret, sans journalistes ni public. Mais le discours a été enregistré.

Dans ce discours, Dylan s’interroge donc sur les liens entre ses chansons et la littérature. Ce qui est d’ailleurs la question que se sont posée bien des gens après l’attribution du prix, et il n’y a pas de hasard : Dylan répond à ses détracteurs. Mais pas frontalement : c’est à ses influences qu’il va s’intéresser dans ce discours. Buddy Holly, à l’origine de tout, mais également ses lectures d’enfance, Moby Dick, A l’Ouest rien de nouveau et L’Odyssée notamment, à l’origine de ses thèmes obsédants et récurrents.

C’est un très beau texte, qui ne répond pas complètement à la question posée au départ mais finalement ce n’est pas étonnant, et qui est assez différent de ce qu’on a l’habitude de lire avec cet exercice, mais qui se révèle touchant. Il perd un peu à l’écrit et en traduction (à cause de la musicalité des mots et de la voix de Dylan), néanmoins, mais c’est tout de même un texte à avoir dans sa bibliothèque !

Discours à l’Académie suédoise
Bob DYLAN
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard
Fayard, 2017

Bloc Notes de rentrée

Et oui. Malheureusement, c’est déjà la rentrée, la vraie, pas la rentrée littéraire, qui signe la fin de l’insouciance, de la liberté, du temps à soi. Snif. Mais essayons de faire contre mauvaise fortune bon coeur, avec quelques infos capitales.

Le forum Fnac Livres

Forum fnac livresPour sa deuxième édition, le Forum Fnac Livres se décale un peu dans le temps et dans l’espace et aura lieu du 15 au 17 septembre à la Halle des Blancs Manteaux. Mais le principe reste le même : des auteurs en dédicaces, des rencontres, des surprises, et il s’ouvrira le 15 par la remise du premier prix littéraire de la saison, le Grand Prix du Roman Fnac. Comme l’an dernier, j’aurai le plaisir, avec 2-3 autres, d’interviewer le lauréat, et je passerai tout le week-end sur place. N’hésitez pas à passer !! Tout le programme ici

Une saison de Nobel


Sous le parrainage de Pierre-Gilles de Gennes, Prix Nobel de Physique 1991, Une Saison de Nobel rend hommage à un Auteur, Prix Nobel de Littérature, et à son oeuvre. En effet, les Prix Nobel, et en particulier le Prix Nobel de Littérature, couronnent des oeuvres ou des découvertes majeures de l’histoire de l’humanité. Une façon d’honorer des écrivains talentueux, dont le nom traverse le temps, et qu’il est bon parfois de redécouvrir… Une Saison de Nobel crée donc sur scène la rencontre entre un auteur, une oeuvre et un public. A noter, en ce début d’année, au théâtre de l’Oeuvre : 24 septembre : Gao Xingjian (Prix France 2000), 29 octobreJean-Marie Le Clézio (Prix France 2008), 26 novembre : Elfriede Jelinek (Prix Autriche 2004), 17 décembre : Dario Fo (Prix Italie 1997) !

Le Monde festival

Le Monde festival

Après le succès de l’édition 2016 du Monde Festival, qui a rassemblé près de 20 000 spectateurs, Le Monde lance la quatrième édition, autour de la thématique du rêve, les 22, 23, 24 et 25 septembre 2017. Cette année encore, débats, spectacles, rencontres et ateliers seront proposés pour échanger autour du « rêve » dans des lieux d’exception : à l’Opéra Bastille, au Palais Garnier et au Théâtre des Bouffes du Nord. Le rêve, aussi poétique que dynamique, porté sur l’action et l’avenir, permet à tous de rêver le monde, de l’imaginer, de le changer, de le rendre plus vivable collectivement, plus équitable, plus juste, plus audacieux. Des échanges enrichissants, auxquels contribueront de nombreux invités prestigieux venus du monde entier, qui vous feront partager leurs rêves du monde de demain. Parmi la centaine d’invités qui participeront au Monde Festival, seront notamment présents : Laurent Alexandre, Isabelle Autissier, Alain Badiou, Antoine de Baecque, Laurent Berger, Juliette Binoche, Philippe Chalmin, Judith Chemla, Patrick Cohen, Régis Debray, Aurélie Dupont, Ruth Elkrief, Christiane Lambert, David Le Breton, Lawrence Lessig, Sarah Marquis, Kevin Mayer, Dominique Méda, Catherine Millet, Pierre Musso, Françoise Nyssen, Serge Papin, David Pujadas, Christian de Portzamparc, Jean-Marie Robine, Ken Robinson, Perrine Ruby, Marjane Satrapi, Jean-Dominique Sénard, Leïla Slimani, Kate Tempest, Jean-François Toussaint, Katharine Viner… Tout le programme ici !

