Les uns, les autres

Les uns, les autresA chaque fois que je lis à son propos ou que je tombe sur une photo de lui, je vois quelqu’un qui est à côté du monde. Finalement un jour il en prend acte et il se tire une balle dans la tête. Voilà les raisons qui me conduisent à choisir Romain Gary comme camarade de discussion : la société de classe, la mauvaise réputation. Dernière chose : j’ai lu un témoignage d’un de ses amis qui disait : « Quand il est sûr que personne ne regarde, Romain Gary saute dans les flaques d’eau. » Peut-être qu’à deux on pourra sauter dans les flaques d’eau au grand jour, sous le regard de tous. (Martin Page, « Quand il est sûr que personne ne regarde… »)

Si on vous proposait de passer un moment avec un artiste disparu, qui choisiriez vous de rencontrer ? Et où ? C’est la question qui a été posée aux douze auteurs de ce recueil.

Nathalie Azoulai nous conduit au Pyla, avec le peintre Albert Marquet ; non loin de là, de l’autre côté du Bassin, Arnaud Cathrine nous plonge dans le quotidien de Cocteau et Radiguet au Piquey. Patrick Besson nous guide dans le Paris de Joseph Roth. Emmanuelle Delacomptée se plonge dans un film de Rohmer à Saint-Lunaire. A Omaha Beach, le détective Marlowe, le héros de Chandler, reprend vie sous la plume de Jean-Michel Delacomptée. Jean-Paul Enthoven croise Aragon à Paris. Yves Harté se lance sur les pas de Carlos Gardel à Bordeaux. Cecile Ladjali discute avec Baudelaire au Père-Lachaise (enfin plutôt au cimetière du Montparnasse a priori). Franck Maubert nous fait revivre Isabel Rawsthorne et Alberto Giacometti à Montparnasse. Celine Minard nous plonge dans un récit féérique au pays de Galle, avec Sylvia Townsend Warner. Eric Naulleau boit du saké avec Ozu à Tokyo. Martin Page déterre Romain Gary et le conduit à Mesquer…

 Des textes d’une très grande variété, tantôt réalistes tantôt fantastique voire merveilleux, qui permettent de voyager, de retrouver des auteurs connus et d’en découvrir d’autres — qui nous font pénétrer dans l’univers d’artistes qui font ou non parti de notre univers. C’est un recueil peuplé de fantômes, j’ai grandement apprécié tous les textes, mais ma préférence va tout de même à la nouvelle d’Arnaud Cathrine : d’abord parce qu’elle se déroule au Piquey, juste à côté du Cap-Ferret, que je visualise parfaitement les lieux (d’autant que j’ai de mon côté commencé des recherches sur les écrivains sur la presqu’île et donc sur Cocteau et Radiguet), mais surtout parce que c’est une histoire qui mêle l’amour, un amour désespéré et douloureux, et l’écriture.

Cependant, d’après ce que j’ai compris, le projet de ce recueil est né et a été mené à Arcachon, et deux nouvelles se déroulent donc sur le Bassin, et je me demande si cela n’aurait pas été intéressant, du coup, vu le nombre d’artistes qui y sont passés dans ce petit bout de paradis, d’entièrement le localiser là. On aurait croisé Anouilh dans sa maison des pêcheurs, Marcel Aymé, D’Annunzio, Heredia, et pourquoi pas Babar, né sur l’île aux oiseaux ? Bon, là je refais l’histoire à ma sauce, mais ce recueil est un vrai plaisir de lecture tel qu’il est !

Les uns, les autres
Robert Laffont, 2018

Le Mystère de Jean l’oiseleur de Jean Cocteau, aux Editions des Saints Pères

Le Mystère de Jean l'OiseleurComment la beauté de l’art ne ferait-elle pas triste figure devant la beauté insolente, poignante des airs à la mode et des danses de music-hall ?
En effet, ceux-ci doivent donner toute leur force d’un seul coup et céder la place, alors que l’art doit répandre la sienne peu à peu, sur un espace de plusieurs siècles.

L’an dernier, à la même époque, je vous avais parlé des éditions des Saints Pères, qui s’adressent aux bibliophiles et leur proposent de magnifiques reproductions de manuscrits originaux. Le dernier né met à nouveau à l’honneur Jean Cocteau : après le scénario manuscrit de La Belle et la bête, c’est cette fois un texte rare et émouvant qui nous est offert : Le Mystère de Jean l’Oiseleur, édité à 142 exemplaires seulement en 1925 (dont 12 hors commerce que Cocteau a offert à ses amis avec un dessin original) (un rêve de bibliophile) et jamais réédité depuis.

