L’homme qui tremble, de Lionel Duroy : vulnérabilité

Qui je suis, moi, Lionel Duroy ? C’est la question à laquelle je dois maintenant répondre, en effet, après tous ces livres qui ont révélé certains aspects de ma personne mais n’ont surement pas tout dit de ma pauvreté et de mes attentes.

Lionel Duroy s’est, au fil des années, installé dans le Panthéon des auteurs dont je ne manque aucun livre. Parce que j’aime le regard qu’il pose sur la vie et sur l’écriture. Cette fois failli passer à côté, changement d’éditeur oblige (ou plutôt il a suivi son éditeur dans sa nouvelle aventure). Mais quand vous devez lire un livre, il trouve toujours son chemin jusqu’à vous…

Dans ce texte, l’auteur abandonne le masque de l’autofiction, ne se cache plus derrière ses avatars Paul et Augustin, et revient sur sa vie sous la forme d’un autoportrait, d’une confession où il nous livre ce qui est finalement l’envers de ses romans, avec authenticité et vulnérabilité.

Ce n’est pas un livre pour découvrir Duroy, j’avertis d’emblée parce que j’ai vu des commentaires négatifs du style « c’était mon premier et oulàlà je suis déçu » : non, c’est un livre pour ceux qui connaissent son œuvre un minimum ( je n’ai pas tout lu, pour ma part), afin de pouvoir tirer les fils. Et pour ceux-là, quel cadeau : authentique et vulnérable, Duroy se livre tel qu’il est, avec toutes ses faiblesses, ses manques, ses erreurs, il confie avec sincérité ses expériences de dépression, sa peur des femmes, et finalement, l’écriture comme seul moyen de vivre, de transmuter le réel. Parce qu’on croyait que Duroy se livrait dans ses romans, ce qui lui a valu des ennuis, alors qu’il nous montre ici à quel point le réel n’est qu’une matière première dont il s’empare pour comprendre qui il est : le roman nous permet de vivre ce que nous avons raté, de multiplier les vies pour nous consoler de la nôtre, oui, c’est entendu, mais encore faut-il pour cela que nous demeurions fidèles à ce que nous sommes, sinon le texte ne sera qu’une affabulation stérile. Duroy ne peut pas vivre sans l’écriture, il en a un besoin vital, quitte à défendre sa solitude à tout prix, y compris contre ceux qui l’aiment (et qu’il aime), et qui ont toujours l’impression qu’il est absent.

Et pourtant, l’amour est là, comme toujours, car quoi d’autre ? C’est le sujet essentiel, l’amour, le couple, le désir. Le sujet essentiel parce que le plus difficile, ce qui échappe. Puisque l’autre nous échappe toujours : la personne aimée n’existe que pour nous, parce que nous inventons toujours une part de ceux que nous aimons, et pour un écrivain, c’est aimer encore plus que d’écrire l’autre. Parce que l’écrire nous révèle aussi la manière dont on l’aime. Et ça, c’est magnifique.

Il s’agit donc là d’un très très beau texte, qui m’a beaucoup nourrie sur certains sujets. Si vous aimez Duroy, allez-y, mais si vous ne l’avez jamais lu, par pitié ne commencez pas par celui-là, vous seriez certainement déçu, et ça serait dommage.

L’homme qui tremble
Lionel DUROY
Miallet/Barrault, 2021

Nous étions nés pour être heureux, de Lionel Duroy : réparer les liens

J’ai organisé ma vie autour de l’écriture de mes livres, je peux dire aujourd’hui que je suis fait de mes livres, qu’ils m’ont construit, qu’ils m’ont sauvé. A vingt ans, je ne me voyais aucun avenir, j’étais foutu avant même d’avoir commencé à vivre. […] Quel homme je serais, aujourd’hui, si j’avais renoncé à la publication de mon premier texte ? Avec le recul, je vois que tous mes livres se font écho, que chacun repose sur le précédent comme les marches d’un escalier reposent l’une sur l’autre, de sorte que je n’aurais sans doute pas pu écrire le deuxième si le premier n’avait pas existé et qu’ainsi je n’aurais probablement rien écrit du tout, passant à côté de ma vie pour aller me perdre je ne sais où. 

