L’Odyssée de Pénélope, de Margaret Atwood : celle qu’on n’a jamais entendue

Il se montrait toujours si convaincant ! Nombreux sont ceux qui ont cru que sa version des faits était la bonne, à quelques meurtres, quelques séductrices et quelques cyclopes près. Il m’est arrivé à moi aussi de le croire, de temps à autre. J’avais beau le savoir porté sur la ruse et le mensonge, je ne m’imaginais pas, moi, en victime de ses ruses, en dupe de ses mensonges. N’ai-je pas été fidèle ? N’ai-je pas attendu, attendu, attendu, en dépit de la tentation — presque de l’obligation — d’agir autrement ? Une fois la version officielle admise, que restait-il de moi ? Une pieuse légende. Un bâton dont on s’est servi pour taper sur la tête d’autres femmes. Pourquoi ne se montraient-elles pas aussi prévenantes, dignes de foi et patientes que je l’avais été, moi ? Tel était le parti pris par les chanteurs, les conteurs de tout poil.

« On en parle peu, finalement, de Pénélope. Mais je me demandais. Est-ce que Pénélope était lassée, parfois, d’attendre un mari qui ne revenait pas, ou est-ce qu’elle avait tellement foi en son retour que rien ne la perturbait, pas même le temps qui passe ? Est-ce qu’elle perdait courage, se disait qu’elle ne le reverrait jamais, ne referait jamais l’amour avec lui, ne le tiendrait jamais plus dans ses bras après la jouissance, ne caresserait plus ses cheveux, son corps, effleurant d’un doigt léger les cicatrices et les traces du temps ? Est-ce qu’elle pleurait, le soir, seule, dans son lit, songeant qu’elle devrait peut-être choisir un des prétendants, puisque le seul et unique qu’elle aimait n’était pas là ? Consultait-elle des oracles qui lui disaient « oui, il va revenir, mais on ne sait pas quand, il faut être patiente » ? »

J’avais écrit ça, sur Facebook, un jour de 2018, et on m’avait aiguillée sur ce texte d’Atwood. Que j’avais donc noté sur mes tablettes, tout en me méfiant un peu, car je savais que la manière d’Atwood de considérer l’histoire ne serait pas tout à fait la même que la mienne.

Et, en effet. Dans ce court roman, à la fois sarcastique et tragique, l’histoire nous est racontée du point de vue de celle qu’on n’a jamais entendue : Pénélope, avec le contrepoint tragique du chœur des douze servantes sacrifiées au retour d’Ulysse, un des éléments les plus énigmatiques du récit.

J’ai beaucoup aimé ce roman, même s’il ne s’agit pas du « chant d’amour » que j’ambitionne d’écrire et que j’écrirai un jour (sans doute plutôt sous forme de nouvelle). C’est un pas de côté concernant l’image figée de Pénélope en incarnation de la patience et de la fidélité sacrificielle. D’ailleurs, est-elle fidèle ? Elle assure que oui, mais on n’est pas à l’abri d’une paralipse, et le chœur des servantes sème le doute, tout comme il permet d’élaborer une intéressante hypothèse autour du culte de la Grande Déesse Lunaire, qui en effet expliquerait ce mystère sur lequel on a tendance à passer rapidement mais qui demeure le point aveugle du récit : pourquoi ces douze servantes on été sacrifiées de manière aussi brutale ? Plusieurs hypothèses s’offrent ici, au lecteur de choisir.

Quant à Pénélope, elle aime Ulysse. Mais elle est parfaitement consciente de ses défauts et de ses faiblesses, ce qui est d’ailleurs une véritable marque d’amour plus que l’idéalisation, et elle porte sur lui un regard assez lucide qui le fait choir de son piédestal. Il est rusé, mais ce n’est pas toujours à son avantage !

Une lecture réjouissante qui apporte une bouffée d’air frais, un pas de côté, un changement de point de vue sur un mythe que l’on connaît par cœur. Tragique, féministe, ce texte, en tous les cas, pose des questions et fait réfléchir !

L’Odyssée de Pénélope
Margaret ATWOOD
Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Robert Laffont, 2022

L’histoire de ma machine à écrire

Introducing ClaireDepuis toujours, j’aime les machines à écrire. L’objet. Comme quoi, on ne se méfie jamais assez des cadeaux qu’on fait aux enfants, parfois on fait naître une vocation : lorsque j’étais petite, j’en avais une en plastique (aujourd’hui sans doute disparue) avec laquelle j’adorais jouer*. Je jouais à être écrivain et journaliste dans ma chambre salle de rédaction.

