Les documents d’archives portant sur l’exploitation agricole des Orcades répertorient deux types de parcelles : les terres arables cultivées à proximité des corps de ferme, et les terres plus isolées, situées à l’écart des bâtiments principaux, souvent à flanc de colline. Ce sont des pâturages plus arides ou plus venteux, que l’on ne cultive pas. Jadis, ils servaient parfois de pacages communaux pour plusieurs éleveurs. Ces terres constituent les « écarts », c’est-à-dire les confins d’une exploitation, ces lieux à demi défrichés où les animaux sauvages et domestiques se côtoient, où le petit peuple des esprits et des fées peut déambuler librement, loin du regard des hommes. De nombreux contes issus du folklore orcadien mettent en scène des communautés de lutins installés au creux des collines, des confréries de farfadets émergeant aux beaux jours de leurs austères tanières hivernales pour aller répandre un joyeux désordre dans les fermes alentours.
A priori, ce roman n’avait rien pour faire frissonner mes radars, et pour être honnête il y a un an je serais passée à côté, le justifiant par le fait que moi, le nature writing, les grands espaces, ce n’est pas ma came. Mais voilà, contrairement à Julio j’ai changé, en tout cas mon regard sur certaines choses (on en reparlera) et ce roman a donc fait tilt.
Toute son adolescence, la narratrice n’a rêvé que de Londres et de ses lumières, elle qui a grandi dans une ferme sur une île isolée et rude des Orcades. Mais après avoir goûté tous les excès de la capitale, les fêtes, l’alcool, les drogues, le sexe, surtout l’alcool à vrai dire, elle se trouve au fond du gouffre et, après une cure de désintoxication, revient dans les Orcades, momentanément d’abord et puis, plus le temps passe et moins elle a envie de revenir à Londres.
Un roman qui a eu sur moi l’effet d’un séisme, faisant remonter certains sédiments à la surface. Récit initiatique, il est d’abord catabase, plongée aux enfers, avant d’être anabase, ascension. Il est question, ici, du lieu où l’on appartient, celui où on se sent chez soi, et longtemps la narratrice subit cet exil intérieur qui est, justement, de ne se sentir nulle part chez elle : ni aux Orcades lorsqu’elle est jeune, ni plus tard à Londres, où finalement elle s’épuise en illusions et mirages, où elle boit plus que de raison pour s’oublier, et ne peux que constater le schisme entre ses choix de vie et ses aspirations profondes. Parfois, ce qu’on a cru désirer le plus fort n’était pas ce qui nous convenait, finalement, et il faut avoir le courage (la lucidité) d’admettre qu’on a fait les mauvais choix.
Alors, revenir aux Orcades et renaître, se trouver soi, se reprogrammer dans ces terres rudes et isolées, mais peuplées de mythes et de légendes, lutins et farfadets, fée Morgane qu’on pense toujours voir surgir au détour d’un chemin. Etre en harmonie avec la nature, le cycle des saisons, des marées, équinoxes et solstices, cycles de la lune. Observer la mer, le vent, les animaux et les étoiles : il y a dans ce roman quelque chose d’une spiritualité païenne liée non à une quelconque divinité, mais simplement à la nature et aux éléments, qui guérissent les âmes tourmentées.
Mon seul regret est qu’elle ne parle que très peu de l’écriture, qui est pourtant bien essentielle de cette quête de qui on est vraiment. Mais c’est tout de même un coup de cœur, car ce roman, qui est tombé parfaitement au bon moment dans mes questionnements existentiels, outre qu’il est parfaitement maîtrisé et consacre la naissance d’un grand écrivain, a fait bouger beaucoup de choses en moi.
L’Ecart
Amy LIPTROT
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Karine Reignier-Guerre
Globe, 2018
Lu par Leiloona, Jostein
1% Rentrée littéraire 2018 – 22/6
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