No Sex in the City ?, de Candace Bushnell : femmes dans la cinquantaine

L’un des grands avantages de la maturité, c’est que, avec le temps, la plupart des gens deviennent un rien plus compréhensifs et bienveillants. La raison, c’est que lorsque vous atteignez la cinquantaine, vous êtes déjà un peu cabossé par la vie. Vous avez appris deux ou trois choses. Par exemple, qu’une existence en apparence idyllique peut être vécue intérieurement comme un cauchemar. Et que vous rencontrerez des revers, même si vous faites tous les efforts possibles pour atteindre la perfection. Mais, surtout, vous avez appris que vos certitudes les plus sacrées peuvent très bien, du jour au lendemain, cesser de l’être.

Autre salle, autre ambiance par rapport à mercredi, c’est le moins que l’on puisse dire. Le fait est que j’ai acheté les deux romans le même jour, et qu’en tombant sur celui de Candace Bushnell, une autrice que j’adore, j’ai été frappée de stupeur car je n’en avais absolument pas entendu parler, alors même que j’ai lu tous les précédents. Il faut dire, pour ma défense, qu’il est sorti en 2020, et que cette année-là, nous étions tous occupés à autre chose…

Après la mort de son chien et son divorce, Candace Bushnell, à cinquante ans, décide de quitter New-York (même si elle y conserve un petit pied-à-terre) et de s’installer dans un ancien village de pêcheurs dans les Hamptons, là où vivent aussi ses copines. Cela veut-il dire renoncer aux relations amoureuses ? Pas tout à fait…

Suite de récits et de chroniques telles qu’on pourrait les lire dans un magazine, No Sex in the City ? (dont le titre original est Is there still Sex in the City ? et il faudra un jour qu’on m’explique l’intérêt de changer un titre si ce n’est pas pour le traduire, mais passons) nous permet de retrouver le ton unique de Candace Bushnell, à la fois drôle et désabusé. Et toujours cette curiosité anthropologique pour son sujet, les relations amoureuses et les rencontres, ici celles des femmes de cinquante ans et plus qui se retrouvent « sur le marché ». Il est question de Tinder, des Toyboys, du shopping sur Madison Avenue (où il faut montrer patte blanche pour être autorisé à dépenser son argent), la crise de folie de la cinquantaine, le nouveau boyfriend, les « super seniors »…

Une vraie bouffée d’air frais : j’ai pris énormément de plaisir avec ce texte, qui m’a aussi beaucoup fait réfléchir, et qui, de manière salutaire, nous montre que contrairement à ce que certains croient, les femmes de cinquante ans et plus sont encore séduisantes, ont des désirs, et peuvent mener une vie intéressante, même en dehors de New-York !

Ce n’est pas Carrie Bradshaw, mais on sait bien que le personnage est un double de l’autrice malgré tout, et je trouve particulièrement intéressant de voir cette évolution : on l’a connue adolescente, puis jeune adulte, sa période phare étant la trentaine, et on la découvre aujourd’hui dans la maturité, et c’est très inspirant !

No Sex in the City
Candace BUSHNELL
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Hermet
Albin Michel, 2020 (Livre de poche, 2022)

New York sans New York de Philippe Delerm : journal d’antivoyage

Tous ces films regardés, toutes ces photos, tous ces albums, tous ces livres, non pas pour aller à New York un jour, mais un peu bizarrement, presque d’emblée et bien plus encore à présent, pour ne pas y aller, pour préserver le secret d’une ville essentielle qui ne supporterait pas d’être tant soit peu violée par la réalité.

La manière dont certains lieux se construisent dans notre imaginaire à partir de lectures, d’images, de rêverie est l’objet d’une discipline que l’on appelle géocritique. C’était un des axes d’études de ma thèse (sur l’Egypte) et l’objet d’un article qui me vaut une multitude de mentions. J’ai donc été très amusée par le principe de ce nouvel ouvrage de Philippe Delerm, un auteur que j’aime beaucoup.

Ici, par instantanés littéraires, il nous emmène non pas à New York, mais dans l’imaginaire de New York : comment la ville existe dans son esprit, construite à partir de films, de livres, de musique, de photographies… mais il ne s’agit pas d’une rêverie qui aurait pour but de préparer un voyage (comme je peux le proposer dans le voyage géographique). Non : le but est justement de ne pas aller à New York.

