Le dernier enfant, de Philippe Besson : le syndrome du nid vide

Elle s’est rendu compte, après coup, que chaque fois, en réalité, elle s’efforçait de garder son fils dans son giron, que chaque fois il s’employait à manifester son indépendance, à la forger. Au fond, elle ne supportait pas qu’il échappe à sa vigilance. Qu’allait-il devenir loin d’elle ? Et ce monde n’était-il pas trop dangereux pour lui ? Était-il suffisamment armé ? Elle, elle savait le protéger, elle le protégeait depuis sa naissance. Serait-il capable de se débrouiller sans elle, et même tout bêtement de prendre soin de lui ? Les agacements étaient à mettre sur le compte de la peur, il ne fallait pas s’y tromper, la peur ancestrale des mères. Et lui, en retour, en se détachant d’elle, de son emprise, il lui demandait simplement de lui faire confiance, mais c’était si difficile à entendre, si difficile à accepter.

Philippe Besson est un de mes écrivains préférés, depuis qu’il m’avait totalement bouleversée avec Se résoudre aux adieux paru au moment même où je vivais une expérience similaire à celle de l’héroïne ; de fait, ses romans font toujours écho à ce que je vis au moment où je le vis (pas toujours au sens strict, mais tout de même). Aussi, je ne lis même pas le résumé, je ne cherche pas à savoir de quoi ça parle : lorsque Philippe Besson publie un roman, je le lis, c’est tout !

Le roman raconte cette journée où le petit dernier, Théo, quitte le nid familial, et la manière dont cela bouleverse sa mère Anne-Marie.

On retrouve dans ce roman toute la délicatesse et la sensibilité de Philippe Besson, tout son talent aussi pour bâtir tout un roman sur un événement d’une banalité absolu : un jeune adulte qui s’installe chez lui. C’est que tout se passe du point de vue et dans la conscience de la mère : ce moment de basculement, l’inconfort du changement et de l’inconnu, d’une vie qui ne sera plus comme avant, une mère qui se sent inutile, rejetée, abandonnée puisque son fils n’a plus besoin d’elle, qu’il a fait le choix d’habiter seul dans un petit studio alors qu’il aurait pu rester dans le foyer familial. Elle se sent détruite, sapée dans ses fondements, comme si tout était détruit.

Anne-Marie est un personnage touchant, bien sûr. Mais je l’ai surtout trouvée oppressante, étouffante, et c’est en Théo que je me suis reconnue, la manière dont il doit se battre pour se débarrasser du joug de l’amour maternel pour pouvoir respirer librement : car c’est un amour, mais un amour qui étouffe. Et bien sûr, ça correspond parfaitement à ma problématique actuelle : sortir de cette idée que m’aimer, c’est m’empêcher d’être libre. Et arrêter de fuir.

Alors, voilà : encore une fois Philippe Besson m’a touchée même si au final je suis un peu en décalage avec le propos de son roman, et même si ça ne sera mon préféré : ça reste un très beau roman, sur un thème pas si courant !

Le Dernier Enfant
Philippe BESSON
Julliard, 2021

De là, on voit la mer de Philippe Besson : l’Amoureux

Quand l’histoire commence, on est dans la violence de l’été, l’extravagante violence des étés italiens. Le soleil frappe si fort qu’il rend insoutenable au regard le blanc des façades alentour. Il fait aussi la pierre brûlante : impossible d’aller pieds nus. La mer au loin est étale, striée de reflets, on dirait des diamants. Et puis, il y a ce bleu, le bleu du ciel, partout, sans taches, électrique, tellement pur. Et pas un souffle d’air. 

Cette année, j’ai décidé de ne pas me consacrer exclusivement à la rentrée littéraire et de continuer à me plonger dans les oeuvre d’auteurs qui me nourrissent vraiment (et de choisir dans la rentrée des titres qui « vibrent », et il n’y en a pas des dizaines). Et, en ce moment, Philippe Besson correspond parfaitement à mes désirs. En fait, j’avais acheté ce roman pour l’Italie, car il se passe en Italie, mais j’y ai lu fort peu et ce n’est qu’à mon retour que je m’y suis consacrée.

