Bilan des prix littéraires d’automne 2017

Les prix littéraires, cette année, ont eu tendance à m’agacer un peu (mais c’est un fait : je m’agace beaucoup en ce moment). Pas seulement parce que, comme d’habitude, les jurés se sont obstinés dans cette sale habitude de primer ce que je n’ai pas lu (et pourtant, j’en ai lu pas mal, et des chouettes trucs). Non, ce qui me désole, comme beaucoup, c’est qu’ils se sont surtout obstinés à ne primer que des hommes. Alors entendons nous bien : je ne milite absolument pas pour la discrimination positive, et ne veux pas qu’un roman soit primé parce qu‘il a été écrit par une femme. Mais. J’ai plutôt l’impression que cette année, d’excellents romans non pas eu de prix à cause du fait qu’ils aient été écrits par des femmes. Bref.

 Prix du roman FNAC : Bakhita de Véronique Olmi, un magnifique texte, habité et bouleversant, l’histoire d’une esclave devenue sainte, et que j’aurais aimé voir récolter d’autres lauriers !

– Grand Prix du roman de l’Académie Française : Mécaniques du chaos de Daniel Rondeau, chez Grasset. Un prix qui a surpris tout le monde, ceux (très nombreux) qui ne l’avaient pas lu et n’en avaient à la limite même pas entendu parler aussi bien que ceux qui l’avaient lu et ne comprennent pas trop. Je fais partie de la première catégorie.

– Prix Goncourt : L’Ordre du jour d’Eric Vuillard. Premier coup de sang, car on ne m’enlèvera pas mon intime conviction que si ni Zeniter ni Olmi ne l’ont eu, c’est simplement parce que le jury (certains membres…) n’a pas voulu couronner une femme deux années de suite. En outre, à titre très personnel mais tout de même (et après interrogatoire d’un échantillon varié de membres de mon entourage, j’ai noté que j’étais loin d’être la seule), je n’en peux tout simplement plus des romans sur la Seconde Guerre mondiale et le régime nazi et les nazis, et je n’en peux plus que ces ouvrages soient systématiquement primés, à croire que c’est la recette miracle et que rien d’autre en littérature n’est intéressant comme sujet (alors vous allez me dire : tu as adoré le roman de Désérable qui pourtant en parle, et je répondrai certes, mais enfin, tout de même). Donc je ne l’ai pas lu, et ne le lirai pas parce que je n’ai pas envie  (même si je n’ai rien contre Eric Vuillard, qui m’a l’air quelqu’un de charmant et un excellent écrivain, dont je lirai autre chose).

– Prix Renaudot : La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez. Même réflexion que pour le Goncourt (même si je n’ai rien contre Olivier Guez, qui m’a l’air etc.). Le prix Renaudot du meilleur essai va quant à lui à De l’ardeur de Justine Augier, qui suscite chez moi un frémissement d’intérêt, mais honnêtement je manque de temps. Enfin, le Renaudot poche va à Les méduses ont-elles sommeil de Louisiane C. Dor, que je n’ai pas lu non plus mais l’auteure est très sympa !

– Prix Décembre : Le dossier M de Grégoire Bouillier. Alors c’est un peu un exception dans cette liste de prix, puisque, certes, je ne l’ai pas lu, mais, mais, mais, je dois dire que ça a l’air fort intéressant. Le seul problème est que c’est un peu trop volumineux et que, clairement, je manque de temps… dommage !

Prix du premier roman : Ma Reine de Jean-Baptiste Andréa, que… je n’ai pas lu.

– Prix Femina : La Serpe de Philippe Jaenada. A ce stade, j’ai quand même eu envie d’embrasser l’auteur pour avoir sauvé mon honneur, ainsi que les membres du jury. Cela dit, je reste tout de même ennuyée que même le Femina ne soit pas foutu de couronner une écrivaine mais enfin, si je commence à chipoter, on n’est pas sorti de l’auberge. Côté Femina étranger, c’est l’Américain John Edgar Wideman qui est récompensé pour Ecrire pour sauver une vie, le dossier Louis Till (j’aime bien le titre…), quant au Femina essai il a été attribué à Jean-Luc Coatalem pour Mes pas vont ailleurssur lequel je n’ai strictement rien à dire on s’en doute. Par contre, je suis très heureuse qu’un prix essai spécial ait été décerné à Françoise Héritier pour l’ensemble de son oeuvre, car j’aime beaucoup son oeuvre, et comme elle est malheureusement décédée depuis, c’est encore plus important !