L’Exposition d’un rêve

Exposition d'un rêve
F. M. Einheit dans l’amphithéâtre en plein air de la Fondation Gulbenkian, Lisbonne © Marcia Lessa

Toujours sur le thème du rêve, La Fondation Calouste Gulbenkian à Paris propose pour son exposition de rentrée une expérience sonore, sous le commissariat de Mathieu Copeland, qui s’inspire des rêves de cinéastes et de dramaturges, de poètes et d’écrivains (entre autres Genesis Breyer, P-Orridge, Gabriel Abrantes, Tim Etchells, Pierre Paulin et Apichatpong Weerasethakul). Ces rêves ont ensuite été mis en musique par le musicien allemand F. M. Einheit et enregistrés à la Fondation et dans son jardin à Lisbonne, grâce à la contribution de nombreux musiciens et du Chœur Gulbenkian tout au long de l’année 2017. De quoi rappeler le « rêvatoire » de la Casa Pessoa : les Portugais ont décidément des idées bien poétiques ! A entendre à partir du 7 ocobre !

Les femmes de dictateurs, saison 2

Femmes de dictateurs

Après le succès de la première saison, découvrez trois nouvelles grandes familles d’épouses d’autocrates ou de despotes sanguinaires :  Les Impétueuses, Les Maudites, Les Matriarches. A découvrir dès le jeudi 21 septembre à 20h55 sur Planète+.

Like a Nobel Prize. La querelle de Bob Dylan

bobdylanDepuis jeudi, je ne sais toujours pas quoi en penser.

J’étais tout à fait persuadée que, pour des raisons pas uniquement littéraires d’ailleurs, Salman Rushdie serait cette année le lauréat du Prix Nobel de Littérature. Oates, cela m’aurait un peu révoltée, attendu qu’un écrivain qui signe une pétition pour qu’on ne remette pas un prix de la liberté d’expression à des journalistes assassinés, je trouve que ça affiche mal ; Roth je pense que plus personne n’y croit ; Adonis ça me ferait plaisir, me donnant l’occasion de le lire (parce que sans occasion… ; Kundera, cela me ravirait mais j’y crois de moins en moins ; enfin, bref, il y avait de multiples possibilités, certaines moins surprenantes que d’autres.

Lorsqu’une notification est arrivée sur mon téléphone (cette année je n’ai malheureusement pas pu suivre en direct l’annonce) pour me dire que c’était Bob Dylan, j’ai ri. D’abord parce que j’ai cru à une blague. Ensuite parce que j’ai compris que c’était vrai, et c’était un rire un peu jaune. Et je me suis dit que les jurés se moquaient quand même un peu du monde.

Après, je me suis rendu compte que cet avis (les jurés se moquent du monde) n’était pas unanimement partagé dans le petit univers littéraire, et qu’au contraire on assistait à un début de bataille rangée, de querelle comme l’histoire des lettres en compte tant. Passant outre les malotrus d’un bord ou de l’autre, se traitant qui de décérébré, qui de vieux hippie, qui d’assassin de la littérature, qui d’ignorant, je me suis intéressée d’un peu plus près aux arguments de ceux qui trouvaient ça chouette, que Bob Dylan ait le Prix Nobel. 

Mon point de vue de départ était déjà que la chanson est de la littérature, en particulier lorsqu’elle est écrite par quelqu’un de talent (Bob Dylan, Leonard Cohen, Patti Smith ou autres). Mon souci (et ma perplexité) était sur la question de la hiérarchie. Pas que la chanson soit un art mineur, je ne suis pas d’accord avec Gainsbourg sur ce point. Mais hiérarchie entre l’oeuvre de Dylan et celle des écrivains recalés.

