Comme une Valse, de Dorothy Parker : instantanés

Il y avait presque chaque jour des tâches à accomplir, et Mrs Lanier s’y préparait courageusement. Elle devait partir dans sa voiture de ville pour choisir de nouvelles toilettes et faire retoucher, à ses parfaites mesures, celles qu’elle avait commandées précédemment. Des vêtements comme les siens ne relevaient pas du hasard ; comme la grande poésie, ils réclamaient du travail. Mais elle redoutait le moment de quitter le refuge que constituait sa maison, car partout ailleurs, le laid et le triste assaillaient ses yeux et son cœur. Souvent, elle se tenait, pleine d’hésitation, devant le grand miroir baroque du couloir, avant de réussir à relever la tête et à avancer enfin, bravement.

J’avais découvert Dorothy Parker avec la magnifique pièce de Jean-Luc Seigle, Excusez-moi pour la poussière. Malheureusement, à l’époque, ses œuvres étaient un peu difficiles à trouver, et j’avais remis sa lecture à plus tard. Et puis, l’autre jour, je suis tombée sur ce recueil de nouvelles : l’occasion parfaite !

Ce recueil est constitué de 19 nouvelles : le soliloque littéraire d’une femme réveillée à 4h du matin ; deux amies employées de bureau qui imaginent comment dépenser 1M de dollars ; une femme dans un bar clandestin ; un couple qui engage pour l’été un domestique un peu bavard ; une femme qui danse avec un homme alors qu’elle n’en a pas du tout envie ; des soldats pendant la guerre civile espagnole ; une femme qui tente de rendre un homme jaloux ; le journal d’une new-yorkaise ; une femme qui défend un de ses amis ; une femme de la haute société investie dans un atelier de couture pendant la guerre ; une fille et sa mère ; un mari en permission ; une femme obsédée par les actrices ; une artiste de la mélancolie ; un jeune garçon qui rend visite à sa mère ; une curieuse amitié ; une rencontre navrante ; une jeune femme qui revient de France ; une femme qui ne laisse pas son interlocuteur en placer une. A ces nouvelles s’ajoutent 4 articles : un premier sur les « bonnes âmes », un autre qui est un hommage à Hemingway, un reportage sur le siège de Madrid et enfin une réflexion sur la « période bleue ».

Un recueil enchanteur : le talent de Dorothy Parker mérite vraiment d’être davantage connu. Pour tout dire, ses nouvelles sont plus des instantanés que de véritables histoires, et elles tiennent sur le regard et l’écriture de Parker. C’est souvent cruel, féroce, parfois même méchant, toujours sarcastique, mais d’une drôlerie exceptionnelle. Pas de grands personnages ici, mais beaucoup de femmes de la bonne société new-yorkaise, qui traversent la vie tant bien que mal. Et beaucoup de références à la guerre, la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre mondiale.

A découvrir : c’est rafraîchissant !

Comme une Valse
Dorothy PARKER
Traduit de l’anglais par Michèle Valencia
Julliard, 1989 (10/18, 2016)

Le dernier Américain, d’Elizabeth Gilbert : la vie sauvage

Les romans d’apprentissage européens racontent en général le départ d’un provincial pour la ville où il se métamorphose en gentleman raffiné, alors que, dans la tradition américaine, c’est tout le contraire. Le jeune Américain type devient un homme (et non un gentleman, appréciez la nuance) en quittant la civilisation pour aller vivre dans la nature où il renonce à ses bonnes manières en apprenant à ne plus compter que sur lui-même.

Je poursuis ma découverte des œuvres d’Elizabeth Gilbert avec ce texte qui n’est pas un roman, mais une biographie/enquête d’un homme assez curieux, Eustace Conway, qui a choisi une vie dans les bois, loin de la civilisation.

Elle nous entraîne donc à la découverte (au plus près, puisqu’il s’agit d’un de ses amis) de ce drôle de phénomène au mode de vie particulier, persuadé que son destin est de convertir les autres à son utopie. Pas tous les autres, mais en tout cas, quelques uns.