La genèse en est particulière : en 1924, dévasté par la mort de Radiguet, Cocteau s’enferme dans une chambre d’hôtel près de Nice. Dans cette chambre, le bureau fait face à un miroir : chaque jour, l’auteur reproduit alors inlassablement son visage, que pourtant il n’aimait pas. 31 autoportraits dont 14 en couleurs, sur lesquels il appose des notes, aphorismes, ce qui lui traverse l’esprit au moment de cet exercice d’introspection. Il écrit enfin la préface, et l’envoie à son éditeur, qui lui réclamait depuis longtemps une telle oeuvre.

Émouvant, intime, le travail de Cocteau, ses dessins et ses notes où se mêlent mysticisme, quête existentielle, réflexions sur la mort et l’art, intertextualité, ne peuvent que toucher. Et ce travail, l’édition présente le met particulièrement bien en valeur (en plus de le rendre accessible pour la première fois). Dans un coffret bleu azur, étoilé d’argent, se nichent deux volumes : la reproduction intégrale du manuscrit (volume 1), et une préface de Dominique Marny, vice-présidente du Comité Cocteau, suivie d’une analyse de l’oeuvre par David Gullentops et d’une version tapuscrite des aphorismes qui permet de les lire plus facilement (volume 2).

Une merveille donc, voire une double merveille : le texte est précieux, l’objet est magnifique et ravira les bibliophiles, d’autant que le tirage de tête, numéroté, est toujours disponible (mais attention, avec Noël qui approche, il risque de s’envoler très vite).

Le Mystère de Jean l’Oiseleur
Jean COCTEAU
Editions des Saints Pères, 2016

Paris, suivi de notes sur l’amour, de Jean Cocteau

10709347526_13dd1088a0_oParis est une grande ville, faite de petites villes et de villages que même le Parisien ignore et que les étrangers connaissent mieux que nous […] Paris est une agora dangereuse, une place publique où les artistes des différentes nations éprouvent ensemble ce patriotisme international de l’Art, aussi susceptible et farouche que le patriotisme de naissance.

J’ai trouvé ce petit livre en flânant à la boutique du musée Carnavalet. Publié en septembre, il contient des textes inaccessibles depuis longtemps, car publiés à l’origine dans des revues et ouvrages confidentiels. Je n’ai pas pu lui résister, d’autant que je me suis prise d’une passion soudaine pour Jean Cocteau

Cocteau, avec le talent qui était le sien, fait une déclaration d’amour à sa Ville, dont la singularité et la magie tiennent à sa complexité. Personnifiée, humanisée, Paris est un macrocosme ayant donné naissance à un habitant à son image, ondoyant et changeant, protéiforme, malin et insoumis : c’est un véritable Theatrum Mundi qui se joue sous nos yeux, avec, en son coeur, le quartier cher à l’auteur : le Palais Royal, « une petite ville dans une grande ville ». Paris, hanté par les héros balzaciens, prend dans ce petit texte les allures d’un mythe. C’est extrêmement court, mais éminemment savoureux, et ravira tous les amateurs et amoureux de la Ville Lumière. Les notes sur l’amour, quant à elles, sont assez intéressantes : des petites réflexions notamment sur le désamour, qui invitent à réfléchir.

Paris, suivi de notes sur l’amour
Jean COCTEAU
Grasset, 2013

La Belle et la Bête, de Jean Cocteau

affiche

L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains d’une bête humaine qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves.
C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi de l’enfance » : IL ÉTAIT UNE FOIS…

Il était une fois… un marchand veuf et à demi ruiné par la perte de ses bateaux qui vivait dans un manoir avec ses quatre enfants : son fils Ludovic et ses trois filles Félicie, Adélaïde et Belle. Cette dernière, qui a été réduite à l’état de servante par ses sœurs, égoïstes et prétentieuses, est courtisée par Avenant, qu’elle refuse d’épouser car elle ne veut pas se séparer de son père. Au retour d’un voyage, le marchand s’égare dans la forêt et pénètre dans un château étrange, où on lui sert à manger mais dont il ne voit pas le maître. En partant, il cueille pour Belle, qui lui avait demandé de lui en rapporter une, une rose dans le jardin. Le propriétaire apparaît alors. C’est un monstre qui le condamne à mourir, car les roses sont dans ce château la seule chose qui soit interdite. Il mourra, donc, à moins qu’une de ses filles ne vienne prendre sa place au château. Belle se sacrifie pour le sauver. Elle se rend au domaine de la Bête et découvre que le monstre a un cœur.