Lionel Duroy. Forcément que je n’allais pas passer à côté de son nouveau roman, car il est de ces écrivains qui à chaque fois me nourrissent et m’aident à grandir, me plongeant dans des abîmes de questionnements existentiels, pour mon plus grand bien !

Après avoir refusé pendant 27 de lui adresser la parole à cause d’un roman, les frères de Paul décident que le temps de la réconciliation est venu, et lui rendent visite dans sa maison au cœur des montagnes. Un ans plus tard, il rassemble tout le monde autour de lui : ses frères mais aussi ses sœurs, ses quatre enfants, ses petits enfants et ses deux ex-femmes.

Un roman qui m’a encore une fois bouleversée. D’abord parce qu’encore une fois, Lionel Duroy interroge la question de l’écriture et surtout de l’autofiction, essentielle à celui qui écrit, mais parfois au prix des autres. Ecrire pour Duroy (et ses avatars : Augustin et ici Paul) c’est se (re)construire, comprendre le sens, et toute sa vie est médiatisée par l’écriture ; s’il n’écrit pas quelque chose, en somme, c’est comme s’il ne l’avait pas vécu. Essentiel, vital même, et c’est ce qui est absolument bouleversant : cette manière qu’il a de se battre pour affirmer la vérité de son être, de se battre pour avoir le droit d’être qui il est, quitte à devoir pour cela se couper de tous. Et c’est là que se tisse le deuxième thème du roman : celui de la famille, de l’enfance dont on se remet difficilement, du temps qui passe — l’amour, malgré tout. N’ayant ni frère ni sœurs, j’ai un peu de mal à comprendre ces liens et surtout leur inaltérabilité. Pour être claire, je n’aurais pas pardonné, en tout cas je n’aurais pas vu l’intérêt de se revoir aussi longtemps après. Malgré tout, j’ai trouvé cette manière de réparer les liens brisés intéressante. Parce qu’il renoue, mais sans abdiquer ce qu’il est, et c’est cette affirmation plus forte que tout du caractère essentiel de l’écriture pour lui qui m’a permis de dénouer certains de mes nœuds.

(Le roman m’a aussi fait un petit clin d’œil géographique à retardement lorsque j’ai compris où se situait la maison, qui est celle dont il parle dans L’Absente et dont j’avais loupé le caractère synchronique : je n’avais pas la réponse, alors. En fait à l’époque je n’avais même pas la question alors qu’elle était sous mon nez avec ses grands yeux bleus).

Bref, un coup de coeur pour ce roman qui respire l’harmonie la paix et l’amour !

Nous étions nés pour être heureux
Lionel DUROY
Julliard, 2019

1% Rentrée Littéraire 2019 – 6/6
By Hérisson

L’Absente, de Lionel Duroy

L'AbsenteEcrire, ce sera comme si tu t’élevais soudain de la lourde terre pour t’accorder une autre vie qui te permettra de regarder de haut la première, celle où tu marches aujourd’hui à tâtons, stupide et aveugle. Ecrire te rendra inaccessible à la bêtise et à la cruauté du monde. Ils pourront bien te piétiner le corps, te couper l’électricité, vendre tes derniers meubles aux enchères, ils n’atteindront pas ton âme et au fil des années tu nourriras ton travail de leur inhumanité. Tu parviendras à énoncer sur le monde quelque chose qu’on ne voit pas et qui nous éclairera sur nous-mêmes. Et il se peut même qu’un jour, adossée à toutes ces pages que tu auras écrites, tu te réjouisses d’avoir traversé tant de guerres car sinon tu serais passée à côté de la vraie vie, si dense, si inquiétante, si mystérieuse qu’on préfère généralement s’en protéger, n’est-ce pas.

