Alceste à bicyclette, de Philippe Le Guay

Alceste à bicycletteTu passais dans le coin ? À l’Île de Ré ?

Je ne sais pas pourquoi je n’avais pas encore pris le temps de voir ce film, moi qui aime tant Le Misanthrope (et Luchini, et Wilson). Mais enfin, comme on dit, mieux vaut tard que jamais…

Cela fait trois ans que Serge Tanner a quitté le monde du spectacle pour s’installer à l’île de Ré. Mais voilà qu’un de ses amis, Gauthier Valence, acteur de télévision a succès, vient lui proposer un projet qui ne se refuse pas : Le Misanthrope de Molière. Serge ne dit ni oui ni non, d’autant que Gauthier lui propose le rôle de Philinte et non celui d’Alceste ; néanmoins ils se mettent à répéter la première scène, alternant les rôles et entrecoupant les répétitions de balades à bicyclette et faisant la connaissance de Francesca, une italienne venue vendre sa maison.

Un très très joli film, à la fois réécriture et interprétation de la pièce de Molière, dont le premier rôle, Alceste, est l’un des plus mythiques du répertoire. L’ensemble est construit autour des répétitions de la fameuse scène d’exposition et de l’idée intéressante que les deux personnages alternent les rôles d’Alceste et de Philinte : c’est très malin, attendu que si à première la distribution est évidente, Serge en Alceste et Gauthier en Philinte, la réalité est peut-être autre. Qui est le plus pessimiste sur la nature humaine ? Alceste ou Philinte ? Serge ou Gauthier ? Au fil des répétitions, des rencontres aussi, et notamment celle avec Francesca (qui leur permet de réinterpréter Jules et Jim ou avec Zoé, une jeune fille qui veut faire une carrière d’actrice porno et sur laquelle plane l’ombre de Célimène, les personnages se creusent, se nuancent, évoluent, les masques se fissurent. Luchini et Wilson sont épatants, tout en nuance, et forment un duo qui fonctionne à merveille.

Un très bel hommage au théâtre et à la pièce de Molière, à voir absolument !

Alceste à bicyclette
Philippe Le GUAY
2013

Le Misanthrope, de Molière

misanthrope

Ah ! Rien n’est comparable à mon amour extrême ;
Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des voeux contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien,
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
Afin que de mon coeur l’éclatant sacrifice
Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice,
Et que j’eusse la joie et la gloire, en ce jour,
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.

Quel bonheur que cette pièce ! C’est, avec Dom Juan, celle que je préfère chez Molière. D’ailleurs, elles ont de nombreux points communs, dont l’un des moindres n’est pas celui d’aborder le thème de l’infidélité et de l’aveuglement amoureux.

Comment le pur Alceste, le vertueux, le sincère à l’excès, qui ne tolère aucun des vices de son temps et se montre honnête à en être ridicule, peut-il aimer la coquette et médisante Célimène – Célimène, l’infidèle ? C’est que, comme il l’explique à son ami Philinte, « la raison n’est pas ce qui règle l’amour ». Et puis, dans son aveuglement, il espère la changer, et à forces de remontrances, la faire changer d’attitude. Dans la pièce, deux conceptions de l’amour s’affrontent : celle d’Alceste, selon qui « Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte » (autrement dit qui aime bien, châtie bien), et celle d’Eliante et de quelques autres, pour qui l’amour aveugle pardonne tous les défauts : « C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême/Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime ». Un temps d’ailleurs, Alceste rend les armes et accepte pleinement qu’on lui mente, demandant à Célimène « Efforcez-vous ici de paraître fidèle, /Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle. » (et ce n’est pas autre chose qu’Elvire demande à Don Juan au début de la pièce… Molière devait sans doute bien savoir de quoi il parlait !). Mais voilà, Alceste au final est un possessif, qui ne peut se contenter d’un amour banal, il ne peut tolérer l’indépendance et l’autonomie de l’Autre ; au contraire, il veut que Célimène lui appartienne totalement, comme le montre la tirade que j’ai mise en exergue. Leur amour ne peut donc qu’être voué à l’échec…

Plus je la relis et plus cette pièce me transporte et me parle, à chaque fois j’y trouve des éléments que je n’avais pas vus et qui me plongent dans des abîmes de réflexion, sans arriver à trouver, au final, à quel personnage je ressemble le plus…

 

Dom Juan, de Molière

Dom Juan

Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, on des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. […] Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Ahhhhh, Dom Juan. De toutes les pièces de Molière, voire de toutes les pièces du répertoire français que je connais, c’est ma préférée, avec le Misanthrope, et je l’étudie dès que possible avec les élèves. C’est une pièce qui me parle, et que je ne me lasse pas de relire, en particulier la tirade de l’inconstance dont j’ai mis un extrait en exergue.

L’histoire, tout le monde la connaît : Don Juan est un noble libertin, dont les activités principales sont de blasphémer et de séduire les femmes, au grand dam de son valet Sgnanarelle et de son père. Récemment, il a épousé Elvire après l’avoir enlevée de son couvent, et avant de la laisser en plan pour voler vers de nouvelles aventures. Mais la jeune femme, humiliée, n’entend pas se laisser faire, et ses frères souhaitent plus que tout venger l’affront fait à l’honneur de la famille.

Don Juan (dont le nom est passé dans le langage courant pour désigner un séducteur) est l’archétype de l’homme qui n’est pas né à la bonne époque. Épris de liberté, il ne supporte pas le carcan moral de la société dans laquelle il vit et contre laquelle il se révolte. Là est sa grandeur : il vit sa vie comme il l’entend, sans que rien ne puisse l’en détourner, et même au moment de la mort, lorsqu’il donne la main à la statue qui va l’emmener avec elle en Enfer, il ne fléchit pas et reste fidèle à lui-même. C’est véritablement ce que j’appelle un héros, même si, il est vrai, son attitude envers les femmes est quelque peu cavalière. Mais justement, cette soif de séduction est aussi ce qui me touche chez lui, sans doute parce que je ne la comprends que trop bien, ayant longtemps été un Don Juan en jupons. Ce besoin de plaire et de se rassurer sur soi-même dans le regard des autres est symptomatique. Don Juan, c’est l’homme qui aime, totalement, mais qui n’arrive pas à trouver l’objet unique qui sera digne de cet amour, et seule la pluralité des femmes peut combler le vide laissé par celle qui lui manque et qu’il cherche désespérément sans la trouver. Dom Juan, c’est la tragédie de l’âme qui ne trouve pas son âme sœur

Et puis, avez-vous remarqué ? On ne voit jamais sa mère. Elle est absente. C’est intéressant ça, je me demande ce que Freud en aurait pensé…

Bon, je sais, mon interprétation de cette pièce est tout à fait particulière et personnelle, mais ça c’est la force des grands textes : que l’on puisse s’y projeter. Malheureusement, je n’ai jamais eu l’occasion de la voir sur scène, et je le regrette vivement, mais un jour, sans doute…