L’Amant de Prague, de Monique Ayoun

L'Amant de PragueElle y était. C’était son port de tête. Il se tenait droit. Ou bien sa voix, l’intonation de sa voix. Il avait dit « Havel », « Château », tout doucement, amoureusement, presque en se rengorgeant. Elle se souvient de lui, à Paris, au début de leur rencontre. Les mots noués dans sa gorge dès qu’elle l’interrogeait sur son pays natal. Son refus d’en parler comme s’il en avait honte… Ou comme s’il la jugeait incapable de comprendre… Ses soirées passées à boire et à fumer avec son groupuscule d’exilés tchèques dont elle était le plus souvent exclue. L’expression de détresse, d’humiliation, de rage sur son visage lorsqu’à la demande réitérée de Carla, il finissait par évoquer la splendeur méconnue de la ville aux cent tours, les châteaux de Bohême, les immenses bibliothèques sacrifiées, brûlées par les communistes, son départ en 68 avec ses parents alors que les chars russes envahissaient Prague… Il ne pensait jamais revoir un jour ce pays. A présent il était là, dans sa ville, heureux, fier… Carla le regardait, perplexe : la révolution de son pays avait-elle pu le changer aussi ? 

Nous avons tous nos réflexes conditionnés. Des mots, des noms qui nous font réagir. Parmi les miens, il y a « Prague ». Quand je l’entends, j’ai tendance à foncer, surtout s’il est aussi question d’amants. Et puis, Prague, c’est Kafka, qui a un peu tendance à me poursuivre en ce moment…

Peu après la Révolution de Velours, Carla rejoint à Prague son amant Peter, qui dès la chute du régime communiste est revenu s’installer dans sa ville, après vingt ans d’exil. Mais entre les deux, la relation n’est pas des plus simples…

Ici, l’amour est un combat, une guerre, et le texte n’est pas exempt d’une certaine violence, car il creuse les oppositions les plus intimes. On ne peut pas imaginer êtres plus différents que Carla et Peter : exubérante, démonstrative, la jeune femme s’agace bien souvent de la passivité et de la distance de l’homme qu’elle aime, et il y a effectivement de quoi s’agacer, et d’ailleurs jusqu’à la fin du roman le personnage de Peter demeurera assez incompréhensible. Là est d’ailleurs le motif central : l’incompréhension entre les êtres qui s’aiment, et l’irréductible altérité de l’autre, qui ici est renforcée par la question de l’exil et de l’identité. Car fondamentalement, le problème de Peter, c’est qu’il ne sait pas bien finalement quel est son pays, et il se sent un peu étranger partout, alors même qu’il aime passionnément sa ville, qui fonctionne ici comme un troisième personnage et presque une rivale de Carla. « Amant de Prague » est un titre polysémique : l’amant qui vit à Prague, celui qui aime Prague. Et il y a de quoi aimer Prague, ville d’écrivain par excellence, et Peter est écrivain, ce qui tendrait d’ailleurs un peu à expliquer son rapport un peu étrange au monde et aux autres. De déambulation en errance, la ville se déploie, prend corps, et fait bien sûr émerger la figure de Kafka, dont le fantôme plane sur tout le roman…

Un texte assez déconcertant, où l’amour est à la fois fusion et affrontement violent, à découvrir !

L’Amant de Prague
Monique AYOUN
La Grande Ourse, 2015

 

Kafka à Paris, de Xavier Mauméjean

Kafka à ParisD’une certaine manière, Max et Franz portaient deux masques chacun, celui de fonctionnaire et celui d’écrivain. Ces deux activités ne pouvant se tolérer, il fallait les satisfaire en alternance. Max vivait mieux que Franz l’équivoque de cette condition.

En cette rentrée littéraire, cela semble être la mode de s’emparer de personnes bien réelles pour en faire des êtres de fiction. On ne va pas tous les citer, on en aurait pour la journée. Certains parlent d’eux, de leur femme, de leur mari, de leur mère, de leur père, d’inconnus, de meurtriers ayant défrayé la chronique, de dictateurs mégalomanes… bref, il y en a pour tous les goûts. Xavier Mauméjean, lui, a choisi rien moins que Franz Kafka et son ami Max Brod, et leur fait vivre des aventures drolatiques dans le Paris du début du XXe siècle.