C’est pour s’isoler et écrire que Louise s’est installée quelque temps dans la maison de son ami Anna, à Livourne. Elle se consacre donc exclusivement à l’écriture d’un roman qui ressemble fort aux Passants de Lisbonne. Mais ce qu’elle n’a pas prévu, c’est l’irruption dans sa vie de Luca et de sa jeunesse, et le grave accident de son mari François qui la rappelle à Paris. Ce qu’elle n’a pas prévu, c’est de devoir faire un choix…

Ce roman m’a fait penser à la carte de l’amoureux dans le Tarot, qui représente un personnage tiraillé entre une jeune femme blonde représentant les amours illusoires et la facilité, et une femme plus âgée qui représente le véritable engagement ; mais bien sûr chez Besson ce n’est pas si simple, rien n’est simple, d’autant qu’en lisant ce texte après ses trois « coming out » autobiographiques, on comprends bien comment ici comme toujours Besson brouille la frontière entre le réel et la fiction, tout comme le fait Louise (la même que dans Se résoudre aux adieux ?) dont on a bien compris qu’elle était un avatar, émotionnel sinon biographique, de l’auteur. Un magnifique personnage d’ailleurs, en qui je me suis beaucoup retrouvée (son indépendance, son besoin d’isolement et de solitude farouche même si je me soigne), tout en me retrouvant beaucoup en François, cette capacité d’amour qui m’a profondément touchée.

La fiction, le réel dansent ici en un vertigineux pas de deux. Et l’amour : dans la chaleur et la torpeur de l’Italie, la pulsion de vie, le désir (et encore une fois : que Besson décrit merveilleusement les morsures du désir !). L’auteur interroge le couple, l’amour et le temps dans ce roman où éclate plus que jamais me semble-t-il l’influence durassienne, que ce soit dans le rythme des phrases ou la manière de dire les choses !

Bref, un roman lumineux et douloureux, qui m’a percutée (même si je désapprouve un peu la fin…). Je crois que l’une de mes activités des saisons intérieures sera de lire tout ce que je n’ai pas encore lu de l’auteur (vous êtes prévenus).

De là on voit la mer
Philippe BESSON
Julliard, 2013 (10/18, 2014)

Dîner à Montréal, de Philippe Besson : la vérité intime

Il tient à en revenir aux livres. Décidément, il les a lus avec attention. (A l’évidence, il s’est demandé quelle réalité recouvraient mes fictions. Il est convaincu qu’un écrivain ne peut pas faire abstraction de sa vérité intime, quand bien même il invente des histoires. Alors il l’a traquée, cette vérité intime. Il l’a traquée, en connaisseur. Il a observé ce que devenait le jeune homme maladroit, amoureux que j’avais été jadis.) Je m’emploie à démentir ses hypothèses : tu sais, il faut se méfier, j’ai écrit sur des lieux où je n’ai jamais mis les pieds, Les Jours fragiles, mon hommage à Rimbaud, je l’ai écrit sans avoir foulé la terre des Ardennes, Un Instant d’abandon, je l’ai écrit sans rien connaître de la Cornouaille britannique. Il laisse s’écouler quelques secondes et choisit de me crucifier : et Son frère, tu vas m’expliquer que tu l’as écrit sans rien connaître de l’île de Ré ni des maladies du sang ? 

Six mois après Un Certain Paul Darrigrand, Philippe Besson poursuit son cycle autobiographique et intime initié par Arrête avec tes mensongesCe qui m’a bien arrangée : je suis à nouveau un peu en panne avec la fiction et j’ai donc pris beaucoup de plaisir à retrouver un auteur qui est pour moi une valeur sûre et qui me fait du bien.

Le roman commence là où s’achève le précédent : en avril 2007, Philippe Besson retrouve Paul Darrigrand lors d’une séance de dédicaces à Montréal, et ce dernier lui demande s’il lui en a voulu. Besson répond non, et Paul poursuit en disant que lui s’en est voulu. C’est sur ces mots qu’on les avait laissés. Ce qui suit : un dîner à quatre — Paul et sa femme Isabelle, Philippe et Antoine, son compagnon, qu’il vient de rencontrer.