L’idée, on le comprend, est d’interroger la définition même du champ littéraire et de ses frontières ; c’était déjà le cas l’an dernier avec Svetlana Alexievitch, qui écrit du reportage et non ce que l’on a l’habitude d’appeler « littérature ». Manifestement, les jurés du Nobel entendent mettre fin à la confusion, à l’identification littérature/roman ou plus largement fiction. Soit. De fait, pendant longtemps, la littérature, les Belles lettres, c’était un petit peu tout ce qui s’écrivait, finalement, des sermons de Bossuet aux chroniques de guerres en passant par les tragédies de Racine. Si l’on remonte encore plus loin, la littérature n’était pas écrite, mais orale et chantée. Que l’on pense à Homère, aède des aèdes.

De ce point de vue, le choix de Dylan fait évidemment sens : rappeler les sources orales et musicales de notre littérature. Rappeler que le champ littéraire est plus vaste que ce qu’on entend habituellement. Et à bien des égards, ce rappel est évidemment salutaire.

Est-il pour autant opportun ? C’est sur ce point, véritablement, que je reste sceptique. Le Nobel vise à récompenser un écrivain ayant rendu de grands services à l’humanité grâce à une œuvre littéraire qui « a fait la preuve d’un puissant idéal ». Est-ce le cas de Dylan ? Je veux bien acquiescer sur ce premier point. Même si, tout de même, je butte toujours sur cette histoire de hiérarchie. Sauf à considérer que le service rendu est d’autant plus grand que l’oeuvre circule mieux. Admettons.

Mais justement : l’oeuvre circule, partout. C’est bien. Mais. A l’heure où le livre, l’écrit est en danger, est-ce un bon signal de primer un auteur dont les gens pourront dire qu’ils connaissent son oeuvre parce qu’ils sont allés écouter cinq chansons sur youtube ? En un sens, c’est une bonne chose, cela désacralise le Nobel ; mais cela sonne aussi, un peu, démago. La littérature à portée de ceux qui ne lisent pas. Tous les ans, le Nobel fait vendre des livres, parce qu’il y a toujours des curieux pour s’intéresser à cet auteur lauréat que dans la plupart des cas ils ne connaissaient pas. Dans le cas présent, quand bien même le support livre existe (textes des chansons mais aussi chroniques) je crois que les gens vont surtout, dans le meilleur des cas, télécharger ses albums. Et ils auront raison, car la chanson ne se lit pas, elle s’écoute, sinon elle perd une grande partie de sa magie.

Du coup, après toutes ces réflexions, je reste profondément perplexe et partagée…

Et vous ?

La Guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch

La guerre n'a pas un visage de femmeJe recompose une histoire à partir de fragments de destins vécus, et cette histoire est féminine. Je veux connaître la guerre des femmes, et non celle des hommes. Quels souvenirs ont gardés ces femmes ? Que racontent-elles ? Personne encore ne les a écoutées…

Je ne connais pas grand chose à la littérature russe, et c’est encore un euphémisme de le dire comme ça. Mais, j’aime ne pas rester sur mes acquis, découvrir de nouvelles choses, et lorsqu’il y a quelque temps la librairie du Globe, librairie russe à Paris, m’a contactée pour un partenariat, j’y ai vu l’occasion de combler mes lacunes. Donc, c’est parti pour la découverte de la littérature russe (au sens large), en commençant par Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015, et l’une de ses enquêtes les plus marquantes.

Depuis la nuit des temps, la guerre a été considérée comme une affaire d’hommes, et que ce soit dans les livres d’histoire ou les récits épiques, on ne parle que d’eux. Pourtant, nombre de femmes étaient engagées dans les troupes soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale. Infirmières, brancardières, tireuses d’élite, pilotes de chasse, mécaniciennes ou simples soldats, elles ont fait preuve d’un courage exemplaire pour sauver leur patrie. Pendant sept ans, Svetlana Alexievitch les a rencontrées, a recueilli leur témoignage, leur a demandé de raconté leur guerre.

