Le dernier Américain, d’Elizabeth Gilbert : la vie sauvage

Les romans d’apprentissage européens racontent en général le départ d’un provincial pour la ville où il se métamorphose en gentleman raffiné, alors que, dans la tradition américaine, c’est tout le contraire. Le jeune Américain type devient un homme (et non un gentleman, appréciez la nuance) en quittant la civilisation pour aller vivre dans la nature où il renonce à ses bonnes manières en apprenant à ne plus compter que sur lui-même.

Je poursuis ma découverte des œuvres d’Elizabeth Gilbert avec ce texte qui n’est pas un roman, mais une biographie/enquête d’un homme assez curieux, Eustace Conway, qui a choisi une vie dans les bois, loin de la civilisation.

Elle nous entraîne donc à la découverte (au plus près, puisqu’il s’agit d’un de ses amis) de ce drôle de phénomène au mode de vie particulier, persuadé que son destin est de convertir les autres à son utopie. Pas tous les autres, mais en tout cas, quelques uns.

Si je comprends l’intérêt que peut susciter une telle personnalité complexe, je ne l’ai pour ma part pas du tout apprécié, et dans la vraie vie, je lui aurais probablement donné des coups. Ce n’est donc pas le personnage qui m’a fait apprécier ce livre, mais bien, encore une fois, l’écriture d’Elizabeth Gilbert, sa plume vive et humoristique, et ses interventions directes assez savoureuses. J’ai aussi beaucoup apprécié la manière dont elle questionne le mythe américain des grands espaces, le retour à la nature, les pionniers et les cow-boys, l’histoire des Etats-Unis et les utopies : j’ai appris plein de choses, et, ça, j’aime.

Une lecture qui ne m’a donc pas complètement enchantée à cause du personnage d’Eustace Conway que j’ai trouvé imbuvable, mais qui s’est avérée néanmoins agréable et enrichissante !

Le Dernier Américain
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Boudewyn
Calmann-Lévy, 2009 (Livre de Poche, 2014)

L’Ecart, d’Amy Liptrot : savoir où appartenir

Les documents d’archives portant sur l’exploitation agricole des Orcades répertorient deux types de parcelles : les terres arables cultivées à proximité des corps de ferme, et les terres plus isolées, situées à l’écart des bâtiments principaux, souvent à flanc de colline. Ce sont des pâturages plus arides ou plus venteux, que l’on ne cultive pas. Jadis, ils servaient parfois de pacages communaux pour plusieurs éleveurs. Ces terres constituent les « écarts », c’est-à-dire les confins d’une exploitation, ces lieux à demi défrichés où les animaux sauvages et domestiques se côtoient, où le petit peuple des esprits et des fées peut déambuler librement, loin du regard des hommes. De nombreux contes issus du folklore orcadien mettent en scène des communautés de lutins installés au creux des collines, des confréries de farfadets émergeant aux beaux jours de leurs austères tanières hivernales pour aller répandre un joyeux désordre dans les fermes alentours.

A priori, ce roman n’avait rien pour faire frissonner mes radars, et pour être honnête il y a un an je serais passée à côté, le justifiant par le fait que moi, le nature writing, les grands espaces, ce n’est pas ma came. Mais voilà, contrairement à Julio j’ai changé, en tout cas mon regard sur certaines choses (on en reparlera) et ce roman a donc fait tilt.

Toute son adolescence, la narratrice n’a rêvé que de Londres et de ses lumières, elle qui a grandi dans une ferme sur une île isolée et rude des Orcades. Mais après avoir goûté tous les excès de la capitale, les fêtes, l’alcool, les drogues, le sexe, surtout l’alcool à vrai dire, elle se trouve au fond du gouffre et, après une cure de désintoxication, revient dans les Orcades, momentanément d’abord et puis, plus le temps passe et moins elle a envie de revenir à Londres.

Un roman qui a eu sur moi l’effet d’un séisme, faisant remonter certains sédiments à la surface. Récit initiatique, il est d’abord catabase, plongée aux enfers, avant d’être anabase, ascension. Il est question, ici, du lieu où l’on appartient, celui où on se sent chez soi, et longtemps la narratrice subit cet exil intérieur qui est, justement, de ne se sentir nulle part chez elle : ni aux Orcades lorsqu’elle est jeune, ni plus tard à Londres, où finalement elle s’épuise en illusions et mirages, où elle boit plus que de raison pour s’oublier, et ne peux que constater le schisme entre ses choix de vie et ses aspirations profondes. Parfois, ce qu’on a cru désirer le plus fort n’était pas ce qui nous convenait, finalement, et il faut avoir le courage (la lucidité) d’admettre qu’on a fait les mauvais choix.

