L’Aleph, de Jorge Luis Borges

L'AlephSelon la doctrine idéaliste, les verbes vivre et rêver sont rigoureusement synonymes ; de milliers d’apparences je passerai à une seule ; d’un rêve très complexe à un rêve très simple. D’autres rêveront que je suis fou et moi je rêverai au Zahir. Lorsque tous les hommes ici-bas penseront jour et nuit au Zahir, qui sera un songe et qui sera une réalité, la terre ou le Zahir ?

Lorsqu’il y a deux ans l’Argentine avait été mise à l’honneur du Salon du Livre, j’avais eu envie de relire ce recueil de nouvelles, sans pouvoir mettre la main dessus dans ma bibliothèque, il n’était sur aucun des rayons où il était supposé être. Je me suis dit que j’avais dû le prêter à quelqu’un qui ne me l’avait jamais rendu. Et puis, l’autre jour, je suis retombée dessus en faisant du rangement à l’étage fantasy (pour le MOOC) où il n’avait strictement rien à faire, et où je ne l’avais donc pas cherché. Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que la retrouvaille de ce livre est prise dans un ensemble d’autres signes, tant j’ai l’impression que mes lectures actuelles tissent entre elles des réseaux souterrains d’interprétation du monde. Et que si je l’ai retrouvé l’autre jour, c’est parce que c’est à ce moment-là que je devais le relire.

L’Aleph est un ensemble de 17 nouvelles courtes voire très courtes, éditées séparément entre 1944 et 1952 dans différents périodiques de Buenos Aires, qui comme c’est souvent le cas chez Borges interrogent le réel de manière vertigineuse. La nouvelle éponyme est placée en dernier, et, de par cette place et sa thématique, donne une cohérence et un sens à tout le recueil, même si ce n’était pas le projet de départ

Le motif du labyrinthe domine, plus ou moins net et évident, réel et symbolique, pour signifier ce qui est au coeur de la pensée et de la réflexion borgesiennes : la symétrie, le miroir, le double et le multiple, le temps qui bifurque. Les nouvelles sont caractérisées comme « fantastique », mais c’est plus que ça en fait : on atteint, souvent, le mystique et le mythique dans des récits qui interrogent le monde et la perception que nous en avons, son interprétation, sa signification. Certains textes sont très inspirés de la kabbale, d’autres de la mythologie grecque, mais la plupart du temps dans un ancrage latino-américain et argentin assez intéressant, d’autant qu’il y a jeu avec la référentialité, le narrateur de certaines histoires se nommant « Borges », mais peut difficilement être identifié à l’auteur. Sauf si Borges s’est réellement trouvé en présence d’un Aleph (un point qui contiendrait tous les autres points de l’univers), ce qui serait vertigineux !

Bref, à lire absolument, pour découvrir Borges ou si vous le connaissez déjà !

L’Aleph
Jorge Luis BORGES
Traduit de l’espagnol par Roger Caillois er René L. -F. Durand
Gallimard, 1967 (L’Imaginaire, 1977)

Trilogie new-yorkaise. 1, Cité de verre, de Paul Auster

cité de verreC’est un faux numéro qui a tout déclenché, le téléphone sonnant trois fois au coeur de la nuit et la voix à l’autre bout demandant quelqu’un qu’il n’était pas. Bien plus tard, lorsqu’il pourrait réfléchir à ce qui lui était arrivé, il en concluerait que rien n’est réel sauf le hasard. Mais ce serait bien plus tard. Au début, il y a simplement eu l’événement et ses conséquences. Quant à savoir si l’affaire aurait pu tourner autrement ou si elle avait été entièrement prédéterminée par le premier mot qui sortit de la bouche de l’étranger, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est l’histoire même, et ce n’est pas à elle de dire si elle a un sens ou pas.

Je ne me lasse décidément pas de Paul Auster, dont toutes les oeuvres semblent se répondre les unes aux autres, formant un ensemble à la fois cohérent et fascinant. Celui-ci n’échappe pas à la règle : premier volet de la Trilogie new-yorkaise, une des oeuvres phares de l’écrivain américain, Cité de verre nous propose une énigme insoluble.

Daniel Quinn est écrivain, mais il n’existe pour ainsi dire pas, car il a peu à peu laissé son pseudonyme d’auteur de romans policiers, William Wilson, prendre toute la place. Et encore : personne ne connaît William Wilson, il n’apparaît pas dans les médias et son seul lien avec le monde semble être sa boîte postale. Une nuit, son téléphone sonne, et on demande à parler à un détective privé nommé Paul Auster. Après avoir tenté de détromper son interlocuteur, Quinn finit par accepter de voir de quoi il retourne.

