L’année de la pensée magique, de Joan Didion : l’indicible du deuil

J’essaie ici de rétablir une cohérence dans la période qui suivit, ces semaines puis ces mois qui sapèrent toutes les convictions que j’avais jamais pu avoir sur la mort, sur la maladie, sur la probabilité et le hasard, sur les bonheurs et les revers du sort, sur le couple, les enfants, la mémoire, sur la douleur du deuil, sur la façon dont les gens se font et ne se font pas à l’idée que la vie a une fin, sur la précarité de la santé mentale, sur la vie même. Je suis écrivain depuis toujours. En tant que telle, même petite, bien avant qu’on commence à publier mes écrits, j’ai toujours eu le sentiment que le sens même des choses résidait dans le rythme des mots, des phrases, des paragraphes, j’ai développé une technique pour tenir à distance toutes mes pensées, toutes mes croyances, en les recouvrant d’un vernis de plus en plus impénétrable. Ma façon d’écrire, c’est ce que je suis, ou suis devenue.

Encore un texte autour duquel je tournais depuis longtemps, sans oser trop m’approcher. Le sujet, le deuil de l’homme avec qui on a partagé toute sa vie, me semblait à la fois essentiel et insupportable. Alors je ne peux pas vous dire pourquoi maintenant (mais c’est un fait, en ce moment j’ai besoin de certains textes que j’ai toujours remis à plus tard). Peut-être suite au documentaire sur Joan Didion que j’ai vu récemment. Mais c’était maintenant.

Le 30 décembre 2003, alors qu’ils viennent de revenir de l’hôpital où leur fille Quintana est aux soin intensif, Joan Didion et son mari John Dunne s’apprêtent à dîner. Un moment ordinaire, et puis tout bascule : John est terrassé par une crise cardiaque, et l’existence telle qu’elle était prend fin…

Beaucoup de choses traversent le lecteur en cheminant dans ce récit à la fois bouleversant (d’autant plus quand on sait que Quintana elle-même est morte pendant la promotion) et sobre, dans lequel Joan Didion tente de circonscrire l’indicible de la douleur de la perte, creusant ce qu’il y a de plus intime pour en faire quelque chose d’universel.

Dans cette expérience de la perte, la pensée rationnelle s’évanouit pour laisser place à la « pensée magique » : la recherche des signes qui annonçaient la catastrophe et le fait que John savait qu’il allait mourir et que ses romans en portent la trace. L’effet vortex qui aspire l’auteure dans des bouffées de souvenirs lorsqu’elle butte sur une de ces mines émotionnelles dont le monde est rempli. La certitude confuse qu’il va revenir et qu’il aura besoin de vêtements. Le regret de ne pas avoir plus profité de certains moments. La certitude que les choses auraient pu se passer autrement et le destin prendre un autre chemin.

Et malgré tout, avancer, s’occuper de Quintana, plusieurs fois entre la vie et la mort. Se documenter, lire des études scientifiques pour appréhender les choses, leur donner du sens. Et écrire. Ecrire ne répare pas, mais aide quand même.

Un récit magnifique, essentiel, qui remue jusqu’au plus profond des tripes, à lire absolument !

L’Année de la pensée magique
Joan DIDION
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty
Grasset, 2007 (LP, 2009)

Bilan des prix littéraires d’automne 2017

Les prix littéraires, cette année, ont eu tendance à m’agacer un peu (mais c’est un fait : je m’agace beaucoup en ce moment). Pas seulement parce que, comme d’habitude, les jurés se sont obstinés dans cette sale habitude de primer ce que je n’ai pas lu (et pourtant, j’en ai lu pas mal, et des chouettes trucs). Non, ce qui me désole, comme beaucoup, c’est qu’ils se sont surtout obstinés à ne primer que des hommes. Alors entendons nous bien : je ne milite absolument pas pour la discrimination positive, et ne veux pas qu’un roman soit primé parce qu‘il a été écrit par une femme. Mais. J’ai plutôt l’impression que cette année, d’excellents romans non pas eu de prix à cause du fait qu’ils aient été écrits par des femmes. Bref.

 Prix du roman FNAC : Bakhita de Véronique Olmi, un magnifique texte, habité et bouleversant, l’histoire d’une esclave devenue sainte, et que j’aurais aimé voir récolter d’autres lauriers !

