Dès ma plus tendre enfance, j’ai été élevée en observatrice. Mes parents m’ont encouragée à enregistrer les moindres détails de ce qui m’entourait avec une oreille et un oeil de reporter. Que cela me plaise ou non, toute ma vie j’ai pris mentalement des notes. Cette habitude fait partie de l’histoire racontée ici ; de plus, c’est grâce à elle que je peux lui apporter autant de précision. Ce dialogue de mon passé, je l’ai reconstruit au mieux de mes capacités.
J’avais envie de lire ce texte depuis que j’avais découvert Une adolescence américaine, car, je l’avoue, j’étais très curieuse de « creuser » un peu la figure de Salinger, mais aussi parce que les autobiographies d’écrivains, qui racontent leur « naissance à l’écriture », me fascinent. J’ai, de fait, laissé passer un peu de temps, mais cette relation entre Joyce Maynard et J. D. Salinger, racontée dans les grandes lignes dans l’avant-propos d’Une adolescence américaine, a si bien fait son chemin en moi que, ajoutée à d’autres éléments, je suis en train d’écrire un truc sur un thème un peu similaire. Enfin bref, il était indispensable que je le lise maintenant, donc je l’ai emporté avec moi à Amsterdam.
Comment devient-on écrivain ? C’est l’enjeu de cette autobiographie. Joyce Maynard y raconte son enfance et son adolescence avec des parents dysfonctionnels qui projettent sur elle et sa soeur leurs propres ambitions avortées, et l’encouragent à écrire ; sa première publication en 1972 dans le New-York Times Magazine, qui a fait grand bruit et lui permet de débuter une relation, épistolaire d’abord puis « amoureuse » avec Salinger ; et l’après Salinger, les hauts et les bas de sa vie de femme et d’auteure.
Ce texte, c’est une véritable entreprise d’exorcisme, de son enfance mais surtout du traumatisme Salinger. Elle y parle avec beaucoup de sincérité de ses parents, l’alcoolisme de son père, les névroses de sa mère, ses problèmes d’anorexie, dessinant le portrait d’une jeune fille brillante, qui très tôt écrit toutes sortes de textes, vend des articles, précoce donc, mais en marge de sa génération, et surtout très fragile : sa confiance en soi apparente, et qui pourrait parfois passer pour de l’arrogance, et elle même d’ailleurs regarde avec beaucoup de sévérité le fameux article du New-York Times, cache en fait un vrai mal-être, qui la rend forcément vulnérable au premier manipulateur venu. Et ce manipulateur, c’est Salinger, dont le fait de dire qu’il apparaît dans ce texte comme un odieux connard est encore un euphémisme : il se comporte comme un gourou, lui impose sa manière de vivre assez étrange en marge du monde et son régime alimentaire particulier, la façonne à son idée en se prenant pour un Pygmalion, tente de la couper de sa famille, pour finalement la rejeter violemment. Comment se reconstruire après ça ? C’est l’enjeu de ce texte, qui permet à Maynard de se reconstruire, tout en interrogeant son lien avec l’écriture, qui toute sa vie n’a jamais été aussi essentielle que ça, sinon pour gagner de l’argent.
Durant toute ma lecture, j’ai pensé à cette phrase que Beigbeder met dans la bouche d’Hemingway s’adressant à Salinger : Tout écrivain doit avoir un jour le cœur brisé, reprend Hemingway, et le plus tôt est le mieux, sinon c’est un charlatan. Il faut un amour originel complètement foireux pour servir de révélateur à l’écrivain. Finalement, à son insu, et tout en essayant finalement de lui briser les ailes, Salinger a été pour Joyce Maynard ce qu’Oona avait été pour lui.
C’est fulgurant, passionnant, à lire absolument !
Et devant moi le monde
Joyce MAYNARD
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pascale Haas
Philippe Rey, 2011 (10/18, 2012)