Un des romans de la rentrée littéraire que j’attendais avec le plus d’impatience, tant Lionel Duroy fait désormais partie des écrivains qui me nourrissent le plus…

Après sa séparation avec Esther, Augustin s’est installé dans la maison qu’ils avaient achetée à Pertus en Auvergne. Mais comme il n’a pas les moyens de racheter la part de son ex-femme, la maison est mise en vente, et lorsque les déménageurs viennent la vider, Augustin perd pied, entasse tout ce qu’il peut dans sa voiture, et prend la route, ne sachant trop où elle va le mener…

Comme le précédent, ce roman aurait pu s’intituler Echappertant l’errance et les lieux y ont une importance fondamentale. C’est l’histoire, d’abord, d’un effondrement intérieur : en perdant sa maison, Augustin perd le peu qu’il y avait encore de stabilité dans sa vie, et c’est déjà beaucoup ; mais, plus profondément, cela fait resurgir le passé et les événements qu’il a racontés notamment dans Priez pour nous : l’expulsion de sa famille, lorsqu’il avait une dizaine d’année, de l’appartement de Neuilly et leur relogement en cité ouvrière, événement qui a rendu sa mère littéralement folle. Dans ce roman, Augustin enquête, revient sur son passé avec un nouveau point de vue, et, grâce à l’écriture, parvient, un peu, à rejoindre sa mère, à la comprendre. Et c’est important parce que, on le sent bien, le grand questionnement de toute la vie d’Augustin, c’est le mystère du désir féminin, indéniablement lié à cette absence d’amour maternel.

L’Absente est alors l’histoire d’un sauvetage par l’écriture. Augustin a une sensibilité à fleur de peau, c’est un être fragile, émouvant, qui a désespérément besoin qu’on l’aime, parce qu’enfant il n’a pas été aimé par sa mère et qu’il est devenu écrivain parce que c’était le seul moyen pour lui d’exorciser ce désamour. Parce qu’écrire est le seul moyen qu’il a trouvé de vivre et de transcender la souffrance. S’il n’écrivait pas, Augustin mourrait…

Encore une fois, bien sûr, Lionel Duroy brouille la référentialité : s’il choisit dans ce roman la troisième personne et non la première, on sait bien qu’Augustin est son double, que son histoire est la sienne tout comme ses livres. Jusqu’à quel point ? On ne sait pas, et ce n’est pas ce qui importe. Ce qui importe, c’est que ce roman est encore une fois une vraie réussite, un road novel parfois drôle parce qu’Augustin n’est pas toujours épargné par le ridicule, souvent mélancolique et triste, en tout cas magnifique !

Un coup de coeur pour ce roman envoûtant qui, je pense, va me hanter longtemps !

L’Absente
Lionel DUROY
Julliard, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 22/60
By Lea et Herisson

Échapper, de Lionel Duroy

EchapperBien sûr ! Mais c’est ce que nous faisons en écrivant, non ? Transformer la réalité en une création artificielle, avec une esthétique, une poésie, une musique — à l’intérieur de laquelle nous trouvons notre place. Pourquoi écririons-nous, sinon ? Pourquoi écririons-nous si la vie réelle nous satisfaisait ? La vie réelle est affreusement contrariante, Curtis, vous le savez bien, elle ne serait pas supportable sans les livres, ceux que nous lisons et ceux que nous écrivons.

Dans son passionnant essai Le Voyage, le monde, la bibliothèque, Christine Montalbetti appelle « complexe de Victor Bérard » cette maladie littéraire qui consiste, en traversant des lieux réels, à « reconnaître des lieux de passage des héros de la fiction ». Elle porte le nom de Victor Bérard, qui avait entrepris un voyage qui lui permettrait de photographier les lieux de L’Odyssée.

C’est de cette maladie que semble atteint Augustin, le personnage narrateur de ce roman : double de l’auteur, il est écrivain, publie de l’autofiction, et aime tellement le roman La leçon d’allemand de Sigfried Lenz qu’il entreprend de retrouver le village où vivent les personnages et les traces du peintre ayant inspiré le personnage principal : Emil Nolde.

Livre d’écrivain et de lecteur, Échapper  s’attache au fil des pages à brouiller les frontières entre la fiction et le réel, et ce à plusieurs niveaux, créant une sorte de vertige référentiel à la fois stupéfiant et jouissif. Le roman est dédié à Sigfried Lenz, mais aussi à une certaine « Hélène ». Mais Hélène, c’est le nom que Duroy donne à sa femme (aujourd’hui son ex-femme) dans certains de ces romans ; dans celui-ci comme dans Vertigesc’est Esther. Avant même d’entrer dans le roman, nous sommes donc en plein brouillage référentiel, et nous n’en sortirons pas, ne serait-ce que parce que le narrateur, Augustin, double de Duroy, écrit lui aussi de l’autofiction. Son projet lui-même est curieux : il veut écrire la suite du roman de Lenz, mais surtout, il veut vivre dans les lieux du roman, finalement vivre dans le roman. Le problème c’est que ce lieu n’existe pas, en tout cas n’est pas donné de manière transparente, et Augustin doit mener toute une enquête pour en trouver les traces, à travers Emil Nolde, le peintre qui a inspiré Lenz. Mais là encore, Augustin ne peut que constater les écarts entre le personnage de fiction et le personnage réel.