Si je comprends l’intérêt que peut susciter une telle personnalité complexe, je ne l’ai pour ma part pas du tout apprécié, et dans la vraie vie, je lui aurais probablement donné des coups. Ce n’est donc pas le personnage qui m’a fait apprécier ce livre, mais bien, encore une fois, l’écriture d’Elizabeth Gilbert, sa plume vive et humoristique, et ses interventions directes assez savoureuses. J’ai aussi beaucoup apprécié la manière dont elle questionne le mythe américain des grands espaces, le retour à la nature, les pionniers et les cow-boys, l’histoire des Etats-Unis et les utopies : j’ai appris plein de choses, et, ça, j’aime.

Une lecture qui ne m’a donc pas complètement enchantée à cause du personnage d’Eustace Conway que j’ai trouvé imbuvable, mais qui s’est avérée néanmoins agréable et enrichissante !

Le Dernier Américain
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Boudewyn
Calmann-Lévy, 2009 (Livre de Poche, 2014)

Asymétrie, de Lisa Halliday : l’apprentissage du monde

Alice se figura comment les autres les voyaient : une jeune femme en bonne santé qui perdait son temps avec un vieil homme cassé par l’âge. Ou bien avaient-ils plus d’imagination et de bienveillance qu’elle ne le présumait ? Se pouvait-il qu’ils devinent que la vie avait plus de sel à ses côtés, que le monde avait précisément besoin de gens de son espèce, dévoué et pugnace ? 

Fait assez inhabituel pour être signalé, c’est après avoir écouté Le Masque et la Plume que j’ai noté ce roman dans ma liste à lire (j’adore cette émission mais honnêtement, en général, ils me donnent plutôt envie de ne pas lire des romans que j’ai pourtant adoré). Comme il était question d’écriture, je n’ai pas tardé à le lire.

C’est un roman construit en trois parties distinctes. Dans la première, Alice, 25 ans, assistante d’édition qui voudrait écrire, vit une liaison étonnante avec un homme qui a l’âge d’être son grand-père, Ezra Blazer, un grand écrivain couronné par de nombreux prix et notamment le Pulitzer, qui l’a séduite alors qu’elle lisait dans un parc. Dans la deuxième, Amar Jafaari, un américano-irakien, est retenu à l’aéroport par les services de l’immigration anglais, et essaie de rassembler les souvenirs éparpillés de sa vie. Dans la troisième, Ezra Blazer donne une interview (et éclaire le lien entre les deux parties).

Loin de m’avoir déplu, ce roman m’a tout de même grandement déconcertée. Mais commençons par la minute people : Ezra Blazer, c’est Philip Roth, avec qui Lisa Halliday a effectivement entretenu une relation. Vous me direz « on s’en fout », et effectivement ne pas le savoir ne gêne absolument pas la lecture, mais on passerait à côté de certains détails, et notamment dans la dernière le fait qu’Ezra a été couronné par le prix ultime, le prix Nobel (et j’avoue que ce détail choupitrognon m’a profondément émue) alors que la première partie est rythmée par les Nobel attribués à d’autres.

Bref, déconcertant. La première partie est très factuelle, pas inintéressante mais sur laquelle je ne saurais trop quoi dire (j’avoue que j’attendais le grand auteur Pygmalion qui aide sa protégée à advenir à l’écriture, la révèle à elle-même grâce à ses conseils, et… non). La deuxième est déconcertante par son absence totale de lien apparent avec la première (même si j’avais quand même mon idée, qui s’est révélée juste), mais passionnante par les thèmes qu’elle aborde : la mémoire et l’identité. La troisième est déconcertante par sa forme, mais très bien menée, mais surtout éclaire le reste.

C’est donc une sorte de puzzle, dont on se rend compte une fois toutes les pièces rassemblées qu’il est parfaitement maîtrisé et d’une grande intelligence. A découvrir par curiosité, Lisa Halliday étant sans doute une des nouvelles voix de la littérature américaine destinées à compter.

Asymétrie
Lisa HALLIDAY
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Cohen
Gallimard, 2018