Le dispositif pourrait être celui d’une pièce de théâtre, unité de lieu, unité de temps, unité d’action, peu de personnages, et ce resserrement permet la mise à vif des sentiments — 20 ans après, clore enfin une histoire qui a laissé des traces sur l’un comme sur l’autre. Ils sont quatre, mais deux sont face à face. D’un côté, un écrivain qui n’a que des histoires d’amour courtes, qui ne parvient ni à s’attacher ni à s’engager, par peur de souffrir à nouveau et d’être abandonné, à l’exception d’une fois, d’une rupture douloureuse à nouveau qui l’a mis sur le chemin de l’écriture (tiens, ça me rappelle quelqu’un tout ça…) et de l’autre un homme qui a fait un choix, affirme ne pas le regretter, et qui a pourtant passé des années à décortiquer les romans de l’écrivain pour y chercher des traces de vérité intime à travers la fiction.

Un roman très simple finalement, sans fioritures ni effets de manches, et qui m’a pourtant toute chamboulée. D’abord parce que plus que jamais Besson m’a touchée tant j’ai l’impression que lorsqu’il parle de lui, il parle de moi, ces failles et ces blessures qui semblent ne pas vouloir se refermer ; cette manière de se demander quel autre on serait si on n’avait pas vécu cette blessure amoureuse originelle : Je n’aurais pas avancé dans l’existence avec le souvenir de la dépendance qui est devenu un refus de l’attachement, ni avec la peur d’être quitté qui, elle, est devenue un refus de l’engagement — comme une sorte de catharsis, donc, encore une fois, et pas du tout un hasard pour moi aujourd’hui, je crois ; cette manière aussi de s’accrocher à l’écriture, de s’y donner entièrement, parce qu’écrire permet d’avoir un peu moins mal. Et à nouveau cette réflexion, riche et profonde, sur la fiction, le réel, et la vérité intime.

Je ne saurais trop remercier Philippe Besson pour ce texte qui m’a permis de mettre le doigt sur certaines choses et d’opérer, par effet miroir, une sorte de « conversion »… c’est en tout cas un texte magnifique sur l’amour, et ce qu’il fait de nous !

Dîner à Montréal
Philippe BESSON
Julliard, 2019

Un certain Paul Darrigrand, de Philippe Besson : un amour de jeunesse

Dans plusieurs de mes livres, plus tard, je raconterai des rencontres de ce genre : le type qui se plante là, face à l’autre, et lui balance, l’air de rien, son désir, le type qui emploie des mots presque ordinaires tout en sachant que celui à qui il les destine entendra tous les sous-entendus. Je raconterai ces fulgurances, ces immédiatetés, la nécessité implacable. On y décèlera quelquefois un procédé romanesque, une facilité, on m’objectera que ça n’existe pas, dans la vraie vie, pareille brutalité et moi, je ne répondrai rien alors, je ne répondrai pas à l’objection, je me contenterai de me souvenir de Paul Darrigrand, ce jour-là de l’automne 88. J’aurai un léger sourire.

Toujours un peu bloquée niveau fiction, j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de me tourner vers une valeur sûre, un auteur qui me bouleverse à chaque fois et dont la sensibilité répond à la mienne, et un texte que j’étais sûre d’aimer : Philippe Besson. Alors vous me répondrez que ce n’est pas strictement de la fiction, vu qu’avec Un certain Paul Darrigrand il poursuit la veine autobiographique commencée avec Arrête avec tes mensongesMais justement, c’était un peu l’idée…

Alors qu’il s’apprête à déménager, le narrateur tombe sur une vieille photographie datant de sa dernière année d’études, le représentant avec un certain Paul Darrigrand, avec qui il a vécu une histoire d’amour qui l’a profondément marqué. Les souvenirs affluent, et il se met à écrire, comme si, toutes ces années, il n’avait gardé cette photo que pour ça, en faire un livre.