Est-il déçu ? Non, parce que, magie de la sérendipité, il finit par trouver ce qu’il n’était pas vraiment venu chercher, ou en tout cas pas consciemment : lui-même. Et, surtout, l’apaisement qui lui permettra de tourner la page Esther et écrire un nouveau chapitre de sa vie. Car c’est aussi un roman sur l’amour, sur le désir, très triste et très touchant, dans lequel Augustin parvient à faire ce qu’il n’avait pas réussi auparavant : se débarrasser du fantôme de son ex-femme. Elle est toujours là, envahissante, car au voyage que fait Augustin dans ce roman se superpose celui qu’il avait fait dans les mêmes lieux avec elle lorsqu’ils étaient mariés. Mais elle est mise à distance.

Brouillage référentiel jusqu’au bout. La coïncidence finale est trop romanesque pour être vraie, et en même temps on se dit que c’est tellement exagéré que cela ne peut qu’être vrai. Réel ? Fiction ? On ne sait jamais.

Un très beau roman, très réussi, rempli de magnifiques pages sur l’écriture, la lecture, le désir. A conseiller sans modération !

Échapper
Lionel DUROY
Julliard, 2015

Vertiges, de Lionel Duroy

9673367052_a4cbcf93dd_oEt maintenant je me demande ce qu’Esther pouvait bien penser tandis que je courais dans tous les sens à la recherche d’une cabine téléphonique, ce soir d’octobre 1990, et qu’elle me suivait, silencieuse et désolée. Oui, tant d’années après, c’est ainsi que je me souviens d’elle et ce sont les mots qui me viennent, silencieuse et désolée.

Lorsque le narrateur, Augustin, un écrivain, commence la rédaction de ce livre, il est séparé d’Esther depuis deux mois, après 20 ans de vie commune. Cette rupture douloureuse le renvoie à celle qu’il avait déjà vécue avec Cécile, à l’époque de sa rencontre avec Esther. Et à d’autres histoires. Bientôt, les figures féminines de la vie du narrateur surgissent, se mêlent, se croisent, et notamment, obsédante, la tant haïe mère…

Dans ce roman clairement autofictionnel, Lionel Duroy nous entraîne au coeur du mystère du sentiment amoureux, qui est comme je le dis toujours l’un des plus grands mystères de l’humanité. Comment il naît, et comment il meurt. Comment l’être se façonne par ces histoires plus ou moins longues, plus ou moins passionnelles. Comme sur une partition, les motifs reviennent, les scènes et les femmes se font écho, comme dans un douloureux et éternel retour du même, comme si le narrateur ne parvenait à échapper à cette figure qui domine tout : la mère. Car l’un des enjeux du livre est bien là : montrer les dégâts que peut faire une mère mal-aimante dans la vie, et notamment  la vie amoureuse, de son fils. Les souvenirs surgissent les uns des autres dans une absence presque totale de chronologie, et donnent à voir les fragments éparpillés de l’âme du narrateur. Un être touchant, qui se montre dans toutes ses faiblesses, sa lâcheté, son inconstance, sa grande fragilité qui le rend émouvant.

C’est aussi un roman autoréflexif : le livre est en train de s’écrire sous nos yeux, ce qui rend palpable toute la difficulté de l’acte créateur : le blocage, les souvenirs flous, mais aussi la réception violente de ceux qui se retrouvent malgré eux dans les pages. Mais aussi l’espoir, car finalement, écrire, c’est rassembler les fragments de son âme.

Un très beau roman donc, une plongée émouvante dans le coeur d’un homme !

Vertiges
Lionel DUROY
Julliard, 2013

logorl20135/6
By Hérisson