J’ai beaucoup aimé le principe, et j’ai beaucoup aimé ce voyage dans l’image personnelle de New York de Delerm. On croise beaucoup Woody Allen, quelques photographes comme Depardon ou Vivian Maier, des livres, Paris vs New York, Melville, Whitman, très peu Paul Auster (Delerm n’a pas tellement aimé). Les restaurants où il n’ira pas. Le 11 septembre. L’imaginaire des bruits, des odeurs, de la nourriture. Ce qui est intéressant ici, c’est de confronter notre imaginaire à celui de l’auteur, car d’une personne à l’autre, les références varient : chez moi il y aurait plus de Paul Auster évidemment, il y aurait Sex and the City bien sûr, d’autres films, d’autres livres…

Vraiment, j’ai beaucoup aimé cet antivoyage rafraîchissant et divertissant. Si vous aimez Delerm : foncez ! Surtout si vous n’allez pas à New York !

New York sans New York
Philippe DELERM
Seuil, 2022

Au bonheur des filles, d’Elizabeth Gilbert : New York est une fête

A l’été 1940, alors que je n’étais qu’une jeune écervelée de dix-neuf ans, mes parents m’envoyèrent vivre à New York, chez ma tante Peg, qui possédait une compagnie théâtrale.

J’avais très envie de continuer à découvrir les romans d’Elizabeth Gilbert, mon mentor (j’ai sa photo et celle de certains de ses livres sur mon tableau d’inspiration) et mon choix s’est porté sur le dernier, dont le résumé m’enthousiasmait assez.

La narratrice, Vivian, est issue de la classe aisée (très aisée) américaine, mais ne se conforme pas aux règles. Ne sachant trop quoi faire d’elle après son renvoi de l’Université, ses parents l’envoient vivre à New York chez sa tante Peg, propriétaire d’un théâtre. C’est peu de dire que Vivian découvre une nouvelle vie : une vie de bohême, de fêtes, d’alcool et de sexe !

Ce roman m’a procuré un très très vif plaisir de lecture : j’aime toujours autant le style vif, enlevé, plein d’humour et très spirituel (au sens intelligent : pour ceux qui ont un peu peur de l’autrice pour des raisons spirituelles justement, il n’y a absolument rien de cet ordre-là dans ce roman) de la romancière, et Vivian est une héroïne particulièrement attachante, vieille dame portant un regard rétrospectif sur sa jeunesse et sa vie ; si elle regrette certains de ses choix, elle continue à revendiquer sa liberté d’être. Il règne sur le roman une ambiance de fête, sur fond de guerre qui bouleverse les existence.

Je suis légèrement perplexe sur le choix du procédé narratif, qui a sa raison d’être mais reste peu vraisemblable (ce qui n’est pas gênant : on l’oublie chemin faisant) mais par contre, j’admire une nouvelle fois l’art de la construction, ces petits détails qu’on croit juste des anecdotes et qui se révèlent finalement capitaux !

Bref : une très belle expérience de lecture à nouveau avec cette autrice, dont je regrette qu’elle ne publie pas plus, parce que j’ai presque fini sa bibliographie !

Au Bonheur des filles
Elizabeth GILBERT
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Barbaste
Calmann-Levy, 2020 (Livre de Poche, 2021)

Le temps de l’innocence, d’Edith Wharton : raison et sentiments

Ce que je veux, c’est partir avec vous pour un monde où des mots comme celui-là,  — des catégories comme celles-là,  — n’existent pas : où nous serons simplement deux êtres qui s’aiment, qui sont tout l’un pour l’autre, pour lesquels le monde ne compte pas.

J’étais jusqu’à l’autre jour parvenue à résister bravement à la beauté de la collection Cranford « romans éternels »  — et vous me connaissez, dès qu’il est question de jolies choses, je cède facilement, et là, c’est vraiment joli. Mais je résistais bravement… jusqu’à ce sixième volume : cela faisait des années que j’avais envie de lire ce roman, mais l’occasion ne se présentait pas. Et là, elle s’est enfin présentée, je ne pouvais pas passer à côté !

Dans la haute-société new-yorkaise, Newland Archer, jeune avocat, vient de se fiancer à May Welland, une jeune-fille tout autant de bonne famille que lui. Elle l’aime, il l’aime, et tout serait pour le mieux si la cousine de May, la comtesse Olenska, qui traîne derrière elle un parfum de scandale, ne venait de revenir d’Europe pour se réinstaller à New-York…

J’ai sans doute bien fait d’attendre autant de temps pour lire ce roman, et l’Univers me l’a mis dans les mains au bon moment : plus jeune, je me serais sans doute autant agacée sur Ellen que sur la Princesse de Clèves ; là, sans aller jusqu’à pleinement la comprendre, j’ai aimé ce beau personnage de femme libre, indépendante, fantaisiste et un peu bohême, qui vient apporter une grande bouffée d’air frais dans ce petit monde new-yorkais de l’entre-soi. Et Wharton ne l’économise pas, ce monde : elle pose un regard sans complaisance sur ses travers, son hypocrisie et sa pudibonderie, une société sclérosée et étouffante où un être doté d’un peu d’imagination comme le sont Ellen et Newland ne peut que mourir d’ennui, et mourir de ne pas pouvoir être lui-même. Dans ce monde du faux, ils sont sincères et authentiques, donc vulnérables. Et c’est ce qui les rend beaux !