 Prix de Flore : Eva Ionesco était sans doute trop attendue (et puis bon, c’est une femme…) et le prix a été donné à deux auteurs : Pierre Ducrozet pour L’Invention des corps et Johann Zarca pour Paname Underground. Inutile de préciser que je ne pense strictement rien de ces deux livres ni de leurs auteurs…

– Prix Intérallié : je les soupçonne d’avoir voulu primer Jaenada et de s’être faits griller par le Femina, parce qu’ils se sont tout de même pris 15 jours de plus. Bref. Le prix va à Jean-René Van der Plaetsen pour La Nostalgie de l’honneur, qui récolte aussi le Prix Giono. Je ne connais pas ce monsieur, et si vous voulez le roman abordant le sujet de la Résistance, on va dire que je vais continuer à ne pas le connaître…

– Prix Médicis : Yannick Haenel pour Tiens ferme ta couronneRoman que je n’ai évidemment pas lu, mais qui a l’air sympathique.

– Prix Renaudot des lycéens : Kaouther Adimi pour Nos richesses, roman que je n’ai pas lu, mais qui me tentait assez je dois dire. Elle obtient aussi le Prix du style.

– Prix Goncourt des lycéens (et Prix Landerneau des lecteurs) : L’Art de perdre d’Alice Zeniter. Un roman que je n’ai pas lu faute de réelle occasion, mais qui me tente assez. Je le lirai peut-être (ce n’est pas un engagement ferme, à cause du temps).

Bon. L’an prochain, si vous voulez un prix, surtout, faites en sorte que surtout, je ne lise pas votre roman.

Sondage express Goncourt

Comme tous les ans, sondage express Goncourt. D’habitude je le fais sur Facebook, mais le nombre de votants est limité si on n’allonge pas les billets, ça m’agace, donc cette année je le fais ici. Attention, les deux questions sont légèrement différentes, puisque la première concerne ce que vous voteriez vous, la deuxième ce que vous pensez que le jury va voter, l’intérêt étant de mesurer les écarts ! Et pas besoin d’avoir tout lu pour voter !

L’Amant, de Marguerite Duras

L'Amant, de Marguerite DurasL’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements. J’ai commencé à écrire dans un milieu qui me portait très fort à la pudeur. Ecrire pour eux était encore moral. Ecrire, maintenant, il semblerait que ce ne soit plus rien bien souvent. Quelquefois je sais cela : que du moment que ce n’est pas, toutes choses confondues, aller à la vanité et au vent, écrire ce n’est rien. Que du moment que ce n’est pas, chaque fois, toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable, écrire ce n’est rien que publicité. 

Je l’ai déjà dit il a quelques mois, j’ai un rapport complexe avec Duras, entre fascination et répulsion : je ne suis pas durassolâtre, mais je ne fais pas partie non plus de ceux qui l’estiment surestimée. Cela dépend des textes. L’Amant fait partie des textes qui m’ont marquée, je l’ai lu plusieurs fois, notamment à l’adolescence, moins que Bonjour Tristesse mais je pense néanmoins, avec le recul, qu’il fait partie de ceux qui m’ont donné envie d’écrire. Je ne l’avais pas lu depuis longtemps, mais lorsque l’autre jour Philippe Besson a parlé de Duras dans l’émission spéciale « Valise de l’été » de La Grande Librairie, je l’ai immédiatement sorti de ma bibliothèque (qui désormais est à peu près correctement organisée) pour le mettre dans ma propre sélection estivale, d’autant plus rapidement que j’avais récemment « rencontré » la tombe de l’auteure au cimetière du Montparnasse.

Sur le bac qui traverse le Mékong pour la ramener à Saigon après les vacances, la narratrice, 15 ans 1/2, rencontre un riche Chinois qui devient son amant…

L’histoire, c’est ça, cette rencontre qui fera de « la Petite » une femme, et en même temps, ce n’est pas vraiment ça : l’écriture durassienne ne cesse de s’éloigner de son fil narratif principal, se perdant en analepses et prolepses sur sa vie en Indochine, son rapport compliqué à sa mère, le petit frère, et son voyou de frère aîné, sur sa vie en France, des années plus tard. Toujours elle revient à l’Amant, dans des pages somptueuses de sensualité, « exténuée de désir », toujours elle s’en éloigne à nouveau, tout comme elle s’éloigne d’elle-même, passant de la 1ere personne à la 3e personne de « la petite ». Toujours, aussi, elle réfléchit à l’écriture, le noeud de toute l’oeuvre de Duras : comment écrire sur soi ?