– Grand Prix du roman de l’Académie Française : Mécaniques du chaos de Daniel Rondeau, chez Grasset. Un prix qui a surpris tout le monde, ceux (très nombreux) qui ne l’avaient pas lu et n’en avaient à la limite même pas entendu parler aussi bien que ceux qui l’avaient lu et ne comprennent pas trop. Je fais partie de la première catégorie.

– Prix Goncourt : L’Ordre du jour d’Eric Vuillard. Premier coup de sang, car on ne m’enlèvera pas mon intime conviction que si ni Zeniter ni Olmi ne l’ont eu, c’est simplement parce que le jury (certains membres…) n’a pas voulu couronner une femme deux années de suite. En outre, à titre très personnel mais tout de même (et après interrogatoire d’un échantillon varié de membres de mon entourage, j’ai noté que j’étais loin d’être la seule), je n’en peux tout simplement plus des romans sur la Seconde Guerre mondiale et le régime nazi et les nazis, et je n’en peux plus que ces ouvrages soient systématiquement primés, à croire que c’est la recette miracle et que rien d’autre en littérature n’est intéressant comme sujet (alors vous allez me dire : tu as adoré le roman de Désérable qui pourtant en parle, et je répondrai certes, mais enfin, tout de même). Donc je ne l’ai pas lu, et ne le lirai pas parce que je n’ai pas envie  (même si je n’ai rien contre Eric Vuillard, qui m’a l’air quelqu’un de charmant et un excellent écrivain, dont je lirai autre chose).

– Prix Renaudot : La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez. Même réflexion que pour le Goncourt (même si je n’ai rien contre Olivier Guez, qui m’a l’air etc.). Le prix Renaudot du meilleur essai va quant à lui à De l’ardeur de Justine Augier, qui suscite chez moi un frémissement d’intérêt, mais honnêtement je manque de temps. Enfin, le Renaudot poche va à Les méduses ont-elles sommeil de Louisiane C. Dor, que je n’ai pas lu non plus mais l’auteure est très sympa !

– Prix Décembre : Le dossier M de Grégoire Bouillier. Alors c’est un peu un exception dans cette liste de prix, puisque, certes, je ne l’ai pas lu, mais, mais, mais, je dois dire que ça a l’air fort intéressant. Le seul problème est que c’est un peu trop volumineux et que, clairement, je manque de temps… dommage !

Prix du premier roman : Ma Reine de Jean-Baptiste Andréa, que… je n’ai pas lu.

– Prix Femina : La Serpe de Philippe Jaenada. A ce stade, j’ai quand même eu envie d’embrasser l’auteur pour avoir sauvé mon honneur, ainsi que les membres du jury. Cela dit, je reste tout de même ennuyée que même le Femina ne soit pas foutu de couronner une écrivaine mais enfin, si je commence à chipoter, on n’est pas sorti de l’auberge. Côté Femina étranger, c’est l’Américain John Edgar Wideman qui est récompensé pour Ecrire pour sauver une vie, le dossier Louis Till (j’aime bien le titre…), quant au Femina essai il a été attribué à Jean-Luc Coatalem pour Mes pas vont ailleurssur lequel je n’ai strictement rien à dire on s’en doute. Par contre, je suis très heureuse qu’un prix essai spécial ait été décerné à Françoise Héritier pour l’ensemble de son oeuvre, car j’aime beaucoup son oeuvre, et comme elle est malheureusement décédée depuis, c’est encore plus important !

 Prix de Flore : Eva Ionesco était sans doute trop attendue (et puis bon, c’est une femme…) et le prix a été donné à deux auteurs : Pierre Ducrozet pour L’Invention des corps et Johann Zarca pour Paname Underground. Inutile de préciser que je ne pense strictement rien de ces deux livres ni de leurs auteurs…

– Prix Intérallié : je les soupçonne d’avoir voulu primer Jaenada et de s’être faits griller par le Femina, parce qu’ils se sont tout de même pris 15 jours de plus. Bref. Le prix va à Jean-René Van der Plaetsen pour La Nostalgie de l’honneur, qui récolte aussi le Prix Giono. Je ne connais pas ce monsieur, et si vous voulez le roman abordant le sujet de la Résistance, on va dire que je vais continuer à ne pas le connaître…

– Prix Médicis : Yannick Haenel pour Tiens ferme ta couronneRoman que je n’ai évidemment pas lu, mais qui a l’air sympathique.