Franz Kafka, alors employé au service juridique d’une compagnie d’assurance, et son ami Max Brod, qui travaille à la direction des Postes, ont décidé de s’offrir ensemble quelques jours à Paris, et parviennent à se faire commander par leur éditeur un guide. C’est tout ce qu’on sait de ce voyage : Xavier Mauméjean se glisse donc dans les silences de l’histoire, afin de faire vivre à nos deux amis des aventures rocambolesques et cocasses qui ont tout d’une initiation.

Le roman est véritable bouffée d’oxygène : drôle, léger, primesautier, il fait de Kafka et Brod deux candides auxquels il arrive maintes aventures loufoques et autres quiproquos ; de simples touristes de base qui visitent le bois de Boulogne, le Louvre, les bouquinistes des quais, le Bon Marché et même le Bordel, ils se retrouvent entraînés, guidés par un étrange personnage, dans le Paris interlope, celui des artistes où ils rencontrent Apollinaire et Fernand Léger, celui des couloirs du métro et du ratodrome. On comprend alors que le véritable registre est le burlesque. C’est loufoque, mais profond : ce voyage dans les sous-sols parisiens est une véritable catabase dantesque, une initiation, de laquelle ils ressortiront en véritables écrivains, ce voyage constituant la matrice de leurs œuvres futures, et sonnera le glas de leur malheureuse condition d’auteurs obligés de faire un travail inepte qui interfère avec la création.

Brillant, ce roman se lit donc à un double niveau : littéralement, il fait éclater de rire à chaque page tant nos deux amis semblent maladroits et poursuivis par la malchance (et cela donne une autre image de Kafka que celle dont on a l’habitude) ; symboliquement, c’est aussi un roman sur la création et la condition d’écrivain. Et l’ensemble constitue un vrai bonheur de lecture, intelligent et distrayant, et d’une grande originalité !

Kafka à Paris
Xavier MAUMÉJEAN
Alma, 2015

RL201515/18
By Hérisson

Praga Magica #5 : ville d’art et de littérature

Reprenons notre excursion là où nous l’avions laissée la semaine dernière et abordons une charmante rue : la rue Jan Neruda, un écrivain et poète tchèque qui a inspiré son pseudonyme  au prix Nobel de littérature en 1971, le Chilien Pablo Neruda. L’intérêt de cette rue, outre qu’elle a vu naître notre homme, est qu’elle a gardé les enseignes typiques au dessus des porches, et que c’est un ravissement à photographier.

Descendons maintenant vers le musée Kafka. Il n’y a pas de photos, car nous l’avons visité le deuxième jour et qu’à ce moment je respectais encore les interdictions ; en même temps, le lieu est très sombre, et ça n’aurait sans doute rien donné. Un mot tout de même : je ne suis pas un grande fan de Kafka et de son univers anxiogène, mais de ce côté là, le musée est particulièrement réussi tant il est oppressant. La scénographie est d’ailleurs particulièrement admirable et originale, en plus d’être instructive.

Du reste, Kafka est partout présent dans la ville, et nous le croisons par exemple à proximité de la synagogue espagnole, dans le Josefov :

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Passons faire un petit tour devant le théâtre des Etats, intéressant parce que c’est là qu’eut lieu la première de Don Giovanni, le 29 octobre 1787, et que Milos Forman y a tourné les scènes relatives d’Amadeus. En témoigne une statue, intitulée « Le Commandeur », et qui personnellement me fait plutôt penser au spectre. Malheureusement nous ne sommes pas entrés à l’intérieur.

Par contre, nous avons visité le théâtre national, et là, j’avoue, je n’ai pas de mots pour décrire la beauté, la magnificence, la majesté de ce lieu absolument magique. Un rêve ? Y voir une représentation (il faudra donc que je revienne un jour à Prague).

Enfin, comment ne pas parler de l’Art Nouveau, puisque Prague est une des villes européennes qui comptent le plus de réalisations de ce style. On pense à Mucha, évidemment, qui a réalisé un des vitraux de la cathédrale mais a aussi participé à la décoration de la Maison municipale. Mais tant d’autres choses aussi, au gré des promenades…

Et voilà… la semaine prochaine, nous terminerons notre carnet de route pragois avec une petite croisière nocturne sur la Vlata…