J’ai dévoré ce roman, qui m’a littéralement bouleversée. Il s’agit d’abord d’une histoire d’amour, illégitime puisque Paul est marié, et encore une fois le talent de Philippe Besson pour parler du sentiment amoureux avec sensibilité et sensualité touche en plein cœur : il décortique ici la passion, le désir, mais aussi la dépendance et l’infériorité en amour de celui qui aime plus, et est soumis au bon vouloir de l’autre. Ici l’amour est transformateur : jeune homme qui n’a finalement jamais été vraiment jeune, solitaire, silencieux, peu sociable, d’un sérieux de Commandeur, mélancolique et pessimiste, écartelé aussi, le narrateur se métamorphose ; il devient plus ouvert, et sans doute aussi c’est là qu’il devient romancier : encore une fois, on comprend comment, finalement, pendant toutes ces années, il écrivait de la fiction, revendiquait la fiction, qui n’en était en fait pas. L’amour, et la maladie : Besson a déjà parlé du SIDA, qui a touché nombre de ses amis, mais pas ce celle qui l’a touchée lorsqu’il était étudiant, ou plutôt il l’a fait, mais dans une fiction, Son frère : ici, il nous dévoile l’envers du décor, et la manière dont l’expérience intime est devenue un roman.

Une très belle lecture, très touchante, sur les amours de jeunesse qu’on n’oublie jamais et qui font ce que nous sommes ! Une lecture qui m’a, aussi, sortie de mon blocage (je préfère toujours lire des essais, mais j’arrive à me plonger dans des romans…)

Un certain Paul Darrigrand
Philippe BESSON
Julliard, 2019

Un personnage de roman, de Philippe Besson

Un personnage de roman, de Philippe BessonEt puisque j’évoque un personnage, il est tentant d’aller débusquer un référent littéraire. Qui serait-il ? Frédéric Moreau, le jeune provincial monté à la capitale, décrit par Flaubert dans l’Education sentimentale ? Comme lui, il est confronté aux révolutions d’un monde qui hésite entre plusieurs régimes politiques, mais à l’inverse de lui, il n’aime pas désirer en vain et ses rêves ne le détournent pas de l’action. Adolphe, inventé par Benjamin Constant ? Il en a probablement l’intelligence supérieure et le penchant pour une femme plus âgée mais il n’est pas aussi changeant, aussi indécis que lui. Eugène de Rastignac, le jeune loup aux dents longues imaginé par Balzac ? Banquier, comme lui. Libéral, comme lui. Mais il ne me semble pas prêt à tout pour parvenir à ses fins, pas avoir son cynisme. Julien Sorel, alors, le jeune héros stendhalien, beau et ambitieux ? Il en a la fougue romantique, le goût de la séduction, la volonté du combat. Mourra-t-il aussi dignement sur l’échafaud ? Fabrice del Dongo (autre figure de Stendhal), au naturel ardent, indépendant et rêveur, qui brave l’autorité du père, devient guerrier et lutte contre l’ordre ancien ? Sauf que j’ai du mal à l’imaginer heureux dans l’emprisonnement. Mais qui sait où se niche le bonheur. 

Le sujet m’intéresse, je lis toujours ce qu’écrit Philippe Besson, donc voilà…

L’histoire, on la connaît, on l’a vécue : c’est celle d’un homme, Emmanuel M., qui alors que rien ne pouvait le laisser prévoir, devient président. L’histoire d’une aventure, d’une espérance et d’un destin. C’est le journal de campagne d’un écrivain, au coeur des événements, observant les événements à travers le prisme littéraire.