Et cela donne un texte saisissant, à la fois témoignage et écriture du témoignage, l’auteure s’interrogeant tout au long du récit sur son travail et les difficultés qu’elle rencontre. Sorte de je me souviens collectif, l’ouvrage donne un autre visage à cette boucherie héroïque, et s’interroge sur la place des femmes dans la guerre : est-elle un soldat comme les autres ? Ici, il est moins question de batailles et de victoires que du quotidien : le besoin, malgré tout, de rester jolie et féminine au coeur de l’horreur ; les problèmes pratiques comme l’hygiène, les besoins naturels, les règles (évidemment, rien n’a été prévu) lorsque leur cycle menstruel n’est pas tout simplement détraqué (ce qui arrive à beaucoup). Les enfants, la famille. La patrie qui passe avant tout. Et puis, bien sûr, le sang, le carnage, la mort. Et, malgré tout, parfois, l’amour qui surgit au milieu du chaos, le désir de vivre absolument. L’après-guerre, où ces femmes ont été traitées de manière scandaleuse…

Tour à tour le texte émeut, révolte, donne les larmes aux yeux ou la nausée. A lire par petits bouts, car c’est très oppressant, mais à lire absolument tout de même.

La Guerre n’a pas un visage de femme
Svetlana ALEXIEVITCH
La Renaissance, 2004 (J’ai Lu, 2005/2015)

Discours à l’Académie suédoise, de Patrick Modiano

discours à l'académieC’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un romancier – a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations.

C’est un exercice de style dont Modiano se serait sans doute passé, lui qui est si mal à l’aise avec l’oral. Mais tout nobélisé doit s’y plier : le discours de réception devant l’académie suédoise, à Stockholm. Beaucoup des discours de ses prédécesseur sont restés dans les annales : je pense à celui de Camus, je pense à celui de Doris Lessing.

Pour un écrivain, c’est surtout le moment de nous faire partager sa conception de la littérature et du monde.

Touchant et émouvant, ce discours de Modiano est totalement lui, de l’affirmation du romancier comme être d’écrit et non d’oral et de l’écriture comme activité solitaire, au rôle du lecteur, qui en sait finalement plus que l’auteur sur l’oeuvre. Modiano parle de l’Occupation et de l’importance de son époque pour un écrivain, même si la littérature a toujours quelque chose d’intemporel. Il affirme son amour de la ville et de Paris. Il explique que l’écriture est une lutte contre l’oubli.

Ce discours est avant tout un texte magnifique, d’une grande simplicité et d’une grande modestie, sur la littérature et ce que c’est que d’être écrivain. Un texte à lire et à relire, ou à revoir (j’avoue que la vidéo m’émeut beaucoup) :

Discours à l’Académie suédoise
Patrick MODIANO
Gallimard, 2015

(Egalement en intégralité sur le site de l’académie mais j’avais envie de l’avoir dans ma bibliothèque)

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, de Patrick Modiano

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartierLa seule chose qui l’avait préoccupé après la perte du carnet c’était d’y avoir mentionné son nom à lui, et son adresse. Bien sûr, il pouvait ne pas donner suite et laisser cet individu attendre vainement au 42, rue de l’Arcade. Mais alors, il resterait toujours quelque chose en suspens, une menace. Il avait souvent rêvé, au creux de certains après-midi de solitude, que le téléphone sonnerait et qu’une voix douce lui donnerait rendez-vous. Il se rappelait le titre d’un roman qu’il avait lu : Le Temps des rencontres. Peut-être ce temps-là n’était-il pas encore fini pour lui. Mais la voix de tout à l’heure ne lui inspirait pas confiance. A la fois molle et menaçante, cette voix. Oui.

Cet été, à Londres, j’avais lu Quartier Perduet j’ai trouvé très amusante, lorsque le dernier roman de Modiano est paru, la proximité des deux titres. Ravie que l’auteur ait retrouvé son plan de Paris, je ne pouvais qu’avoir envie de le lire : la coïncidence était trop croquignolette pour ne pas être un signe (de quoi, le mystère reste entier). Il était donc sur ma liste de lecture, mais je dois avouer que l’attribution du Prix Nobel à notre écrivain a quelque peu accéléré ma lecture.