Alors, revenir aux Orcades et renaître, se trouver soi, se reprogrammer dans ces terres rudes et isolées, mais peuplées de mythes et de légendes, lutins et farfadets, fée Morgane qu’on pense toujours voir surgir au détour d’un chemin. Etre en harmonie avec la nature, le cycle des saisons, des marées, équinoxes et solstices, cycles de la lune. Observer la mer, le vent, les animaux et les étoiles : il y a dans ce roman quelque chose d’une spiritualité païenne liée non à une quelconque divinité, mais simplement à la nature et aux éléments, qui guérissent les âmes tourmentées.

Mon seul regret est qu’elle ne parle que très peu de l’écriture, qui est pourtant bien essentielle de cette quête de qui on est vraiment. Mais c’est tout de même un coup de cœur, car ce roman, qui est tombé parfaitement au bon moment dans mes questionnements existentiels, outre qu’il est parfaitement maîtrisé et consacre la naissance d’un grand écrivain, a fait bouger beaucoup de choses en moi.

L’Ecart
Amy LIPTROT
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Karine Reignier-Guerre
Globe, 2018

Lu par Leiloona, Jostein

1% Rentrée littéraire 2018 – 22/6

Soudain, seuls d’Isabelle Autissier

Soudain, seulsIl faut faire face. Ils sont jeunes, intelligents, en bonne santé. Tant d’hommes ont survécu à des conditions bien pires. Ils ont cherché l’aventure, elle est là, la vraie, celle qui vous révèle à vous-même. Ils répondront présent.

Je ne crois pas qu’il soit utile de rappeler que les grands espaces, la nature, l’isolement, tout cela m’angoisse. En plus, j’ai l’estomac qui proteste dès que je reste plus d’un quart d’heure sur une péniche amarrée en bord de Seine, alors vous imaginez en mer. Bref, a priori, ce roman n’était pas pour moi. Et pourtant, à chaque fois que j’ai entendu Isabelle Autissier en parler, une petite voix me disait qu’il fallait que je tente le coup.

Louise et Ludovic, un couple de trentenaire parisiens, décide de s’offrir une année sabbatique et un tour du monde à la voile. Recherchant la vraie nature, ils abordent l’île de Stromness, ancienne base baleinière abandonnée dans les années 50 et devenue réserve naturelle, et donc strictement interdite. Suite à une tempête, qui a fait couler leur bateau pendant qu’ils étaient à terre, ils restent prisonniers.

Ce roman est plus qu’une énième robinsonnade : avec la cruauté d’un scientifique curieux, Isabelle Autissier dissèque l’âme humaine et ses instincts. Car c’est l’analyse qui prévaut ici, presque l’expérimentation qui consiste, sur le modèle d’un Koh-Lanta devenu réel, à lâcher deux êtres que rien ne prédispose à devenir des héros dans une nature hostile, sauvage, et voir comment ils s’en sortent. Ah, ils voulaient de l’aventure, vivre intensément, se dépasser : symboles d’une génération en quête de sens, ils transgressent les règles pour affirmer leur liberté, et le payeront cher. Là où Robinson était seul et tentait de réorganiser une civilisation, ils sont deux, condamnés l’un à l’autre dans un huis-clos dont on ne sait trop ce qui va sortir, comment leur couple va survivre ou se fissurer. Survivre seul, ou mourir à deux ? Le roman interroge cette capacité de l’homme à redevenir sauvage. La civilisation, fragile vernis, s’efface peu à peu, laissant place au pur instinct de survie.

Et puis, deuxième phase de l’expérimentation : le retour à la civilisation pour celui des deux qui a survécu. Le choc post-traumatique, l’emballement des médias, la culpabilité, le deuil. Reconstruire sa vie.