Evidemment, il faut lire L’Amant parce que c’est, tout de même, un des grands textes de la littérature française, un texte sur le corps féminin, la séduction, le désir, roman d’apprentissage autofictionnel qui nous parle aussi de la nécessité d’écrire…

L’Amant
Marguerite DURAS
Minuit, 1984

Bilan des prix littéraires d’automne 2016

prix litterairesComme l’an dernier, petit bilan des prix littéraires d’automne. Cette année, je n’ai pas eu beaucoup de nez, et j’ai bien cru, à un moment, que mon score avoisinerait le zéro… Heureusement que les jeunes sont là !

Les lauréats de cette année sont donc :

– Prix du roman FNAC et Prix Goncourt des lycéens : Petit Pays de Gaël Faye, un roman très fort et parfaitement maîtrisé sur l’exil et la perte du paradis de l’enfance. Pour ne rien gâcher, l’auteur est adorable, et assurément une plume à suivre !

– Prix Femina : Le Garçon de Marcus Malte, dont je n’ai rien à dire (je n’en ai lu que des éloges, mais je ne crois réellement pas que ce soit pour moi) ; par contre le Femina Étranger va à Rabbih Alameddine pour Les Vies de papierun roman que j’ai beaucoup, beaucoup aimé ! Quant au Femina essai, attribué à Ghislaine Dunant pour Charlotte Delbo, une vie retrouvée, la polémique ne me donne pas du tout envie de me pencher dessus (un essai sans bibliographie, pour l’universitaire que j’ai été, cela me perturbe)!

– Grand Prix du roman de l’Académie Française : Le Dernier des nôtres d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre ; là encore un roman que je n’ai pas lu. Sans raison particulière d’ailleurs, sinon qu’on ne peut pas tout lire.

– Prix Médicis : Laetitia d’Ivan Jablonka (qui obtient aussi le prix littéraire du Monde), que je ne lirai pas, à la base je trouvais le sujet malsain et racoleur et ce qu’en a dit Arnaud Viviant au Masque et dans Ça balance à Paris a achevé de me convaincre de ne pas. Il paraît que j’ai tort, et d’ailleurs Viviant est un peu le seul à démolir ce livre, mais je me fie toujours à mon instinct qui sur ce coup rejoint ses arguments. Et puis bon, récompenser d’un prix du roman une oeuvre de non-fiction, ça me dérange un peu, d’autant qu’il existe un Médicis Essai (qui va à Jacques Henric pour Boxe). Quant au Médicis étranger il a récompensé Steve Sem-Sandberg pour Les élus.

– Prix Goncourt. Quatre finalistes, trois romans que j’ai lus et aimés, un que je n’ai ni lu ni envie de lire. Devinez ? Et oui, le prix a été attribué à Leïla Slimani pour Chanson Douce, celui que je n’ai pas lu, donc (toujours une question d’instinct, même si là encore il paraît que j’ai tort, mais j’aime affirmer mon originalité). Bon, j’ai quand même un truc à déclarer sur ce prix : j’ai interviewé l’auteure pour la FNAC :

– Prix Renaudot : Babylone de Yasmina Reza. J’ai hésité, et puis, ayant beaucoup d’autres romans qui me tentaient plus, j’ai renoncé. Vraiment, j’ai du nez !

– Prix décembre : Alain Blottière pour Comment Baptiste est mort. Je n’avais rien lu de la sélection…

– Prix Intérallié : Serge Joncour pour Repose-toi sur moiA ce stade des prix, je pensais vraiment que les divers jurys allaient continuer obstinément à ne primer que des livres que je n’avais pas lus. Même si là, pour le coup, j’en avais lu deux sur trois dans la dernière sélection. En tout cas, cela fait un beau prix pour un joli roman.

– Prix de Flore : Double Nationalité de Nina Yargekov. Alors non seulement je ne l’ai pas lu, mais je n’en avais même pas entendu parler (je regarde trop peu le catalogue POL lorsqu’il ne contient pas un nouveau Carrère)

– Prix Renaudot des lycéens : Giboulées de soleil de Lenka Hornakova-Civade ! Un très beau roman, les jeunes ont beaucoup de goût et priment un livre dont on a trop peu parlé !

