Le Procès de Spinoza, de Jacques Schecroun : un esprit libre

C’est simple à comprendre, répondit Bento en adoptant alors le profil explicatif qui le caractérisait. Si, en présence d’une démonstration, je ressens de la joie, c’est peut-être qu’elle a quelque chose à voir avec la vérité et j’incline alors à y adhérer. De même, si en tel lieu ou en telle compagnie, j’en ressens pareillement, je suis tenté d’y demeurer. Si je n’en éprouve point, j’ai tendance à vouloir me retirer. […] car au fond, du fait de son rapport à la vérité, la joie n’est-elle pas ce qui permet, comment dire, le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ?

Il se trouve que depuis quelque temps (depuis que j’ai lu Le Voyage de Pénélope de Marie Robert) Spinoza me harcèle. Pas au sens où il m’appelle tout le temps pour me dire des trucs cochon, évidemment, mais enfin, je trouve que pour un philosophe dont j’avais très peu entendu parler, que je n’ai jamais étudié (mes profs de philo ne devaient pas trop l’apprécier, j’imagine), je le trouve très souvent sur mon chemin, et d’ailleurs, j’ai acheté l’Ethique, que j’envisage de lire lorsque mes neurones seront plus en forme qu’actuellement. Bref. Lorsque Jacques Schecroun m’a proposé de m’envoyer son roman, je me suis dit qu’évidemment, ça faisait sens…

Il s’agit d’une biographie romancée de Spinoza sous l’angle de la théologie et de la spiritualité, et qui va de son enfance au procès qui l’a contraint à quitter Amsterdam : issu d’une famille juive d’origine espagnole, Bento/Baruch Spinoza grandit à Amsterdam. C’est un enfant puis un jeune homme très intelligent, érudit, qui s’intéresse de près à la théologie. Mais devenu adulte, ses idées sortent du dogme imposé, ce qui lui vaut des ennuis.

Alors je passerai sur les synchronicités qui ont émaillé ma lecture : il y en a eu tellement que cela en est invraisemblable. Le roman lui-même, je l’ai trouvé absolument passionnant et instructif. Il nous montre le cheminement spirituel d’un esprit libre, qui s’attache à réfléchir au lieu de prendre pour argent comptant ce que lui enseigne la religion et les dogmes imposés même s’ils ne font pas sens (ici le judaïsme, sur lequel j’ai beaucoup appris d’ailleurs, mais c’est valable pour toutes) ; j’ai particulièrement apprécié un épisode inventé mais tellement symbolique qu’il sonne totalement vrai : la métamorphose et la transformation, la mort symbolique pour renaître à une vie plus vraie. Mais Spinoza, c’est le problème des esprits éclairés dans les périodes ou les lieux où la religion règne en maître : on lui refuse sa liberté d’être et de penser, il est victime de cabales et d’exclusion, mais ne se trahit pas, il reste authentiquement lui-même, et c’est ce qui lui a permis de rester dans l’histoire. Pas ses accusateurs.

Sa pensée est d’une modernité folle : spirituel et non religieux, il pense que la foi ne peut en aucun cas être une obligation , que la divinité est en chacun de nous, que ce qui nous dérange chez les autres nous devons le chercher à l’intérieur, que nous sommes responsables. Et surtout, la joie, tout le temps. Spinoza, c’est le fou du Tarot, bien plus sage que beaucoup, et qui fait de sa liberté le fondement de son existence. Je suis donc, absolument, spinoziste !

Je recommande chaudement ce roman à ceux qui s’intéressent à l’histoire et à la spiritualité, et ceux qui voudraient en savoir plus sur la pensée de Spinoza sans forcément oser lire directement ses œuvres. De mon côté je vais me lancer dans l’aventure : on en reparlera donc, de Spinoza !

Le Procès de Spinoza
Jacques SCHECROUN
Albin Michel, 2021

L’Invention de la solitude, de Paul Auster

Invention de la solitudeAvant même d’avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de route vers le New Jersey, je savais qu’il me faudrait écrire à propos de mon père. Je n’avais pas de projet, aucune idée précise de ce que cela représentait. Je ne me souviens même pas d’en avoir pris la décision. C’était là, simplement, une certitude, une obligation qui s’était imposée à moi dès l’instant où j’avais appris la nouvelle. Je pensais : mon père est parti. Si je ne fais pas quelque chose, vite, sa vie entière va disparaître avec lui.

Il n’y a que peu d’auteurs qui sont capables de griller tout le monde dans la pile vacillante des livres qui attendent d’être lus. Paul Auster est, indéniablement, de ceux-là, et dès mon retour du salon du livre, le vendredi soir, c’est avec lui que je me suis glissée sous la couette, épuisée mais curieuse (n’y voyez là aucune connotation érotique). J’aime ses romans, évidemment, mais je crois que j’aime encore plus ses textes autobiographiques, qui ont cette extraordinaire qualité d’être tous différents et d’appréhender la vie de l’auteur sous des angles variés.