Plus tard, j’ai récupéré une vraie machine, comme celles que l’on avait au collège pour apprendre (enfin essayer : je manque totalement de coordination donc je n’ai jamais réussi) la dactylographie. C’était une Olivetti, je crois une lettera 32. J’aimais beaucoup écrire avec, même si à cette époque j’avais découvert l’ordinateur et le traitement de texte avec un Atari. Mais j’aimais l’objet machine à écrire, et j’avais toujours dit que lorsque j’aurais la place dans mon appartement, je récupérerais cette machine.

Après 12 ans d’existence dans des appartements trop exigus, ce jour est enfin venu : dans mon nouvel appartement, j’ai tout de suite vu où je pourrais la mettre, et j’ai donc réclamé que mes parents entreprennent des recherches archéologiques dans leur grenier pour retrouver mon Olivetti, où elle était supposée se trouver puisque j’avais bien stipulé à chaque grand tri par le vide qu’il était hors de question de s’en débarrasser. Làs : personne ne se souvient de l’avoir bazardée, mais les faits sont là : impossible de mettre la main sur l’objet. Peut-être s’est-elle lassée de m’attendre et est-elle partie. Peut-être est-elle encore là et je la retrouverai un jour. Je ne sais pas, mais toujours est-il que j’étais fort marrie, d’autant que j’avais déjà acheté le meuble pour l’accueillir.

Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je me suis mise en quête, du coup, de mon fantasme ultime en matière de machine à écrire : une Underwood, dont je trouve le design magnifique, et qui est le comble du mythe. Me voilà donc à consulter frénétiquement les sites de vente d’occasion, un peu alarmée par les prix et/ou l’état pitoyable des modèles en vente. Et puis elle est apparue : juste à côté de chez mes parents, à un prix dérisoire. Elle m’attendait : alors que les collectionneurs les recherchent, qu’elle est en excellent état et que le prix était attractif, elle était là depuis un certain temps et ne trouvait pas à être adoptée. Je le répète : elle m’attendait, parce que le hasard (qui n’existe pas), ce coquin, a fait qu’elle appartenait à la belle-soeur de la meilleure amie de ma maman. Je sais donc d’où elle vient : elle avait été achetée par la maman de la dame, pour ses cours de dactylographie chez Pigier. Et maintenant, elle est à moi.

Je l’ai appelée Claire, parce que je suis une petite comique.

Il s’agit d’une Underwood Standard n°6-11, et le n° de série m’indique qu’elle a été fabriquée en 1930, la vieille dame ! Faulkner, Fitz, Hemingway en ont eu une similaire.

Evidemment, je n’écrirai pas mon prochain roman dessus. Mais. Lorsque j’aurai acheté un ruban (celui-là est cassé) et du papier, je m’amuserai probablement à retranscrire certains de mes textes dessus. Pour le côté vintage. Pour le bruit des touches. Pour le mythe — on sait combien j’y suis attachée, aux mythes.

*J’avais aussi une machine à coudre qui n’a pour sa part suscité aucune vocation, non plus que le mini-aspirateur et les multiples poupées : cette règle n’est donc pas universelle !

Bram Stoker’s Dracula, de Francis Ford Coppola

draculaDo you believe in destiny? That even the powers of time can be altered for a single purpose? That the luckiest man who walks on this earth is the one who finds… true love?

Je ne sais pas pourquoi vendredi soir j’ai eu subitement envie de revoir ce film, qui au fil du temps est devenu culte.

En 1492, lorsque le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa bien-aimée Elisabeta morte et damnée pour s’être suicidée, il devient fou de douleur et se révolte contre Dieu. Il se transforme alors en vampire et prend le nom de Comte Dracula. Quatre cents ans plus tard, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire, dont le prédécesseur, Renfield, est désormais interné dans un asile psychiatrique suite à sa rencontre avec le Comte. Dracula souhaite en effet s’installer en Angleterre. Et il ne tarde pas à se rendre compte, grace à un portrait, que Mina, la fiancée de Jonathan, ressemble trait pour trait à Elisabeta…

