La répétition ou l’amour puni, de Jean Anouilh : marivaudage triste…

L’amour est le pain des pauvres ; ne nous mettons pas, sur le tard, à pleurnicher l’un et l’autre au milieu de nos aubussons parce que nous ne l’avons pas connu. Il y a des choses mille fois plus importantes au monde que ce désordre inattendu. C’est comme une bouteille qu’on vide un soir, pour faire le fanfaron : on paie deux heures d’exaltation d’une longue nuit de migraine et de vomissements. C’est trop cher. Je n’ai d’autre ambition que de faire de ma vie une fête réussie. Et c’est autrement difficile, permettez-moi de vous le dire, que d’ennuyer tout le monde en se tapant sur la poitrine et de souffrir.

Je suis tombée l’autre jour sur cette pièce d’Anouilh dont je n’avais jamais entendu parler. Il y est question d’amour, d’une répétition d’une pièce de Marivaux, c’était donc pour moi…

Le Comte et la Comtesse, la maîtresse du premier et l’amant de la deuxième, s’ennuient à la campagne, où ils sont obligés de passer un mois. Grand organisateur de fêtes, le Comte décide de jouer une pièce de Marivaux, La Double Inconstance. Mais un invité inattendu, l’Amour, va changer quelque peu sa vision du monde…

Comme chez Marivaux, nous sommes dans une pièce extrêmement subtile construite sur La Surprise de l’amour. Le Comte, être snob et raffiné, qui organise des fêtes où le repas est assorti à la pièce et la pièce au château, esprit vif et mordant, sarcastique, cynique et désabusé, bref, quelqu’un qui pense ne pas pouvoir être touché par la grâce de l’amour, se convertit sous nos yeux : les masques du théâtre, ici, permettent de dire le vrai, et d’accéder aux sentiments dans ce qu’ils ont de plus pur. Mais si la pièce est un hommage à Marivaux, elle n’en a pas la gaîté : c’est une pièce d’une infinie tristesse, déchirante, comme l’indique le sous-titre, et qui m’a beaucoup fait penser à Musset…

J’ai trouvé ce texte magnifique et bouleversant, comme à chaque fois que je lis Anouilh d’ailleurs je suis éblouie par la gamme de son talent, et cette pièce mériterait d’être beaucoup plus connue qu’elle ne l’est !

La Répétition ou l’amour puni
Jean ANOUILH
La Table ronde, 1951 (Folio)

Médée, de Jean Anouilh : « cette rencontre de deux solitudes qu’on appelle un couple »

Tu ne seras jamais délivré, Jason ! Médée sera toujours ta femme ! Tu peux me faire exiler, m’étrangler tout à l’heure quand tu ne pourras plus m’entendre crier, jamais, jamais plus, Médée ne sortira de ta mémoire ! Regarde-le ce visage où tu ne lis que la haine, regarde-le avec ta haine à toi, la rancune et le temps peuvent le déformer, le vice y creuser sa trace ; il sera un jour le visage d’une vieille femme ignoble dont ils auront tous horreur, mais toi, tu continueras à y lire jusqu’au bout le visage de Médée !

Je connais Antigone presque par cœur, mais je ne m’étais jamais penchée sur cette autre tragédie de Jean Anouilh dans laquelle il reprend un mythe antique pour réfléchir à la modernité. Il faut dire que le mythe de Médée n’est pas de ceux qui me parle ; nonobstant, plusieurs événements ont fait signe vers cette pièce ces dernières semaines, et je suis toujours les signes

Seule avec sa nourrice devant une roulotte à l’écart de la ville, Médée attend le retour de Jason, et pourtant elle a l’intuition que quelque chose en elle dit non au bonheur. Et ce n’est pas Jason qui vient, pas tout de suite, mais un messager qui lui annonce que son mari va épouser Creuse, la fille du roi de Corinthe — et c’est comme si quelque chose lâchait en Médée : elle se sent enfin rendue à elle-même et à sa haine ; même si elle ne l’aimait plus, ne le désirait plus, elle souhaite se venger de Jason.