L’Invention de la solitude est constitué de deux textes écrits entre 1979 et 1981. Le premier, à la première personne, est de facture assez classique : lorsque son père meurt, l’auteur éprouve le besoin d’aller à sa recherche et d’écrire sur lui, afin de cerner cet homme énigmatique avec qui il n’a jamais réussi à tisser de vrais liens. Le second, Le livre de la mémoire, est plus austérien : écrit à la troisième personne, il s’interroge sur les méandres de la mémoire à travers le personnage d’A.

Publié en 1982, ce diptyque est l’un des premiers écrits de Paul Auster, a une époque charnière de sa vie : la mort de son père, puis sa séparation avec sa première femme ; il rencontrera Siri en 1981. Et pourtant, finalement, tout est déjà là, dans ce texte-labyrinthe qui semble être par moments la matrice de ses oeuvres futures, et notamment Moon Palace. Ici, Paul Auster s’interroge beaucoup sur la paternité, d’une part dans sa relation avec son père, ce qui donne des passages très émouvants, et d’autre part dans son amour pour son fils Daniel. Il parle aussi beaucoup, plus qu’ailleurs me semble-t-il, de ses origines juives.

Le second texte, sans conteste, est le plus complexe et le plus riche : tissé de poésie, c’est un texte qui pousse à méditer et à s’interroger sur le monde. Il suit une logique thématique et émotionnelle et non réellement narrative, mimant en cela  l’organisation de la mémoire, et propose des réflexions absolument sublimes sur certains points.

Avec ce livre incroyablement brillant, profond, intelligent, pertinent, d’une grande richesse culturelle, Paul Auster m’a une nouvelle fois ravie !

L’Invention de la solitude
Paul AUSTER
Traduit de l’américain par Christine Le Boeuf
Actes Sud, 1988   

Hannah Arendt, de Béatrice Fontanel & Lindsay Grime

Hannah ArendtA partir de ce moment, j’en ai eu la certitude : je ne pouvais pas écrire et enseigner en même temps. C’était trop épuisant. J’étais dans un tel état de tension parfois que mes pensées me faisaient l’effet de mouches qui se posaient sur moi et me suçaient le sang. Je ne pouvais m’en débarrasser qu’en écrivant.

Hannah Arendt est une figure des plus fascinantes : sa pensée, complexe et profonde, est particulièrement stimulante (je conseille La Crise de la culture à tous ceux qui ne l’auraient pas lu : c’est édifiant), et sa vie est d’une richesse assez exceptionnelle. Telle est d’ailleurs la gageure de cette BD : retracer un destin exceptionnel en un nombre somme toute réduit de pages.

L’histoire s’ouvre en 1933. Hannah, étudiante en philosophie, a 27 ans, et les persécutions contre les juifs commencent, la contraignant avec sa mère de fuir en Tchécoslovaquie. Cette histoire, c’est Hannah elle-même qui la raconte, en 1971, à son amie Mary McCarthy, pour laquelle elle revient sur cette vie extrêmement mouvementée qui fut la sienne.

Une semaine après la lecture de ce volume (je l’ai lu, par le plus grand des hasards, le jour de l’anniversaire de la libération d’Auschwitz, et je trouve la coïncidence assez intéressante), je m’interroge toujours sur les raisons qui ont conduit Béatrice Fontanel à proposer un début aussi embrouillé chronologiquement : on commence en 1933 donc, puis on avance en 1971, avant de revenir en 1911 et de suivre ensuite un ordre à peu près chronologique beaucoup plus aisé. Du reste, ce n’est pas le seul défaut scénaristique que je trouve à cet ouvrage : de manière générale, il est beaucoup trop allusif et manque de clarté sur certains points, et notamment toute la controverse autour des articles de Hannah sur Eichmann, qui n’est absolument jamais expliquée. En fait, cela manque de contextualisation : le personnage d’Hannah est central et le volume met l’accent sur sa personnalité au détriment du reste. C’est une femme qui a un caractère bien trempé, et qui donne tout pour le travail intellectuel, qui est au centre de sa vie. Et c’est peu de dire que ses travaux sont particulièrement intéressants à l’heure actuelle, qu’ils concernent le judaïsme, le totalitarisme ou le mal. Et séparer la femme et l’oeuvre est impossible.