– Prix des savoirs : le formidable petit essai de Lauren Malka, Les Journalistes se slashent pour mourir ! Si vous ne l’avez pas encore lu, précipitez-vous, il démythifie beaucoup de choses concernant la presse !

– Prix du style : le superbe Désorientale de Negar Djavadi, un de mes coups de coeur !

– Prix Femina des lycéennes : Tropique de la violence de Nathacha Appanah. Rien de spécial à dire…

Et vous, vous avez lu (et aimé) beaucoup de livres dans cette liste ?

Bilan des prix littéraires d’automne 2015

Prix littéraires 2015La saison des prix littéraires d’automne est désormais terminée. Et je trouve que c’est, plutôt, une bonne cuvée, attendu que j’ai lu (et aimé) un bon nombre des primés. Avant qu’ils ne soient primés, vu que ce n’est pas du tout mon genre de lire un roman simplement parce qu’il a obtenu un prix, raison pour laquelle habituellement mon taux de lecture des prix littéraires avoisine le 0 (je ne sais pas pourquoi, je n’ai jamais les mêmes choix que les jurés, ce qui me fait pester d’ailleurs). En revanche, il m’arrive souvent de m’intéresser aux premières listes, qui mettent en avant des oeuvres que je n’avais pas remarquées. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est voir primer un ouvrage que j’ai plébiscité de moi-même. Ce qui donc, habituellement, n’arrive jamais, sauf cette année !

Les lauréats sont donc :

– Grand Prix de l’Académie Française : Les Prépondérants d’Hédi Kaddour et 2084 de Boualem Sansal, ce dernier étant également nommé « meilleur livre de l’année » par le magazine Lire. Je n’ai pas lu le premier, et n’ai pas l’intention de le faire, le sujet ne m’intéressant pas. Le second, je l’ai lu, je ne l’ai pas trouvé si excellent que ça d’un point de vue strictement littéraire, néanmoins, à la lumière des événements récents, je le pense indispensable.

– Prix Goncourt : Boussole de Mathias Enard. Mon histoire avec le Goncourt est compliquée : systématiquement, les jurés priment, dans une liste où il y a des choses qui me plaisent beaucoup, le roman que je n’ai pas envie de lire, pour des raisons diverses. A chaque fois je suis déçue. Cela faisait donc des années que je n’avais pas lu le lauréat. Vous imaginez donc ma joie de voir primer cette année un roman lu et aimé (même si ce n’était pas mon préféré dans la liste) !

– Prix Renaudot et Prix Goncourt des lycéens : D’Après une histoire vraie, de Delphine de Vigan que j’ai pour ma part beaucoup aimé, et je suis donc ravie qu’il ait ce prix, notamment parce que c’est assez grand public et que cela équilibre avec le Goncourt d’Enard. Et puis, de toute façon, j’aime énormément Delphine de Vigan, que je vois ce soir en dédicace !

– Prix Femina : La Cache de Christophe Boltanski, que je n’ai pas lu, mais que j’avais repéré à sa sortie (mais que voulez-vous, il faut bien faire des choix…). On verra quand il sera disponible en poche !

– Prix Medicis : Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai que j’avais repéré dans la liste du Goncourt, qui était mon favori pour ce prix, qui aurait fait aussi un beau Femina, et que finalement je désespérais de voir récompensé. Donc le Medicis, c’est bien !

– Prix Décembre : Un Amour Impossible de Christine Angot. Sans commentaire, je ne me suis toujours pas penchée sur le cas Angot. Il y a quelque chose en moi qui résiste, j’ai peur que la lecture de ses livres, vu le sujet central, me traumatise…

– Prix Interallié : La Septième fonction du langage de Laurent Binet, qui obtient aussi le prix FNAC. Un de mes coups de coeur de la rentrée littéraire, donc ravie !

– Prix Renaudot des lycéens : Juste avant l’Oubli d’Alice Zeniter, là encore un roman que j’ai beaucoup aimé, une auteure à mon avis à suivre de très près, un joli choix des lycéens donc !