Evidemment, si ce film est culte, c’est qu’il est d’abord magnifiquement filmé ; chaque plan, chaque scène est un petit bijou que l’on pourrait analyser pendant des heures. Les décors, les costumes sont somptueux. L’ensemble, cruel, violent, sensuel, n’est pas un simple film de vampires, si à la mode (malheureusement) : fable métaphysique, il pose avec brio la question du Bien et du Mal, sans verser dans un manichéisme simpliste. Si Dracula est le Mal, il est surtout un héros de la révolte contre Dieu qui l’a trahi et contre la morale mortifère ; il représente bien les pulsions sexuelles, l’érotisme, la luxure, tout ce que rejette l’Eglise, et s’il devient le Mal, c’est uniquement parce qu’il perd l’Amour, et donc la foi en la vie. Eros, thanatos sont ici, une fois encore, étroitement liés, et l’Amour, celui qui ne meurt jamais, qui transcende l’espace et le temps, est rédempteur. La seule chance d’être sauvé. Keanu Reeves et son personnage lisse et propret ne fait certainement pas le poids face à un Gary Oldman sombre et envoûtant, un vrai vampire, pas un machin aseptisé à la Edward Cullen, ni face à un Anthony Hopkins incarnant un Van Helsing défendant la morale puritaine mais plus trouble qu’il n’y paraît.

Bref, un chef d’oeuvre évidemment, un retour au mythe originel, à voir et à revoir !

Bram Stoker’s Dracula
Francis Ford COPPOLA
1992

Romanesque, de Tonino Benacquista

RomanesqueMais avaient-ils aimé un seul de leurs semblables plus qu’eux-mêmes ? Au point de perdre tout bon sens ? Avaient-ils connu l’ardeur et l’embrasement ? Avaient-ils atteint ce point d’incandescence au contact de l’autre ? Avaient-ils été dévorés d’impatience hors de sa présence ? Avaient-ils à la fois défié Dieu, les hommes et la mort pour une seule personne ?

Au départ, j’ai choisi ce roman un peu par hasard. D’abord par pur esprit de contradiction, attendu que ce doit être à peu près le seul roman de la rentrée littéraire Gallimard à ne pas être sur toutes les listes de prix d’automne. Ensuite parce que j’ai peu lu Benacquista, mais que j’ai adoré Homo ErectusEnfin, bien sûr, parce que le résumé me plaisait. Mais à y regarder de plus près, je pense que le hasard n’a rien à voir dans cette histoire, et que ce roman est venu jusqu’à moi… Encore une fois, la synchronicité a frappé !

En cavale aux Etats-Unis, un couple de Français commet l’imprudence de se montrer en public pour assister à une représentation théâtrale. C’est qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle pièce : Les Mariés malgré eux raconte l’histoire, au Moyen-Age, d’un couple de manants, lui braconnier et elle glaneuse, dont l’amour absolu, défiant toutes les lois humaines, divines et diaboliques, leur a valu bien des malheurs. Cette histoire, les deux Français la connaissent bien, puisque c’est la leur !

Fabuleux, lumineux, je manque de qualificatifs pour caractériser ce roman. Mêlant les mythes du Juif errant et des amants maudits, mâtiné de Divine Comédie et de beaucoup d’autres mythes qu’il serait vain de vouloir tous citer, Tonino Benacquista nous entraîne dans une histoire d’amour absolu qui défie tout, à commencer par le temps, la mort et toutes les règles. Ces deux-là n’ont pas de nom, parce que leur histoire parle à tous, tous ceux qui s’aiment en tout cas. Et c’est bien l’un des pouvoirs du récit, du conte, de la littérature dont il s’agit également ici : l’histoire circule, se raconte, sauve des vies, modifie le regard, parle aux âmes. Car c’est la force des grandes œuvres : elle parle à chacun, qui y retrouve une partie de son histoire. Et elles peuvent changer le monde…

A la fois très spirituel et dynamique, souvent  drôle, ce roman, où il est aussi question de marginalité et de liberté, d’écologie aussi, est un gros coup de coeur ! Je l’ai tellement aimé que j’aurais voulu l’avoir écrit !

Romanesque
Tonino BENACQUISTA
Gallimard, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 25/60
By Lea et Herisson

Les Enfants de l’aube (Moia Bieda), de Patrick Poivre d’Arvor

Les enfants de l'aubeLe lendemain, nos visages étaient lumineux comme des lampes survoltées, éclairés de l’intérieur. Nous avons refait l’amour dans l’ancienne salle de gymnastique. J’essayais cette fois de compenser mon inexpérience par une grande attention à elle, ce qui n’était pas dans ma nature. Je n’éprouvais qu’un plaisir rapide à l’éjaculation, mais j’aimais la pénétration et les préludes amoureux. J’adorais surtout sentir vibrer Camille, la voir réagir à une pression sur les touches de son clavier. J’avais une folle envie de la contenter, de lui donner plus que je n’avais jamais donné.