En conclusion, j’ai été déçue, car selon moi cet ouvrage ne parvient pas comme l’avait fait celui sur Coco Chanel à raconter un destin complexe en peu de pages : si on ne connaît pas déjà bien la vie d’Hannah Arendt (et honnêtement, ce n’est pas mon cas), on sera perdu. En outre, je n’ai pas été spécialement séduite par les dessins, assez inégaux : certains sont très soignés alors que d’autres sont très brouillons.

Une rencontre loupée. Dommage.

Hannah Arendt
Béatrice FONTANEL & Lindsay GRIME
Naïve, 2015, collection « Grands Destins de Femmes »

L’Éternel, de Joann Sfar

L'EternelSes doigts rencontrèrent la surface froide d’un miroir tacheté de brun et il se mit à pleurer. Chaque larme, gorgée de sang frais, ajoutait à son maquillage d’enfer. Sa nouvelle tête ne lui revenait pas. Par un singulier réflexe volontaire, il parvint à ne la plus voir. A la place de la goule moitié chat moitié requin, il ne distingua plus que du vide. A ses yeux, Ionas n’avait plus d’image.

J’ai dit l’autre jour que j’aimais énormément l’univers de Joann Sfar. Lorsque ce roman était paru l’an dernier, je l’avais donc évidemment noté dans mes envies, d’autant que l’auteur était passé à la Grande Librairie et que, comme on le sait, cette émission est la pourvoyeuse officielle de mes tentations. Mais le temps est passé et et et bien, je ne l’avais toujours pas lu. Fort heureusement, sa sortie en poche m’a permis de combler ce manque.

Quelque part en Russie, en 1917, Ionas, un cosaque violoniste juif et romantique, est tué lors d’un assaut des Uhlans. Mais, parce qu’il a encore des choses à faire et qu’il a le coeur brisé, il renaît sous forme de vampire.

Si un jour Woody Allen devait créer un personnage de vampire, ce serait Ionas, attachant (et pour tout dire assez collant), amoureux, mais surtout obsédé par le judaïsme et névrosé, si bien qu’il finit, après un long périple dans le temps et l’espace et quelques tentatives de suicide totalement loupées, chez une psychanalyste elle-même un peu zinzin. Cela donne un roman tout à fait loufoque et iconoclaste, burlesque et tendre, qui prend parfois l’allure d’une fable où il est question de libre-arbitre et de mémoire, et où le travail psychanalytique, tout comme l’écriture (car Ionas est un vampire littéraire), vise à faire remonter à la surface les souvenirs effacés par le déni. Ceux du vampire, mais aussi ceux de l’Histoire. C’est, surtout, une oeuvre traversée par la chair, le sang, et le séculaire couple eros et thanatos, quelque chose qui a trait au romantisme noir et où l’on croise du reste Lovecraft, mais en totalement déjanté.

C’est, vraiment, un roman réjouissant, que j’ai pris un plaisir indicible à lire, de par sa drôlerie mais aussi de par sa richesse : tissé de symboles et de références plus ou moins subtiles, nourri de mythes et de légendes, il nous en dit beaucoup sur le monde d’aujourd’hui et sur notre condition humaine. Ce n’est pas, simplement, une histoire de vampire, c’est beaucoup plus et beaucoup mieux. A lire, donc, sans attendre !

L’Éternel
Joann SFAR
Albin Michel, 2013 (Livre de poche, 2014)

Un secret du docteur Freud, d’Eliette Abécassis

Un secret du docteur FreudA près de soixante-dix ans, il se sentait fatigué, usé par la maladie et les chagrins. Seule la psychanalyse, cette terra incognita qui s’était ouverte à lui, le tenait encore en vie car, chaque jour, il en découvrait un peu plus l’étendue, tel un explorateur de son propre pays. La révélation de l’inconscient l’avait emmené sur le terrain de l’ethnologie, de l’histoire du monde, de la critique littéraire et artistique et, depuis peu, le confrontait à une autre saga, celle de son peuple.

Même si je suis relativement méfiante par rapport à la psychanalyse, c’est une discipline qui m’intéresse beaucoup, sur laquelle j’ai beaucoup lu, et que j’ai parfois tenté d’appliquer dans mes analyses (à mon modeste niveau, et surtout en me fondant sur Jung, à qui on doit la fantastique théorie de la synchronicité). Dans ce roman, Eliette Abécassis, dont j’avais beaucoup aimé Qumran mais que j’ai finalement peu lue, nous invite auprès du père de la psychanalyse, Sigmund Freud lui-même.