Même si Philippe Besson est proche d’Emmanuel M. et de Brigitte, il ne s’agit pas là d’une hagiographie, ni même d’une historiographie, encore moins de propagande : c’est le regard qu’un écrivain porte sur un personnage dont on peut dire beaucoup de choses, mais dont on ne peut nier que le parcours est étonnant : l’enjeu est donc avant tout littéraire, et d’ailleurs souvent le roman se fait auto-réflexif — comment l’écrire ? Et surtout : qu’est-ce qu’il y a chez cet homme qui lui permet de réussir ce pari fou, et d’avoir fait que l’on y croie ? Héros prométhéen, héros romantique (une force qui va), héros épique ? Peut-être du Dom Juan, aussi, que Brigitte aime Parce qu'[il] sait qu’il va mourir et il y va. Besson est conscient des risques de son entreprise, ne cherche nullement l’objectivité mais tout de même, note je sais parfaitement que le risque existe que je cède à la séduction, que je sois instrumentalisé, voire manipulé.  Il n’y cède pas : ce n’est pas la fascination aveugle qui le guide, mais un réel intérêt pour la personne (il ne parle pas de politique, ce n’est pas son objet), intérêt qui prend en compte avec lucidité les ambiguïtés du personnages, dont il pointe parfois avec sévérité les erreurs et les faiblesses. Il manie aussi beaucoup le sarcasme, et certains (qui du reste le méritent souvent) sont assaisonnés aux petits oignons. Et, évidemment, multiplie les références littéraires.

Reste que ce roman n’est, évidemment, pas ce que Besson a écrit de mieux dans sa vie, on n’en ressort ni bouleversé ni transfiguré (encore que certaines coïncidences troublantes m’ont laissée songeuse). Mais c’est intéressant, d’abord de suivre de l’intérieur cette campagne, mais aussi parce que quand même, dans cette histoire, je ne peux m’empêcher de voir partout l’empreinte de la Providence, dans la manière dont tout se met en place au mépris du vraisemblable et du probable, et parfois à l’insu et malgré le héros lui-même. La littérature, c’est donner à la vie la cohérence qu’elle n’a pas pour en faire un destin : ici, nul besoin, car parfois la vie a bien plus d’imagination qu’un romancier ou les scénaristes de House of cards !

(Au passage, sur le même personnage, je vous conseille la lecture de la nouvelle écrite par Didier van Cauwelaert pour les 40 ans de VSD, « Immortel Macron » : c’est drôle drôle drôle) !

Un personnage de roman
Philippe BESSON
Julliard, 2017

 1% Rentrée littéraire 2017 — 30/30
By Herisson

« Arrête avec tes mensonges » de Philippe Besson

Arrête avec tes mensongesPlus tard, j’écrirai sur le manque. Sur la privation insupportable de l’autre. Sur le dénuement provoqué par cette privation ; une pauvreté qui s’abat. J’écrirai sur la tristesse qui ronge, la folie qui menace. Cela deviendra la matrice de mes livres, presque malgré moi. Je me demande quelquefois si j’ai même jamais écrit sur autre chose. Comme si je ne m’étais jamais remis de ça : l’autre devenu inaccessible. Comme si ça occupait tout l’espace mental.

Roman après roman, Philippe Besson devient un de mes auteurs-clés. Un de ceux qui me nourrissent infiniment. Et celui-ci est particulier : comme toujours, avec le talent et la délicatesse qu’on lui connaît, l’auteur analyse l’intime, dit le sentiment amoureux. Mais, s’il avait toujours affirmé que la veine autobiographique ne l’intéressait pas, qu’il écrivait exclusivement de la fiction, la nécessité a fait que raconter sa propre histoire lui était, cette fois, indispensable.

1984. Philippe Besson est en terminale au lycée de Barbezieux, en Charente. Il a 17 ans, et il sait déjà qu’il « préfère les garçons », les autres s’en doutent, mais il ne le formule pas encore et laisse dire. Il a le coup de foudre pour Thomas, un élève d’une autre classe, à qui il n’a aucune raison d’adresser la parole un jour, et qui de toute façon, lui, préfère les filles, visiblement. Et pourtant…

D’une bouleversante sensualité, sensible et délicat, profondément mélancolique aussi, ce roman a quelque chose qui tient à l’initiation et à l’apprentissage. La question de l’homosexualité est essentielle, non pas parce qu’elle serait une découverte pour l’auteur qui le sait depuis longtemps, mais parce que dès le départ elle marque cette histoire du sceau de l’impossible dans la France des années 80, avec le personnage de Thomas qui ne sait pas, qui ne veut pas accepter ce qu’il ressent — de l’amour. Cette histoire particulière, elle est aussi, et surtout, universelle, et c’est ce chagrin initial, ce manque, cette absence, cette rupture, cette expérience fondatrice que nous avons tous connue plus ou moins au même âge, que nous dit Besson.

