Aux yeux de Frances, les autres femmes semblaient ne jamais penser sérieusement à l’avenir. Elles avaient tellement hâte de se caser ; ça se saurait pourtant si le mariage était un conte de fées. Pour Frances, c’était tout le contraire : il lui arrivait de sortir dîner ou danser avec quelqu’un de nouveau et de passer un bon moment. Mais, une fois rentrée chez elle, elle se glissait dans son lit et l’angoisse la saisissait. S’ils se revoyaient, le processus terrifiant se mettrait en marche : d’autres rendez-vous comme celui-là, la présentation aux parents, la demande en mariage. Dès lors, comme toutes les autres filles qui avaient un travail et qui s’étaient mariées avant elle, elle disparaîtrait, engloutie par la vie domestique.
Après Les Débutantes et Maine, J. Courtney Sullivan, avec Les liens du mariage, nous propose à nouveau une réflexion sur le thème central de son oeuvre : la place des femmes dans la société, cette fois-ci en questionnant la conjugalité.
Cinq personnages habitent ce roman choral. En 1947, Frances Gerety (personnage réel) est publicitaire, conçoit des campagnes pour les bagues de fiançailles en diamant (elle a inventé le célèbre slogan « un diamant est éternel ») mais refuse pour sa part de s’enfermer dans la vie domestique : puisqu’il lui faut choisir entre sa carrière et l’amour, elle choisit la première. En 1972, Evelyn, enseignante à la retraite, a su concilier les deux et coule des jours paisibles avec Gerald, mais n’accepte pas que son fils veuille se séparer de sa femme. En 1987, James et sa femme tirent le diable par la queue, et leur couple s’en trouve fragilisé. En 2003, Delphine a tout quitté (et notamment son mari) pour PJ, mais celui-ci l’ayant trompée, elle se venge de manière assez savoureuse. Enfin, en 2012, Kate refuse résolument d’épouser le père de sa fille, que pourtant elle aime, mais est pour l’heure accaparée par les préparatifs du mariage de son cousin, qui a profité de la légalisation du mariage homosexuel. Entre tous ces personnages, un motif récurrent fait le lien : celui de la bague en diamants.
Ce roman choral, parfaitement maîtrisé de bout en bout, ne manque pas de qualités. Grâce au personnage de Frances que l’on retrouve d’époque en époque, et aux autres qui sont ancrés chacun dans la sienne, on ne peut que constater le poids écrasant des rôles sociaux qui pèsent sur les femmes, et qui malgré le temps semblent ne pas beaucoup évoluer : se marier, avoir des enfants semble être la seule chose que se doit de désirer une femme, sinon c’est qu’elle n’est pas normale, et elle en paye le prix : Frances, qui a choisi sa carrière, ne parvient que peu à imposer ses choix dans un monde d’homme. Le problème est aussi spatial et civilisationnel, comme on le voit avec les chapitres consacrés à Delphine, qui montrent assez bien les différences entre Français et Américains sur ces questions épineuses ; et pourtant, le lecteur français ne peut qu’être dépaysé par cette obsession conjugale bien yankee : Kate par exemple a un homme dans sa vie, une fille, mais ne veut pas se marier, ce qui semble totalement incongru à tout le monde dans ce pays où les enfants nés hors mariage ne semblent pas dominer ; pour moi, c’est le questionnement même qui m’a semblé incongru, et j’ai dû faire un gros effort de conversion. Mais bref, ce que l’on note dans le roman, c’est que ce sont en fait les femmes qui sont les plus dures (c’est ce que remarquait d’ailleurs Pia Petersen) : faire sa rebelle et refuser le choix de la majorité, c’est semer le doute sur ce choix.
Un roman donc très riche, qui pose des questions intéressantes sur un sujet qui me touche. Cependant, je ne l’ai pas autant apprécié que les précédents, car je l’ai finalement trouvé inégal dans les détails. D’abord parce qu’à force de vouloir aborder une multitude de thèmes de société à travers l’histoire du XXème siècle, il finit par nous perdre un peu. Mais ce qui m’a surtout gênée, c’est qu’au final, on s’attache très diversement aux personnages, et que la lecture finit par être une alternance d’intérêt, d’ennui et d’agacement : autant Frances m’a réellement passionnée, au point que je trouve qu’elle mériterait un roman entier ce qui nous donnerait un truc très Mad Men), de même que Delphine, autant les autres… Evelyne m’a touchée sur certains aspects mais m’a exaspérée par son attitude réactionnaire typiquement puritaine, James m’a totalement laissée de marbre, quant à Kate, écologiste et féministe intégriste, donneuse de leçons et culpabilisatrice, bourrée de principes, même si ses réflexions sur le mariage en soi ne sont pas inintéressantes, elle m’a tellement mise hors de moi que du coup c’est tombé à plat.
Donc au final, je ressors de cette lecture un peu moins enthousiaste que je l’aurais aimé, même si cela reste un bon roman.
Les Liens du mariage
J. Courtney SULLIVAN
Rue Fromentin, 2014
Lu par Clara
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