Tout commence par un coup de téléphone : Jean Daragane, écrivain de son état, a perdu il y a quelque temps son carnet d’adresse, ce qui n’est d’ailleurs pas grave vu qu’il n’appelait plus les gens dont le numéro était consigné. Mais l’homme qui l’a retrouvé est assez insistant, et tient absolument à le lui rendre en main propre. Pas par altruisme : un des noms du carnet a attiré son attention, et il voudrait en savoir plus…

C’est un début de polar que nous avons là, et pendant quelques pages, on pourrait y croire. Mais nous sommes chez Modiano, et l’apparence ne fait pas l’essence. Si enquête il y a bien, elle est intime : elle ne vise pas à trouver un quelconque meurtrier, mais le passé et la mémoire, qui s’échappent toujours, « comme des bulles de savon ou des lambeaux d’un rêve qui se volatilisent au réveil ». Les couches temporelles se superposent, on s’y perd parfois, et à mesure que le personnage déambule dans Paris, le passé qu’il croyait enfoui resurgit soudainement, les fantômes réapparaissent, redonnant vie à ce que l’on avait oublié, volontairement ou non. Les preuves s’accumulent : dossiers, photos, témoignages. Le souvenir passe par le travail de l’écriture, comme des bouteilles à la mer. Les lieux. Paris se déploie sous nos yeux. Il y aurait tout un travail géocritique à faire sur le Paris de Modiano.

Un roman court, où l’on aime se perdre, et que je comparerais à une allumeuse, car nombre de fils narratifs restent en suspens : bien vite, le narrateur délaisse le présent pour le passé. Mais ce qu’il nous donne, sans aucun doute, est plus riche que ce qu’il nous refuse. Une petite musique que l’on reconnaît de roman en roman, une nouvelle variation sur la mémoire et l’oubli !

Lu par Jérôme, Noukette

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
Patrick MODIANO
Gallimard, 2014

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By Herisson

Edit : heureusement que Galéa est attentive et m’a signalé mon lapsus dans le titre (j’avais écrit Pour que tu ne ME perdes pas dans le quartier). Lapsus très modianesque, on va dire…

Chronique d’une mort annoncée, de Gabriel Garcia Marquez

chronique d'une mort annoncéeLe jour où il allait être abattu, Santiago Nasar s’était levé à cinq heure et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l’évêque arrivait. Il avait rêvé qu’il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se sentit couvert de chiures d’oiseaux. « Il rêvait toujours d’arbres », me dit Placida Linero, sa mère, vingt-sept ans après en évoquant les menus détails de ce lundi funeste.

Le 17 avril dernier, la mort de Gabriel Garcia Marquez, prix Nobel de littérature en 1982, nous a tous profondément attristés, et il semblait normal de lui rendre hommage sous forme de lecture commune d’une de ses œuvres. J’ai pour ma part choisi Chronique d’une mort annoncée, qui traînait dans ma PAL depuis de trop nombreuses années (genre, au moins 10).

Vingt-sept ans après les faits, le narrateur entreprend de « refaire avec des éclats épars le miroir cassé de la mémoire » et, à partir des « bribes éparpillées dans les souvenirs d’autrui », de reconstituer la journée où Santiago Nasar est mort. C’était un lundi, et tout le monde dans le village savait qu’il allait mourir, ses meurtriers s’en vantant depuis la veille. Tout le monde, sauf lui, et malgré tout, personne n’a pu empêcher la tragédie.

Ce roman, qui pourrait paraître simple et ne l’est pourtant pas, repose sur la mécanique de la tragédie grecque : tout se met en place implacablement pour mener à l’issue fatale, y compris les coïncidences les plus invraisemblables, la vie recourant sans cesse à « tant de hasards interdits en littérature » pour rendre l’absurde possible. Héros tragique et bouc-émissaire à la fois, Santiago Nasar n’est ni réellement bon, ni réellement mauvais, ni surtout réellement coupable puisqu’il s’agit finalement d’un vulgaire crime d’honneur dont les motivations permettent de juger du statut de la femme dans un temps et un lieu indistincts, mais visiblement sud-américain et oppressé par la religion. Dans ce roman, la culpabilité, si elle est bien le fait de deux individus assez rustres, est aussi collective, chacun apportant sa petite contribution, souvent sans le vouloir, à l’enchaînement des événements. On passe alors d’un personnage à un autre, les points de vue se multiplient, et le lecteur, pas à pas, reconstitue la chronologie désordonnée du jour funeste.

C’est évidemment un roman magistral, impeccablement construit, à la symbolique forte, et qu’il faut absolument lire.

Chronique d’une mort annoncée
Gabriel GARCIA MARQUEZ
Grasset, 1982 (Livre de Poche)

Gabriel-Garcia-Marquez-300x216By Stephie