Un roman vif et enlevé, volontiers sarcastique, et qui est à la fois une belle histoire d’amour et de regrets et une satire de la haute-société new-yorkaise, extrêmement plaisante à lire en plus d’être jolie.

Le temps de l’innocence
Edith WHARTON
Traduit de l’anglais par Madeleine Saint-René Taillandier
Flammarion, 1985 / Cranford collection

L’Âge de raison, de Jami Attenberg

L'Âge de raison, de Jami AttenbergLa plupart des gens que je connais passent leur temps à se réinventer. A échafauder de nouveaux projets de vie. Je le sais parce qu’ils disparaissent de mon existence dès qu’ils ont réinventé la leur. Ils ont des enfants ? On ne se voit plus. Ils partent s’installer dans une autre ville ou dans un autre quartier ? On ne se voit plus. Je déteste leur nouveau conjoint ou leur nouveau conjoint me déteste ? Idem. Il se peut aussi qu’ils se mettent à travailler de nuit, qu’ils décident de s’entraîner pour le marathon, qu’ils cessent de fréquenter les bars, qu’ils entament ne thérapie, qu’ils s’aperçoivent qu’ils ne m’aiment plus — ou qu’ils meurent, tout simplement. Ça m’arrive sans arrêt. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, j’imagine. Je n’ai rien construit. Je suis restée sur le bord de la route.

Qu’est-ce que devenir adulte ? J’avoue que c’est une question que je me pose souvent (surtout en ce moment). Et, ça tombe bien, c’est le sujet abordé par ce roman.

Après avoir abandonné ses études d’art, Andrea est revenue s’installer à New York, signe pour elle d’un retour à la case départ. Elle travaille dans la pub, gagne correctement sa vie, occupe un sympathique appartement à Brooklin, mais à 40 ans elle n’est pas une adulte, au sens où les autres l’entendent — en couple, avec des enfants. Mais est-ce vraiment ce qu’elle veut ?

Ce roman reprend tous les ingrédients d’un celibook à la Bridget Jones ou Sex and the City : une héroïne célibataire, un peu névrosée et appréciant les cocktails, enchaînant les aventures parfois vaguement amoureuses mais le plus souvent purement sexuelles, une grande ville, des copines, une bonne dose d’humour et d’autodérision. Si on s’arrêtait là, la conclusion serait qu’il n’y a rien de nouveau à Manhattan. Sauf que c’est beaucoup plus profond que cela. De prime abord, la construction narrative peut déconcerter car chaque chapitre semble plus ou moins indépendant, et ils se succèdent sans réelle chronologie, revenant plusieurs fois sur un même événement mais sous un angle légèrement différent. Et c’est là que l’auteure fait très fort : cette construction, en réalité spiralaire, lui permet de creuser et d’aller au fond des choses. Andrea ne sait pas ce qu’elle veut, et c’est sans doute pour cela qu’elle ne le trouve pas, mais très probablement, alors qu’être en couple semble être l’acte d’accession à la vie d’adulte et que c’est ce qu’elle devrait vouloir (en tout cas ce que la société lui intime de vouloir), elle ne semble pas le vouloir, ne se projette pas dans une vie de couple, même si elle continue de chercher. Et tout l’enjeu est là : le roman ne nous raconte pas seulement ses aventures plus ou moins désastreuses, mais cherche dans le passé de l’héroïne les raisons de sa peur de l’engagement et de sa vision négative du couple. Ce qui permet au passage de se poser de bonnes questions.

Un roman finalement très intelligent, parfois drôle mais aussi, à l’occasion bouleversant, et qui aborde avec beaucoup d’acuité un thème essentiel. Pour ma part, je me suis énormément reconnue en Andrea !

L’Âge de raison
Jami ATTENBERG
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Reignier-Guerre
Les Escales, 2018

New York Stories, F. S. Fitzgerald, H. Miller, J. Charyn

New York Stories, F. S. Fitzgerald, H. Miller, J. CharynThe Majestic came gliding into New York harbor on an april morning. She sniffed at the tugboats and turtle-gaited ferries, winked at a gaudry young yatch, and ordered a cattle-boat out of her way with a snarling whistle of steam. Then she parked at her private dock with all the fuss of a stout lady sitting down, and announced complacently that she had just come from Cherbourg and Southampton with a cargo of the very best people in the world.