– Prix de Flore : La Fleur du Capital de Jean-Noël Orengo. Je ne l’ai pas lu et je ne sais trop quoi en penser a priori, le sujet pourrait m’intéresser, à voir donc…

– Prix du style : Profession du Père de Sorj Chalandon. Je suis très contente que Chalandon ait finit par avoir un prix, ce qui est paradoxal car je ne l’ai pas lu, mais je fais pleinement confiance à tous les gens qui l’ont aimé. Pour des raisons personnelles je pense que je ne le lirai néanmoins pas (j’ai beaucoup pleuré en l’entendant dans Boomerang, je pense que ça suffira)

Boussole, de Mathias Enard

BoussoleCette fois-ci on pense que c’est l’Orient lui-même qui insuffle directement sa force, son érotisme, sa puissance exotique dans l’art du tournant du siècle ; on aime la sensualité, la violence, le plaisir, les aventures, les monstres et les génies.

Malgré une première expérience loupée avec Mathias Enard, j’ai été attirée par ce roman comme un papillon par la lumière : le sujet, l’orient, l’orientalisme, est en effet celui de ma thèse, j’étais donc en terrain connu — ce qui constituait du reste un grand risque d’être déçue. Heureusement, cela ne fut pas le cas.

Le jour-même où le narrateur, Franz Ritter, un musicologue viennois, apprend qu’il est malade, il trouve dans sa boîte au lettre un tiré à part d’un article envoyé par Sarah, une orientaliste qui l’obsède, qu’il désire, qui constitue sa boussole, au centre de sa vie, mais dont il n’avait plus de nouvelles depuis longtemps. La coïncidence, troublante, le replonge dans ses souvenirs, égrainés au cours d’une longue nuit d’insomnie et de voyage immobile, où l’ici et maintenant s’effacent au profit de l’ailleurs passé.

Ce roman n’est pas de ceux qui se donnent facilement : construit sur une temporalité particulière, le roman a cette caractéristique que chaque page, comme une partition musicale, est écrite pour être lue en 1 min 30, et l’ensemble pourrait donc se lire en une nuit, ce qui est aussi la temporalité de la diégèse — néanmoins, je déconseille cette expérience du temps réel, qui ferait perdre au lecteur, sans doute, la substantifique moelle de l’oeuvre qu’il a entre les mains. Oeuvre très érudite, très écrite, qui chemine sur un mode assez hallucinatoire, quelque chose entre rêve et vision opiacée : foisonnant, envoûtant, spirituel voire mystique et d’une sensualité rare, le roman prend le risque de perdre parfois son lecteur dans ses méandres. C’est que la logique ici n’est pas narrative : si fil rouge il y a, il est ténu, et c’est, malgré la très forte présence du discours scientifique, la logique poétique qui préside, sorte de médiation sur l’Orient, cet Orient fantasmatique qui est essentiellement une construction de l’Occident et qui est pourtant bien en train de disparaître : archiviste d’un monde en train d’être englouti, Mathias Enard nous transporte en Iran, à Istanbul, mais surtout à Alep et dans les ruines de la cité antique de Palmyre — dont il dit dans ses entretiens que Baal, qui est un dieu puissant, vengera la destruction. Orient détruit, donc, habité par la violence, mais aussi et surtout par l’amour et le désir, celui que le narrateur éprouve pour Sarah : Eros et Thanatos, couple millénaire, se rejoignent ici une fois encore, et ce à plusieurs niveaux.

Je serais tentée de dire, pour terminer, que Boussole est un roman à double codage : il y a une surface et il peut être lu par tout le monde, comme le prouve d’ailleurs son succès ; mais il y a également beaucoup de références érudites, qui ne s’adressent sans doute qu’aux spécialistes : les recherches de Sarah m’ont parfois rappelé les miennes, notamment lorsqu’elle fait référence à la « sainte trinité post-coloniale », Edwad Saïd (mon maître !), Homi Bhabha et Gayatri Spivak — des gens inspirants et brillants mais dont je suis assez certaine que tout le monde ne les connaît pas.

Bref, un roman riche, foisonnant, envoûtant, et qui malgré sa grande érudition peut toucher tous les publics de par sa grande force évocatoire et poétique !

RL201531/36
By Hérisson

L’Amour et les forêts, d’Eric Reinhardt

L'amour et les forêtsQuel bonheur que d’écrire, quel bonheur que de pouvoir, la nuit, s’introduire en soi et dépeindre ce qu’on y voit, ce qu’on y sent, ce qu’on entend que murmurent les souvenirs, la nostalgie ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l’inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu’on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, illuminé, en sachant que c’est chez soi, que c’est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu’on a de plus précieux, son être le plus secret.