Ici, l’auteur nous offre le roman qui l’a hanté toute sa vie, celui qui attendait dans un recoin de son âme le bon moment pour être écrit : le roman du chagrin d’amour originel qui a fait de Philippe Besson un écrivain. Parce que, ce qui est en jeu ici, c’est la manière dont cette histoire, finalement, traverse toute son oeuvre et l’éclaire, explique les motifs et les thèmes obsédants, les noms, les situations, les circonstances, fait tenir ensemble toutes les pièces du puzzle. Philippe Besson a toujours voulu n’écrire que de la fiction, inventer des histoires qui n’étaient pas les siennes, et pourtant, dans chacun de ses romans, derrière les masques des personnages, c’était bien lui et ses sentiments qui se dissimilaient : si Se résoudre aux adieux par exemple, sonne si juste, c’est parce qu’à travers cette femme qui écrit à cet homme, c’est lui qui écrit à Thomas. Et c’est ça, selon moi, un grand écrivain : parvenir à transcender l’expérience personnelle pour dire l’universel. Dire le vrai en passant par le faux. Ce qui n’est pas strictement dire des mensonges…

On l’aura compris : ce roman m’a bouleversée et illuminée en même temps.

« Arrête avec tes mensonges »
Philippe BESSON
Julliard, 2017

Le Patient zéro, de Philippe Besson

Le Patient zéroEn 1985, j’ai 18 ans. Ma vie sexuelle vient à peine de commencer, elle est d’emblée marquée du sceau de l’inquiétude et de la nécessaire précaution. Elle n’est pas gourmande, débridée, comme elle devrait l’être : au contraire, elle est peureuse, frileuse. Je pense à ceux qui m’ont précédé et qui avaient l’air si joyeux. Je pense que jamais je ne connaîtrai leur joie insouciante, cet hédonisme, cette légèreté. Je découvre les étreintes sous le signe de la gravité et de la prudence.

Ce n’est pas une première fois joyeuse qu’a choisi de nous raconter Philippe Besson. Son sujet, c’est le SIDA, et la recherche du premier malade, le « patient zéro ». Une première fois, donc, qui ouvre une période glaçante, et met fin à l’époque du sexe joyeux et insouciant. Parce que, depuis le SIDA, on ne fait plus l’amour de la même façon.

Le problème, ici, c’est qu’on ne sait pas comment tout a commencé. On ne sait pas qui est le patient zéro. On a longtemps, dans cette recherche d’un bouc-émissaire, accusé le stewart québécois Gaëtan Dugas d’être le premier à avoir contracté et diffusé la maladie. Coupable idéal, de par sa sexualité débordante ; pourtant, on sait aujourd’hui qu’il n’est en rien responsable de la contamination, d’autant que certaines morts suspectes datant pour la plus ancienne des années 60 pourraient être liées au virus HIV. Alors, Besson fait son travail de romancier et comble les blancs de l’histoire.

De son écriture sobre et délicate, Philippe Besson nous raconte la fin d’un monde. Il y a, ici, quelque chose de l’ordre du récit mythique, du récit des origines, travaillé par la question du bouc-émissaire : celui qui est responsable de la catastrophe ; c’est d’autant plus évident, ici, que la maladie est elle-même chargée de sens, et que certains y voient une punition divine, surtout au début : une maladie qu’on croirait sortie d’un épisode de la Bible, et qui a le bon goût de toucher en priorité les gays, les Noirs, les toxicomanes, présente les allures à la fois d’une malédiction millénaire et d’une sanction divine […] Ils meurent, bien fait pour eux, ils n’avaient qu’à pas se détourner du droit chemin, ils n’avaient qu’à pas ériger la fornication en mode de vie.

Militant, visant à réhabiliter la mémoire de Gaëtan Dugas et à affirmer une fois encore que cette maladie tue et qu’il faut s’en protéger, ce texte est aussi éminemment intime et, partant, bouleversant. A lire !

Le Patient zéro
Philippe BESSON
Steinkis Groupe / Editions Prisma, collection Incipit, 2016