Lorsque je suis tombée sur ce recueil l’autre jour, j’ai eu immédiatement envie de partir avec lui en voyage à New York, ville chère à l’imaginaire des écrivains (et des cinéastes), ville à l’énergie débordante qui ne dort jamais. La préface, très instructive, nous en apprend plus sur la manière dont les plus grands auteurs américains l’ont écrite, avant de pouvoir se plonger dans trois nouvelles extrêmement différentes de Fitzgerald, Miller et Charyn, que l’on peut lire en VO tout en ayant le filet de protection de la traduction, ce qui n’est pas anodin, en tout cas pour moi, car j’avais justement envie de dérouiller un peu mon anglais.

La première nouvelle, Rags Martin-Jones and the Prince of Wales de Francis Scott Fitzgerald, est un plaisir de lecture totalement fitzgeraldien : c’est un peu facile de dire cela, mais je ne vois pas comment le dire autrement. Une riche héritière qui rentre à New York après avoir voyagé en Europe et notamment à Paris, s’ennuie. Il y a là tout ce que j’aime chez Fitz : le luxe, la fête et les plaisirs, et une certaine cruauté.

The Fourteenth Ward de Henry Miller est un texte très énigmatique qui nous entraîne dans les bas-fonds du 14e district. J’ai eu du mal à accrocher avec ce texte étrange et sombre, voire gluant, et de fait ce n’est pas la première fois que j’ai du mal avec cet auteur, dont certaines phrases m’illuminent (et ce fut à nouveau le cas ici) mais que je peine à lire sur la longueur.

Enfin, avec Sing, Shaindele, Sing, Jerome Charyn nous emmène dans une histoire qui, si elle se déroule dans les années 40, semble pourtant avoir été écrite hier : celle d’une artiste de music-hall qui après avoir ravi tout le monde avec ses traits enfantins devient femme et suscite les convoitises masculines… Un très beau texte.

Bref, un beau recueil, où New York change de visage, et qui permet de se plonger dans la littérature américaine, ce qui ne fait pas de mal !

New York Stories (Nouvelles new-yorkaises)
Francis Scott FITZGERALD, Henry MILLER, Jerome CHARYN
Traduit de l’américain par Suzanne Mayoux, Henri Fluchère et Anne Rabinovitch
Préface de Gérard-Georges Lemaire
Gallimard, Folio Bilingue, 2007

Gypsy, de Lisa Rubin

Gypsy, de Lisa RubinJ’ai toujours cru que nous étions maîtres de notre destin, que nous contrôlions chaque décision concernant notre avenir, que nous choisissions qui épouser, quel métier exercer, que nous étions seuls responsables des choix qui façonnent notre existence. Il existe pourtant une force bien plus puissante que notre volonté : notre inconscient.

Une des séries Netflix que j’attendais le plus, et que j’ai visionnée le jour même de sa sortie, ce qui est assez peu courant pour être signalé (d’habitude j’ai toujours trois trains de retard et je ne regarde les séries que lorsque tout le monde en a déjà parlé).

Jean Holloway est psychothérapeute. Elle travaille à New-York, mais vit en banlieue avec son mari avocat et sa fille. Mais cette vie tranquille ne lui convient pas, et elle s’invente un personnage, Diane, journaliste freelance célibataire, et commence à s’impliquer dans la vie de ses patients en rencontrant les membres de leur entourage.

Une série assez fascinante, qui pose la question de la part sombre de nos désirs, et des choix que nous faisons : il apparaît très vite que si Jean s’invente un double à l’opposé des choix qu’elle a fait dans sa vie, ce double lui correspond peut-être finalement plus. C’est à la fois une soupape de sécurité par rapport à la banlieue étouffante où elle vit et doit subir la culpabilisation constante de ces mères au foyer parfaites pour qui les anniversaires d’enfants consistent plus à en mettre plein la vue à tout le monde qu’à faire plaisir aux intéressés, et finalement son vrai moi, qui lui permet de ne plus se mentir à soi-même (quitte à mentir aux autres) et vivre la vie qu’elle désire, être celle qu’elle aurait été si la société (sa mère) ne lui avait pas imposé ses impératifs : le mariage, la maternité. Bien sûr, ce grand écart constant, ce jeu d’équilibriste tissé de mensonges ne va pas sans dangers, et Jean risque de tout perdre en voulant se retrouver, parce qu’il y a aussi chez elle une large part de névroses, dont ses patients sont le reflet exact : il est risqué de laisser sans contrôle cette part de nous qui échappe à nos choix dictés par la société et que l’on croit être les nôtres. Et si la série est placée sous les auspices d’Alice au pays des merveilles, il y a surtout du Dr Jekyll et mister Hyde en Jean/Diane…

En tout cas une très belle série, au générique superbe et aux images extrêmement travaillées, parfois (souvent) très sensuelle. Naomi Watts est magnifique, et l’ensemble pousse à la réflexion…

Gypsy
Lisa RUBIN
Netflix, 2017 – (en cours de production)