C’est par ce film que j’ai découvert le conte de la Belle et de la Bête ; je devais avoir sept ou huit ans, pas plus, et il m’avait tellement marquée que je me souvenais avec exactitude de la fin, et que quelques images étaient restées gravées en moi. Je ne l’avais pas revu depuis, et c’est avec beaucoup de bonheur et un brin de nostalgie que j’ai redécouvert ce chef d’oeuvre de poésie et de beauté, sombre et inquiétant, bien loin de Walt Disney et de l’adorable petite tasse qui virevolte. Tout est parfait : chaque plan est d’une minutie extraordinaire, les trouvailles se multiplient à chaque minute, toutes plus poétiques les unes que les autres, tissées de symbolisme et de références aux autres contes. Jean Marais est fabuleux, montre toute l’étendue de son talent en jouant trois rôles (en revanche je ne suis pas excessivement convaincue par le jeu de Josette Day). Le film n’hésite pas à mélanger les registres, mêlant quelques traits d’humour au fantastique. Et puis, c’est surtout une histoire d’amour pur, absolue et totale.

Un magnifique film donc, un poème en images, à voir et à revoir à tous les âges !

La Belle et la Bête
Jean COCTEAU
France, 1946

A l’occasion du cinquantenaire de la disparition de Cocteau, la cinémathèque propose une exposition jusqu’au 2 mars 2014, assortie de quelques projections ! Je vous en reparlerai sans doute !

Le musée des lettres et des manuscrits consacre également, jusqu’au 23 février, une exposition au poète et s’intéresse notamment à la genèse du film, avec le manuscrit autographe avec 8 pages de dessins originaux, un album de 89 photos de plateau et l’affiche du film (là encore, je vous en reparlerai certainement)

Le petit Ferretcapien (Guide à l’usage des parisiens et autres estrangeys) d’Eric de Saint Angel

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Érotisme. Le Ferretcapien a une réputation d’amant infatigable. Cette libido surpuissante est due à la consommation régulière d’huîtres. Les mollusques contiennent de la dopamine, une drogue qui stimule le désir, à laquelle il est totalement accro. En outre, les huîtres ont une teneur élevée en zinc, un antioxydant favorable à l’épanouissement sexuel. Pour les Ferretcapiens (et bien sûr aussi les Ferretcapiennes), Aphrodite émergeant de l’eau dans une coquille, ce n’est pas un mythe. Mais la réalité quotidienne.

Avant de passer à la Rentrée littéraire (et bien malheureusement aussi à la rentrée tout court), j’avais envie de prolonger un peu mes vacances en vous parlant de ce petit ouvrage trouvé tout à fait par hasard chez Alice, la librairie-cave à vin du Ferret*. En réalité, je cherchais un livre de photographies dont j’avais vu une publicité, mais qui après feuilletage ne correspondait pas du tout à ce que je voulais. Bref.

Il s’agit d’un abécédaire qui, de Aaargh à zzz, nous renseigne sur les us et coutumes, traditions et autres bizarreries du Cap-Ferret. C’est à la fois très drôle, tendre et parfois moqueur, un peu ironique et pince-sans-rire, et extrêmement instructif sur plein de sujets (et pas seulement l’érotisme). Notamment d’un point de vue historique, j’ai complété mes connaissances sur les personnalités ayant séjourné sur la presqu’île : évidemment Jean Anouilh, j’ai déjà parlé de sa fabuleuse villa des Pêcheurs (c’est Philippe Starck et non Jonathan Hart qui l’a achetée, finalement, ce qui ne manque pas, je vous l’avoue, de beaucoup m’inquiéter) ; mais aussi Marcel Aymé, Jean Cocteau et bien d’autres, pour ne parler que des écrivains. Du coup j’ai pris énormément de notes car j’aimerais bien écrire un truc, un jour, sur le Ferret des écrivains…

Bien sûr, l’ouvrage intéressera plutôt ceux qui connaissent et aiment le Cap-Ferret. Donc, forcément, j’étais le coeur de cible. Mais, après tout, les autres peuvent y jeter un œil : ça leur donnera peut-être envie d’aller y faire un tour !

Le Petit Ferretcapien. (Guide à l’usage des Parisiens et autres estrangeys)
Eric de SAINT ANGEL
Editions Vent Salés, 2013

* Oui, au Ferret, la librairie fait aussi cave à vin. Leurs soirées de rentrée littéraires associées à une dégustation de grands crus sont d’ailleurs très réputées, et le concept plairait j’en suis certaine à Didier Van Cauwelaert. Malheureusement, elles ont lieu trop tard dans la saison pour que je puisse y assister…

(et sinon, demain, vous ne couperez pas aux photos)