Ce roman, j’aurais pu ne jamais le lire. A cause de son titre qui ne m’inspirait guère : comme on sait, moi, les forêts, ce n’est pas trop ma came, et le mot lorsqu’il est utilisé dans un titre me fait toujours penser à l’Appel de la forêt de London, une des pires expériences de lecture de ma vie, lecture imposée au collège et qui avait failli le faire mourir d’ennui. Heureusement, mue par l’intuition, j’ai lu le résumé dans Lire… et je n’ai pas résisté.

Tout commence par une lettre, que reçoit l’auteur : envoyée par une de ses lectrices, elle le touche profondément de par la manière qu’elle a de parler d’un de ses romans précédents. Alors, une fois n’est pas coutume, il décide de la rencontrer. Une première fois, puis une deuxième fois qui sera la dernière, et c’est là que Bénédicte Ombredanne dévoile l’étendue du désastre qu’est sa vie.

Ce roman m’a littéralement bouleversée, car il a remué en moi à la fois mes peurs les plus intimes et mes aspirations les plus grandes. Autrement dit, il m’a fait verser des litres de larmes. D’abord parce qu’il s’agit d’un magnifique portrait de femme, une femme fragile engluée dans un quotidien que l’on devine au départ peu gai et que l’on découvre peu à peu proprement effroyable. Le tour de force ici est pour l’auteur de parvenir au coeur même du processus du harcèlement et de la violence morale dans un couple qui devient une prison dont on ne peut pas s’échapper : évidemment, on a envie de la secouer, Bénédicte, de lui dire que rien n’est perdu, que le bonheur ne lui a pas tourné le dos et qu’il faut qu’elle saisisse sa chance. Qu’il faut qu’elle se révolte. Mais on sait bien aussi que si c’était aussi simple aucune femme n’aurait à subir cette annihilation de l’amour propre qui petit à petit donne tout le pouvoir au monstre qui est en face. Car le monstre détruit toute estime de soi, pas à pas, au point que la victime finalement se perd et se dit qu’elle ne mérite pas mieux. Parfois elle finit par se ressaisir, parfois non, et elle se laisse glisser dans le néant. Les émotions sont intenses, vives : une peine profonde pour Bénédicte. Une haine absolue, farouche pour le monstre qu’elle a épousé.

Pourtant, ce n’est pas vraiment un roman sur le harcèlement, ici surtout métaphorique. Et ce n’est pas un roman complètement sombre. Quelques lueurs apparaissent ça et là. L’amour et les forêts. Et surtout, la littérature : Bénédicte Ombredanne est le personnage essentiel de ce récit, mais la présence forte d’un autre personnage, l’auteur, permet d’échapper à la pesanteur absolue. Le roman s’ouvre sur une extraordinaire bulle autoréflexive, où il commente son roman Cendrillon, revenant sur le vertige métaphysique qui en est le sujet : qui serais-je si je n’étais pas devenu moi, si j’avais fait d’autres choix que ceux qui m’ont mené à être là où je suis aujourd’hui ? Fascinant, et finalement parfaitement cohérent avec la suite, qui est finalement, aussi, une réflexion sur le bonheur, sur le pouvoir des livres, ceux qu’on lit et ceux qu’on écrit, et qui quelque part nous sauvent, notamment lorsque la fatigue existentielle fait qu’échapper au réel devient un besoin vital.

Car il s’agit bien, ici, d’une réflexion sur le réel, et ce qu’il fait à nos rêves, à nos désirs d’absolu et de lumière. Comment ceux qui veulent habiter poétiquement le monde finissent par devoir le déserter. Comment on devient mélancolique. Et comment, finalement, notre vrai moi se trouve ailleurs…

Un petit bijou donc que ce roman, très dur il est vrai, très douloureux, et pourtant étrangement lumineux, comme une sorte de soleil noir. Un roman en tout cas qui a pleinement sa place sur la première liste du Goncourt et qui j’espère y restera jusqu’au bout, voire plus. Un roman que je conseille sans modération aucune !

L’Amour et les forêts
Eric REINHARDT
Gallimard, 2014

challengerl201413/18
By Hérisson