– Prix Renaudot des lycéens : Kaouther Adimi pour Nos richesses, roman que je n’ai pas lu, mais qui me tentait assez je dois dire. Elle obtient aussi le Prix du style.

– Prix Goncourt des lycéens (et Prix Landerneau des lecteurs) : L’Art de perdre d’Alice Zeniter. Un roman que je n’ai pas lu faute de réelle occasion, mais qui me tente assez. Je le lirai peut-être (ce n’est pas un engagement ferme, à cause du temps).

Bon. L’an prochain, si vous voulez un prix, surtout, faites en sorte que surtout, je ne lise pas votre roman.

Bilan des prix littéraires d’automne 2016

prix litterairesComme l’an dernier, petit bilan des prix littéraires d’automne. Cette année, je n’ai pas eu beaucoup de nez, et j’ai bien cru, à un moment, que mon score avoisinerait le zéro… Heureusement que les jeunes sont là !

Les lauréats de cette année sont donc :

– Prix du roman FNAC et Prix Goncourt des lycéens : Petit Pays de Gaël Faye, un roman très fort et parfaitement maîtrisé sur l’exil et la perte du paradis de l’enfance. Pour ne rien gâcher, l’auteur est adorable, et assurément une plume à suivre !

– Prix Femina : Le Garçon de Marcus Malte, dont je n’ai rien à dire (je n’en ai lu que des éloges, mais je ne crois réellement pas que ce soit pour moi) ; par contre le Femina Étranger va à Rabbih Alameddine pour Les Vies de papierun roman que j’ai beaucoup, beaucoup aimé ! Quant au Femina essai, attribué à Ghislaine Dunant pour Charlotte Delbo, une vie retrouvée, la polémique ne me donne pas du tout envie de me pencher dessus (un essai sans bibliographie, pour l’universitaire que j’ai été, cela me perturbe)!

– Grand Prix du roman de l’Académie Française : Le Dernier des nôtres d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre ; là encore un roman que je n’ai pas lu. Sans raison particulière d’ailleurs, sinon qu’on ne peut pas tout lire.

– Prix Médicis : Laetitia d’Ivan Jablonka (qui obtient aussi le prix littéraire du Monde), que je ne lirai pas, à la base je trouvais le sujet malsain et racoleur et ce qu’en a dit Arnaud Viviant au Masque et dans Ça balance à Paris a achevé de me convaincre de ne pas. Il paraît que j’ai tort, et d’ailleurs Viviant est un peu le seul à démolir ce livre, mais je me fie toujours à mon instinct qui sur ce coup rejoint ses arguments. Et puis bon, récompenser d’un prix du roman une oeuvre de non-fiction, ça me dérange un peu, d’autant qu’il existe un Médicis Essai (qui va à Jacques Henric pour Boxe). Quant au Médicis étranger il a récompensé Steve Sem-Sandberg pour Les élus.

– Prix Goncourt. Quatre finalistes, trois romans que j’ai lus et aimés, un que je n’ai ni lu ni envie de lire. Devinez ? Et oui, le prix a été attribué à Leïla Slimani pour Chanson Douce, celui que je n’ai pas lu, donc (toujours une question d’instinct, même si là encore il paraît que j’ai tort, mais j’aime affirmer mon originalité). Bon, j’ai quand même un truc à déclarer sur ce prix : j’ai interviewé l’auteure pour la FNAC :

– Prix Renaudot : Babylone de Yasmina Reza. J’ai hésité, et puis, ayant beaucoup d’autres romans qui me tentaient plus, j’ai renoncé. Vraiment, j’ai du nez !

– Prix décembre : Alain Blottière pour Comment Baptiste est mort. Je n’avais rien lu de la sélection…

– Prix Intérallié : Serge Joncour pour Repose-toi sur moiA ce stade des prix, je pensais vraiment que les divers jurys allaient continuer obstinément à ne primer que des livres que je n’avais pas lus. Même si là, pour le coup, j’en avais lu deux sur trois dans la dernière sélection. En tout cas, cela fait un beau prix pour un joli roman.