Au lendemain de l’Anschluss, alors que la situation devient insupportable pour les Juifs de Vienne, Freud réunit la société de psychanalyse pour encourager ses disciples à partir en exil tant que c’est encore possible. Mais lui ne part pas, ce qui ne laisse pas de surprendre, car il est dans le collimateur des autorités, et le roman cherche à percer ce mystère…

Ce n’est pas à proprement parler un thriller : au final, les raisons pour lesquelles Freud retarde son départ sont assez anecdotiques, mais permettent néanmoins au roman d’atteindre son vrai but : un portrait fascinant de Freud et de son entourage. C’est peu de dire qu’il s’agit d’un personnage complexe, aux relations trouble tant avec le judaïsme (il est athée mais reste profondément attaché à ses origines et à la culture qui en découle) qu’avec certains membres de son entourage : la psychanalyse balbutiante, non encore régie par des règles, n’a pas manqué de mettre en danger voire de réduire à néant certaines de ses relations ; Freud a notamment psychanalysé sa propre fille Anna, ce qui aujourd’hui apparaît comme une aberration, et le texte tourne autour d’une correspondance avec un de ses amis, qu’il a perdu en raison de ses analyses. On croise aussi un personnage absolument fascinant, Marie Bonaparte, dont je lirais bien une biographie d’ailleurs. Evidemment, le roman est nourri de référence aux oeuvres  et aux théories du psychanalyste, et il me semble qu’il faut les connaître un minimum pour saisir certaines subtilités.

C’est en tout cas un roman original, que j’ai beaucoup aimé, qui m’a donné envie de me replonger dans certains textes, et qui pose finalement une question fondamentale : que peut la cure psychanalytique face au Mal à l’état pur ?

Un secret du docteur Freud
Eliette ABÉCASSIS
Flammarion, 2014

challengerl201417/18
By Hérisson

Le Kabbaliste de Prague, de Marek Halter

kabbaliste de PragueJe m’appelle David Gans. Je suis né à Lippstadt, en Wesphalie, en l’an 1541 du calendrier chrétien, soit l’an 5301 après la création du monde par le Tout-Puissant, béni soit-Il. Je suis mort à Prague, soixante-douze ans plus tard. Une pierre porte mon nom dans le vieux cimetière juif. Y est gravée une oie au-dessus des six branches du bouclier de David.

J’avais acheté ce roman avant de partir à Prague, histoire de me mettre dans l’ambiance, mais je n’avais finalement pas eu le temps de m’y plonger. Du coup, je l’ai lu après, histoire de retrouver l’ambiance de la capitale de la Bohême, et notamment du vieux quartier juif, le Josefov, où se déroule une grande partie du roman, et qui est encore marqué par un des mythes juifs les plus importants : le Golem, dont ce roman est une réécriture.

Le Golem ( en hébreu : גולם signifiant « embryon », « informe » ou « inachevé ») est un être artificiel fait d’argile, incapable de parole et dépourvu de libre-arbitre façonné afin d’assister ou défendre son créateur. Selon une légende d’Europe centrale reprise dans le roman, il aurait été créé par le Rabin Loew, dit le Maharal de Prague, afin de protéger les juifs du ghetto contre les persécutions des chrétiens.

Mais en fait, cette légende n’est pas tout à fait l’objet essentiel de ce roman, car la naissance de Golem lui-même et son histoire n’interviennent que dans les cent dernières pages : l’essentiel, ici, à travers la voix d’un narrateur mort depuis des centaines d’années, est de remonter dans le temps jusqu’aux événements qui ont rendu la création de Golem nécessaire.

J’ai finalement bien fait d’attendre mon retour de Prague pour me plonger dans cette histoire : ce fut un plaisir pour moi de retrouver cette ville et de me balader à nouveau en pensée dans les lieux qui m’ont marquée : la vieille synagogue, les rues du ghetto juif qui ne s’appelait pas encore Josefov, Mala Strana, les bords de la Vlata… mais évidemment, ce n’est pas le seul intérêt de ce roman : grâce au talent de conteur de Marek Halter, qui fait encore une fois merveille, on est plongé dans une époque faite de mysticisme et de recherche de ce qui est caché, à travers la Kabbale, et de fanatisme religieux dont les juifs sont, encore une fois, les victimes : en cela le récit, très moderne, est presque une fable, dont émane une grande sagesse, et un appel à la tolérance : finalement, les choses n’ont guère changé depuis cinq siècles ; les hommes ont accumulé pensées et savoir, on pourrait croire que si on ne brûle plus les scientifiques dont les conclusions contredisent le discours religieux c’est que le fanatisme n’existe plus, et pourtant, de manière totalement irraisonnée, les Juifs sont encore accusés de tous les maux, et auraient parfois besoin d’un Golem pour les protéger.

Réflexion sur les pouvoirs incommensurables du Verbe, ce roman est une vraie réussite, que ce soit sur le plan narratif (on est captivé par l’histoire) que spirituel. A lire absolument !

Le Kabbaliste de Prague
Marek HALTER
Robert Laffont, 2010 (J’ai Lu, 2011)