La première fois que j’ai lu ce roman, c’était le 19 février 1995. A l’époque, j’écrivais dans les livres la date à laquelle je les commençais. J’avais 17 ans, l’âge auquel l’auteur l’a écrit, un peu plus que les personnages. J’écris aussi sur la page de garde que je crois être amoureuse d’un certain Romain ; je devais me tromper sur mes sentiments : le diable si je sais aujourd’hui qui était ce Romain. Je l’ai ensuite relu il y a quelques années. Et puis, l’autre jour, par hasard (je crois…) je suis retombée dessus, et j’ai eu envie de m’y plonger à nouveau…

Alexis a 12 ans, et son père, avec qui il vivait seul, vient de se jeter dans la Seine, ne lui laissant qu’un carnet, dans lequel il lui raconte son histoire. Celle d’un amour fou entre deux adolescents atteints de leucémie dans un sanatorium, en Suisse.

Premier roman bouleversant, Les Enfants de l’aube est avant tout la quête initiatique et mystique de l’amour absolu et originel, celui qui fonde toute une existence. Ici il est, dès le départ, marqué du sceau de la mort, qui rôde : éros et thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort s’affrontent dans une lutte acharnée. Éminemment charnel et sensuel — au point que le système énonciatif, celui d’un père écrivant à son fils de 12 ans, peut s’avérer plus que troublant — il est aussi tragique. Très romantique (version historique), on y sent à chaque page le vertige des influences littéraires (Thomas Mann, Benjamin Constant, Chateaubriand) et mythologiques (Tristan et Yseult, Romeo et Juliette), parfois explicites, parfois non. Et quelle écriture ! Si elle est parfois un peu chargée, elle est surtout poétique et lyrique !

Un magnifique premier roman sur le premier amour, à lire absolument si ce n’est déjà fait. Je ne sais pas pourquoi le destin me l’a remis entre les mains, il y a peut-être une raison, peut-être pas, mais j’y ai pris beaucoup de plaisir.

Les Enfants de l’aube (Moia Bieda)
Patrick POIVRE D’ARVOR
Lattès, 1982 (livre de poche)

Fabrique-nous un dieu ! de Georges Lewi

Fabrique-nous un dieuJe pense avec mon équipe que l’on va retrouver, ici à Shangai, l’âge d’or de l’humanité : doubler le temps actuel de vie et partir en paix et en bonne santé. Un peu à la manière de piles longue durée qui vont jusqu’au bout et s’arrêtent de fonctionner d’un seul coup ; le lapin marche, saute, s’amuse puis tout s’arrête ! Il a fait son temps ! Il s’arrête sans regret.

Totale découverte aujourd’hui avec ce deuxième roman de la rentrée littéraire d’hiver : découverte d’un éditeur, dont j’avais entendu parler mais que je ne crois pas avoir déjà eu le plaisir de lire, et Georges Lewi, mythologue de formation dont nous avons-là le deuxième roman et dont je n’avais jamais entendu parler, et c’est bien dommage. Je vous expliquerai en fin d’ouvrage pourquoi il m’a tant charmée. En tout cas, avec ce roman, il se propose rien de moins que réécrire le mythe de Moïse version monde actuel.

Sauvé des eaux d’une piscine municipale, Moïse a été adopté par le couple Putifar, fait dont il ne prend connaissance que pour ses vingt ans, lors d’un dîner chez Bocuse. Mais en fait, il s’en moque, car son vrai but dans la vie, en tant que scientifique, est de chercher le mystère de la vie et d’abolir la mort, ou tout comme.

Quel roman étonnant ! Drôle, burlesque, totalement fantaisiste et irrévérencieux, il suit pas à pas son texte source (l’Exode) dont il reprend les principaux épisodes pour les actualiser et nous permettre de réfléchir au monde contemporain et ses dérives : le milieu de la recherche médicale épinglé pour sa recherche du profit, le monde de l’entreprise en général et la façon dont une marque construit son storytelling autour d’un personnage iconique, et l’humanité : la science et la technique remplacent peu à peu les nouvelles croyances et deviennent de nouvelles religions, qui se cherchent des dieux : Steve Jobs, Moïse qui emprunte au précédent de nombreux traits. Mais science sans conscience n’est que ruine de l’âme, et Moïse, totalement à contre-courant de son époque, refuse le progrès pour le progrès, et se veut avant tout humaniste. S’il veut aider l’homme à vivre plus longtemps et en bonne santé, il a bien conscience des dangers que peut représenter sa découverte si l’humain ne change pas, et ce qu’il veut avant tout, c’est une nouvelle humanité, généreuse et spirituelle. Il veut soigner les corps, mais pas sans soigner l’âme également, car il s’agit d’un tout, et c’est bien finalement ce qui oppose la médecine occidentale et les médecines orientales. Les profits, il s’en moque : utopiste, idéaliste, il veut avant tout le bien de tous. Mais évidemment, ce n’est pas simple.