– Prix de Flore : Double Nationalité de Nina Yargekov. Alors non seulement je ne l’ai pas lu, mais je n’en avais même pas entendu parler (je regarde trop peu le catalogue POL lorsqu’il ne contient pas un nouveau Carrère)

– Prix Renaudot des lycéens : Giboulées de soleil de Lenka Hornakova-Civade ! Un très beau roman, les jeunes ont beaucoup de goût et priment un livre dont on a trop peu parlé !

– Prix des savoirs : le formidable petit essai de Lauren Malka, Les Journalistes se slashent pour mourir ! Si vous ne l’avez pas encore lu, précipitez-vous, il démythifie beaucoup de choses concernant la presse !

– Prix du style : le superbe Désorientale de Negar Djavadi, un de mes coups de coeur !

– Prix Femina des lycéennes : Tropique de la violence de Nathacha Appanah. Rien de spécial à dire…

Et vous, vous avez lu (et aimé) beaucoup de livres dans cette liste ?

Bilan des prix littéraires d’automne 2015

Prix littéraires 2015La saison des prix littéraires d’automne est désormais terminée. Et je trouve que c’est, plutôt, une bonne cuvée, attendu que j’ai lu (et aimé) un bon nombre des primés. Avant qu’ils ne soient primés, vu que ce n’est pas du tout mon genre de lire un roman simplement parce qu’il a obtenu un prix, raison pour laquelle habituellement mon taux de lecture des prix littéraires avoisine le 0 (je ne sais pas pourquoi, je n’ai jamais les mêmes choix que les jurés, ce qui me fait pester d’ailleurs). En revanche, il m’arrive souvent de m’intéresser aux premières listes, qui mettent en avant des oeuvres que je n’avais pas remarquées. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est voir primer un ouvrage que j’ai plébiscité de moi-même. Ce qui donc, habituellement, n’arrive jamais, sauf cette année !

Les lauréats sont donc :

– Grand Prix de l’Académie Française : Les Prépondérants d’Hédi Kaddour et 2084 de Boualem Sansal, ce dernier étant également nommé « meilleur livre de l’année » par le magazine Lire. Je n’ai pas lu le premier, et n’ai pas l’intention de le faire, le sujet ne m’intéressant pas. Le second, je l’ai lu, je ne l’ai pas trouvé si excellent que ça d’un point de vue strictement littéraire, néanmoins, à la lumière des événements récents, je le pense indispensable.

– Prix Goncourt : Boussole de Mathias Enard. Mon histoire avec le Goncourt est compliquée : systématiquement, les jurés priment, dans une liste où il y a des choses qui me plaisent beaucoup, le roman que je n’ai pas envie de lire, pour des raisons diverses. A chaque fois je suis déçue. Cela faisait donc des années que je n’avais pas lu le lauréat. Vous imaginez donc ma joie de voir primer cette année un roman lu et aimé (même si ce n’était pas mon préféré dans la liste) !

– Prix Renaudot et Prix Goncourt des lycéens : D’Après une histoire vraie, de Delphine de Vigan que j’ai pour ma part beaucoup aimé, et je suis donc ravie qu’il ait ce prix, notamment parce que c’est assez grand public et que cela équilibre avec le Goncourt d’Enard. Et puis, de toute façon, j’aime énormément Delphine de Vigan, que je vois ce soir en dédicace !

– Prix Femina : La Cache de Christophe Boltanski, que je n’ai pas lu, mais que j’avais repéré à sa sortie (mais que voulez-vous, il faut bien faire des choix…). On verra quand il sera disponible en poche !

– Prix Medicis : Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai que j’avais repéré dans la liste du Goncourt, qui était mon favori pour ce prix, qui aurait fait aussi un beau Femina, et que finalement je désespérais de voir récompensé. Donc le Medicis, c’est bien !

– Prix Décembre : Un Amour Impossible de Christine Angot. Sans commentaire, je ne me suis toujours pas penchée sur le cas Angot. Il y a quelque chose en moi qui résiste, j’ai peur que la lecture de ses livres, vu le sujet central, me traumatise…

– Prix Interallié : La Septième fonction du langage de Laurent Binet, qui obtient aussi le prix FNAC. Un de mes coups de coeur de la rentrée littéraire, donc ravie !

– Prix Renaudot des lycéens : Juste avant l’Oubli d’Alice Zeniter, là encore un roman que j’ai beaucoup aimé, une auteure à mon avis à suivre de très près, un joli choix des lycéens donc !