Vertigineux, ce roman l’est à bien des égards. Vertige identitaire et référentiel, d’abord, puisque le réel est toujours mis à distance par le jeu constant avec les noms : Quinn est William Wison et devient Paul Auster, mais Paul Auster existe et n’est pas seulement le nom de l’auteur sur la couverture ; il est également présent dans le livre, mais n’est pas détective privé, il est écrivain et Quinn le rencontre à son domicile avec sa femme Siri et son fils Daniel (Sophie n’était pas encore née). De plus, Auster (celui du réel) prête à Quinn certains faits biographiques (l’écriture de romans policiers, des oeuvres antérieures de traduction et de poésie) mais on retrouve aussi des échos avec d’autres personnages : comme David Zimmer dans Le livre des illusions (plus tardif : c’est un écho a posteriori) Quinn a perdu sa femme et son fils. Vertige herméneutique ensuite : tissé de réseaux symboliques denses, le roman présente le monde comme un livre, qui demande à la fois à être écrit (ce que fait Quinn dans son cahier rouge) et à être déchiffré ; les mots deviennent choses, et en cela on peut sentir l’influence de la tradition kabbalistique. Mais aussi l’influence de Borges, avec ces chemins qui bifurquent, les doubles, et toujours le caractère problématique du réel. New-York devient livre et labyrinthe, et à son image le roman, on s’y perd, on sait qu’il nous emmène quelque part mais on ne peut deviner où, et au final, une fois qu’on l’a refermé, on n’en sait guère plus.

Mystère dont on n’aura pas la clé, ce roman est absolument fascinant !

Trilogie new-yorkaise. 1 Cité de verre
Paul AUSTER
Traduit de l’américain par Pierre Furlan
Actes Sud, 1987 (Livre de poche, 2004)

Le Kabbaliste de Prague, de Marek Halter

kabbaliste de PragueJe m’appelle David Gans. Je suis né à Lippstadt, en Wesphalie, en l’an 1541 du calendrier chrétien, soit l’an 5301 après la création du monde par le Tout-Puissant, béni soit-Il. Je suis mort à Prague, soixante-douze ans plus tard. Une pierre porte mon nom dans le vieux cimetière juif. Y est gravée une oie au-dessus des six branches du bouclier de David.

J’avais acheté ce roman avant de partir à Prague, histoire de me mettre dans l’ambiance, mais je n’avais finalement pas eu le temps de m’y plonger. Du coup, je l’ai lu après, histoire de retrouver l’ambiance de la capitale de la Bohême, et notamment du vieux quartier juif, le Josefov, où se déroule une grande partie du roman, et qui est encore marqué par un des mythes juifs les plus importants : le Golem, dont ce roman est une réécriture.

Le Golem ( en hébreu : גולם signifiant « embryon », « informe » ou « inachevé ») est un être artificiel fait d’argile, incapable de parole et dépourvu de libre-arbitre façonné afin d’assister ou défendre son créateur. Selon une légende d’Europe centrale reprise dans le roman, il aurait été créé par le Rabin Loew, dit le Maharal de Prague, afin de protéger les juifs du ghetto contre les persécutions des chrétiens.

Mais en fait, cette légende n’est pas tout à fait l’objet essentiel de ce roman, car la naissance de Golem lui-même et son histoire n’interviennent que dans les cent dernières pages : l’essentiel, ici, à travers la voix d’un narrateur mort depuis des centaines d’années, est de remonter dans le temps jusqu’aux événements qui ont rendu la création de Golem nécessaire.

J’ai finalement bien fait d’attendre mon retour de Prague pour me plonger dans cette histoire : ce fut un plaisir pour moi de retrouver cette ville et de me balader à nouveau en pensée dans les lieux qui m’ont marquée : la vieille synagogue, les rues du ghetto juif qui ne s’appelait pas encore Josefov, Mala Strana, les bords de la Vlata… mais évidemment, ce n’est pas le seul intérêt de ce roman : grâce au talent de conteur de Marek Halter, qui fait encore une fois merveille, on est plongé dans une époque faite de mysticisme et de recherche de ce qui est caché, à travers la Kabbale, et de fanatisme religieux dont les juifs sont, encore une fois, les victimes : en cela le récit, très moderne, est presque une fable, dont émane une grande sagesse, et un appel à la tolérance : finalement, les choses n’ont guère changé depuis cinq siècles ; les hommes ont accumulé pensées et savoir, on pourrait croire que si on ne brûle plus les scientifiques dont les conclusions contredisent le discours religieux c’est que le fanatisme n’existe plus, et pourtant, de manière totalement irraisonnée, les Juifs sont encore accusés de tous les maux, et auraient parfois besoin d’un Golem pour les protéger.

Réflexion sur les pouvoirs incommensurables du Verbe, ce roman est une vraie réussite, que ce soit sur le plan narratif (on est captivé par l’histoire) que spirituel. A lire absolument !

Le Kabbaliste de Prague
Marek HALTER
Robert Laffont, 2010 (J’ai Lu, 2011)