Bref, voilà un roman très intéressant, qui fait réfléchir non seulement à la récurrence et la répétition des schémas anciens dans notre monde moderne, mais aussi à ce que nous voulons pour le futur. Mais si ce roman m’a tant charmée, c’est parce qu’il m’a souvent rappelé ceux de Didier van Cauwelaert (qui est d’ailleurs cité au détour d’une page) sur plusieurs points : l’humour et la fantaisie, le héros un peu hors normes, brillant mais pas très adapté au monde, et puis cet intérêt pour la nature, les arbres et l’âme humaine.

Un joli roman donc, que je vous conseille car il mérite vraiment de pas passer inaperçu en cette rentrée de janvier !

Fabrique-nous un dieu !
Georges LEWI
François Bourin, 2016

Le Testament de Marie, de Colm Tóibín

Le Testament de MarieIls croient que je ne comprends pas ce qui se trame dans le monde ; ils croient que le sens de leurs questions m’échappe, que je ne perçois pas l’ombre de cruauté sur leur visage et l’exaspération dans leur voix chaque fois que j’évite de leur répondre, ou que je leur réponds d’une façon évasive qui ne mène à rien. Ou quand je ne me souviens pas de ce dont ils aimeraient que je me souvienne. Ils sont trop enfermés dans leurs propres besoins, qui sont insatiables ; trop abrutis aussi par les restes de cette terreur que nous avons tous subie pour comprendre qu’en réalité je me souviens de tout. La mémoire emplit mon corps autant que le sang et que les os.

On l’a vu l’an dernier avec Emmanuel Carrère, les Évangiles, déjà par bien des aspects eux-mêmes romanesques, sont un formidable hypotexte pour les romanciers, qui sont nombreux à s’en emparer afin d’en proposer de nouvelles versions. Après, entre autres, Robert Graves, José Sarramago, Nikos Kazantzákis ou Eric-Emmanuel Schmitt, c’est au tour de l’Irlandais Colm Tóibín de s’emparer de cette histoire vieille de 2000 ans, que tout le monde connaît ou croit connaître, en donnant la parole à celle qui ne l’a jamais eue : Marie.

Long monologue de la mère de celui qu’on appelle le Christ, cet Évangile selon Marie est aussi un cri de colère, contre les deux hommes qui lui rendent visite pour qu’elle leur raconte ce qu’elle a vu et qu’ils puissent l’écrire. En réalité, ils veulent surtout qu’elle leur raconte ce qu’ils ont envie d’entendre et d’écrire, et qui apportera de l’eau à leur moulin. Mais Marie n’a rien à perdre, et parle ici pour la première et la dernière fois, pour dire les choses telles qu’elles se sont passées.

D’abord pièce de théâtre ayant suscité la controverse à Broadway, ce roman, presque un poème, se lit dans un souffle, avec la même urgence que celle que Marie met à parler. Un roman où l’humain s’oppose au mythique : alors que ceux qui viennent la voir veulent mettre de l’ordre et du sens dans le chaos des événements, produire un récit mythique qui transformerait le rêve et le mensonge en réalité et en croyance, elle se cabre contre ces malotrus, montrés comme très désagréables (n’y aurait-il pas parmi eux ma bête noire Paul de Tarse ? Sans doute pas car il est plus tardif mais enfin, c’est de la même eau) et remet l’humain au centre du processus : elle raconte une famille normale, et montre un fils qui n’a rien d’un demi-dieu, et du reste assez peu sympathique. Si les grands épisodes sont là, les noces de Cana ou la résurrection de Lazare, elles n’ont pas la couleur habituelle ; du reste, Marie est souvent un témoin de seconde main : on lui en a raconté plus qu’elle n’en a vu elle-même.

Étrangement hypnotique et envoûtant, ce roman, qui est la voix d’une mère, permet de faire un pas de côté et de regarder les choses autrement — comment se construit la légende, quitte à effacer la réalité de l’histoire et des trahisons. Une version en tout cas intéressante, qui ne manquera pas de donner de l’urticaire à certains, mais que je conseille vivement !

Le Testament de Marie
Colm TÓIBÍN
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
Robert Laffont, Pavillons, 2015

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By Hérisson