– Prix de Flore : La Fleur du Capital de Jean-Noël Orengo. Je ne l’ai pas lu et je ne sais trop quoi en penser a priori, le sujet pourrait m’intéresser, à voir donc…

– Prix du style : Profession du Père de Sorj Chalandon. Je suis très contente que Chalandon ait finit par avoir un prix, ce qui est paradoxal car je ne l’ai pas lu, mais je fais pleinement confiance à tous les gens qui l’ont aimé. Pour des raisons personnelles je pense que je ne le lirai néanmoins pas (j’ai beaucoup pleuré en l’entendant dans Boomerang, je pense que ça suffira)

Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai

Titus n'aimait pas BéréniceSelon les jours, elle cite Captive, toujours triste, importune à moi-même, Peut-on haïr sans cesse et punit-on toujours ? ou Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. Ou encore Je demeurai longtemps errant dans Césarée. Elle trouve toujours un vers qui épouse le contour de ses humeurs, la colère, la déréliction, la catatonie… Racine, c’est le supermarché du chagrin d’amour, lance-t-elle pour contrebalancer le sérieux que ses citations provoquent quand elle les jette dans la conversation. 

Si j’étudie plus souvent Molière que Racine, c’est pourtant bien ce dernier que je considère comme le plus grand génie dramatique français (et un des plus grand génies de la littérature française). Ceci expliquant d’ailleurs cela, mais nous en reparlerons. Toujours est-il donc que Racine, je le cite très souvent, comme l’héroïne de ce roman à côté duquel j’aurais bien pu passer, s’il n’avait éveillé mon intérêt par sa présence dans certaines listes de prix littéraires, et notamment le Goncourt…

Titus aime Bérénice, et pourtant il la quitte pour revenir avec sa femme Roma, la mère de ses enfants. Bérénice ne s’en remet pas, et aucune des phrases toutes faites que lui assènent ses amis pour la consoler ne peut l’aider. Mais après avoir entendu une phrase, un vers, qui fait écho en elle, elle se replonge dans les tragédies de Racine, cherchant à résoudre une énigme : comment un homme a-t-il si bien su décrire la passion amoureuse des femmes ? Si elle perce ce mystère, alors Bérénice saura pourquoi Titus l’a quittée…

Avec ce roman, Nathalie Azoulai magnifie le sujet le plus banal qui soit, la rupture amoureuse, tout en rendant un magnifique hommage à la littérature, à sa force, et à l’un de ses représentants les plus illustres. L’hypotexte et son hypertexte ne cessent de se tisser et de s’entremêler à tous les niveaux, dans une presque fusion poétique. Si le récit-cadre nous propose une situation commune, l’essentiel du roman est constitué d’une rêverie biographique sur Racine dont il explore les replis les plus intimes de l’âme, et notamment cette tension permanente entre l’éros, la vie, la passion, le monde, et le thanatos de l’austérité janséniste dans laquelle il a été élevé à Port-Royal ; et c’est bien cette tension, ce tiraillement perpétuel qui permet de saisir l’essence de la sensibilité racinienne, de creuser son âme, car c’est bien par là qu’il devient écrivain, en fondant la pulsion débordante de vie dans la rigueur de la langue et de l’alexandrin. Rêverie sur la vie, sur l’amour, sur la passion, d’une grande sensualité, ce roman est aussi une rêverie sur la langue, corset qui permet à Racine de s’épanouir pleinement dans une fulgurance sublime. Avec lui, on est sous alexandrins comme d’autres sont sous antidépresseurs. La langue se fait chair, il la modèle comme un sculpteur la glaise, la taille comme un diamant pour en révéler toute la pureté.

Un roman sublime à l’image de son sujet, somptueusement écrit, tellement juste, tellement percutant sur la langue, la poésie, la passion amoureuse que c’est du bonheur, en tout cas si on aime Racine, qu’on le tient pour un des plus grands génies de la littérature et qu’on connaît un peu l’histoire du XVIIe ! Je ne sais pas s’il aura le prix Goncourt (édit : non mais il a eu le prix Médicis) en tout cas j’en fais un coup de cœur et vous encourage à vous précipiter chez votre libraire !

Titus n’aimait pas Bérénice
Nathalie AZOULAI
POL, 2015

RL201535/36
By Hérisson