Un roman cruel, et que l’on a peine à lâcher, surtout la première partie car j’ai trouvé que la deuxième, par la mise en abyme, se signalait un peu trop comme un commentaire de la première dont elle mettait en évidence les thèmes : je n’ai pas besoin que l’on me prenne par la main comme ça. Mais j’ai beaucoup aimé, l’ensemble est très anxiogène évidemment (même pour moi qui risque assez peu de me retrouver dans ce genre de situation) (j’ai été traumatisée par certaines scènes) et n’a pas été sans me rappeler Désolations de David Vann.

Un très bon roman qui fera une bonne lecture d’été !

Soudain, seuls
Isabelle AUTISSIER
Stock, 2015

Désolations, de David Vann

Irène comprit dans un instant de lucidité terrible qu’ils allaient vraiment vivre là. La cabane ne serait jamais montée comme il faut. Elle ne leur offrirait pas ce dont ils auraient besoin. Mais ils y vivraient tout de même. Elle pouvait voir cela avec une clarté absolue. Et bien qu’elle eût envie de dire à Gary de vivre là tout seul, elle savait qu’elle ne pouvait pas car c’était le prétexte qu’il attendait. Il la quitterait pour toujours et elle ne supporterait pas d’être quittée à nouveau. Cela ne se reproduirait pas encore une fois dans sa vie.

Autant le dire tout de suite : je ne suis absolument pas adepte des romans des grands espaces, le nature writing. De fait, je ne suis pas du tout adepte non plus d’y être, dans les grands espaces, ça m’angoisse. Un de mes pires souvenirs de lecture, c’est L’Appel de la forêt et Croc-blanc de Jack London (lus pour l’école, vous pensez bien que sinon je me serais abstenue) qui ont failli me faire périr d’ennui. Autant dire donc que normalement, ce roman n’aurait jamais dû arriver entre mes mains désireuses d’en tourner les pages. Et pourtant c’est bien ce qui s’est passé finalement, car nonobstant le cadre, l’histoire en elle-même me paraissait intéressante…

Qui n’a jamais eu envie de tout planter là et de recommencer à zéro, pour construire quelque chose de nouveau ? C’est ce que font Gary et Irène, jeunes retraités. C’est surtout Gary, en fait, qui en ressent le besoin, Irène ne faisant que subir les lubies de son mari, espérant en le suivant sauver ce qui reste de leur couple. C’est ainsi qu’ils se retrouvent, à la fin de l’été, sur Caribou Island, au beau milieu d’un lac d’Alaska, à construire une cabane en rondins, le rêve de Gary. Mais les éléments leur mènent la vie dure, autant que les inexplicables migraines d’Irène. Autour d’eux, d’autres personnages semblent plus ou moins être également en perdition : Rhoda et Jim, Mark, Nicole, Carl, Monique…

Bon, moi qui déteste tout ce qui est froid, neige, glace, pluie, vent, lieux isolés, on peut dire que j’ai été servie, et j’étais frigorifiée rien qu’à lire certains passage (vous imaginez bien que jamais je ne poserai les pieds en Alaska, même pour goûter leur saumon fumé). Mais bon, bouillotte, couette, thé brûlant m’ont permis de pallier cette difficulté. Et je dois dire que les problématiques soulevées par ce roman m’ont réellement intéressée et notamment celle du regret de la vie qu’on a pas eue, de l’insatisfaction perpétuelle, à travers le personnage de Gary. Drôle de specimen celui-là, qui se cherche et ne se trouve pas, n’aspire qu’à une vie rude et simple au sein d’une nature sauvage, celle des mythes, aspiration qui n’est finalement que désir d’anéantissement. Quant à Irène, elle m’a émue à cause de sa peur de l’abandon, mais au bout d’un moment je ne l’ai plus comprise : car à la question de savoir jusqu’où on peut aller pour ne pas perdre l’autre, elle donne une réponse extrême. Evidemment, cela ne peut que mal finir, et la fin est terrifiante (mais prévisible) : ce roman, c’est la chronique d’un échec annoncé. J’ai donc été séduite dans l’ensemble, même si ce n’est pas un coup de cœur (et, il est vrai, j’ai de toute façon été exaspérée par la présentation fantaisiste des paroles rapportées).

Les avis de Stephie, Choco, Pimprenelle, Karine, Noukette, Calypso

Merci Rémi et Priceminister !

Désolations
David VANN
Gallmeister, 2011

RL2011b

 Challenge 1% Rentrée Littéraire 2011 : 11/7
By Hérisson