Une pièce d’une assez grande richesse, et à travers laquelle le caractère intemporel et universel du mythe résonne et permet d’interroger le monde contemporain : la question de l’étranger et de l’exil (Médée est une bohémienne), la question du bonheur que comme Antigone Médée refuse et hait ; la féminité, dont Médée a quand même une drôle de vision ; et surtout « cette rencontre de deux solitudes qu’on appelle un couple », comme le dit Anouilh dans un entretien. Ils se sont aimés, en tout cas, Jason a aimé Médée, mais il est fatigué : comment aimer toujours un volcan retranché dans sa solitude ontologique (« Moi seule, et c’est assez » dit celle de Corneille), qui ne sait que prendre et jamais donner (sa vision de la sexualité est explicite : Je l’attendais tout le jour les jambes ouvertes, amputée… Humblement, ce morceau de moi qu’il pouvait donner et reprendre, ce milieu de mon ventre, qui était à lui… Il fallait bien que je lui obéisse et que je lui sourie et que je me pare pour lui plaire puisqu’il me quittait chaque matin m’emportant, trop heureuse qu’il revienne le soir et me rende à moi-même).

Comme dans l’affrontement entre Créon et Antigone, ce qui se joue entre Médée et Jason est d’ordre métaphysique : le choix de n’être qu’un humain en quête d’un bonheur paisible, face au choix de l’absolu tragique, dans le malheur ou la monstruosité.

Médée
Jean ANOUILH
La Table Ronde, 1947 (Flammarion, 2014)

Antigone, de Jean Anouilh

Antigone, de Jean AnouilhLa mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre […] Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier

J’ai bien évidemment un rapport particulier avec Jean Anouilh, par le biais de sa maison au Cap-Ferret qui m’a toujours fascinée bien avant de savoir que c’était la sienne ; j’aime me dire que peut-être, un jour, je l’ai croisé au détour d’une rue. Et puis il y a cette pièce, dont je ne sais pas trop si je dois en accuser mon coquin d’inconscient ou la synchronicité, mais enfin, cette pièce que je me trouve à relire et à étudier à chaque étape importante de ma vie, et dans laquelle à chaque fois je trouve des choses nouvelles, et des choses qui m’en apprennent sur moi — je pense, aussi, qu’elle a eu un rôle non négligeable quant à la construction de ma vision du monde, lorsque je l’ai lue pour la première fois, à 16 ans. En tout cas, cette année, j’avais décidé de l’étudier, bien avant de savoir (en tout cas consciemment, mais mon inconscient le savait peut-être, lui) que j’en aurais besoin.

L’histoire, on la connaît, sinon on peut regarder l’épisode des Grands Mythes qui lui est consacrée : Eteocle et Polynice, les fils d’Oedipe, se sont entretués pour le trône de Thèbes, et Créon, le frère de Jocaste, qui du coup est devenu roi, a décidé de faire des funérailles nationales au premier, et de laisser pourrir le corps de l’autre. Toute personne qui passerait outre cet ordre et effectuant pour Polynice les rites funéraires serait punie de mort. Mais voilà, c’est Antigone, la fille d’Oedipe, qui transgresse l’interdit, et Créon est bien ennuyé.

Alors, je vais passer très vite sur le contexte de création de la pièce, 1944, qui fait que l’on a un peu trop tendance à voir en Antigone, celle qui dit non, une figure de la Résistance (et c’est d’ailleurs pour ça que je ne suis pas particulièrement adepte de la mise en scène de Nicolas Briançon) : si ce n’est pas une surinterprétation, je pense que ce n’est absolument pas l’essentiel. La pièce est beaucoup plus métaphysique et du coup universelle et atemporelle que cela, et le personnage de Créon, qui n’est ici pas un tyran contrairement au personnage de Sophocle ou celui de Bauchau, rend cette interprétation un peu compliquée à tenir jusqu’au bout. Ici, il est question de ce que c’est que la vie, de ce que c’est que le bonheur, et des compromis que nous devons faire. Antigone, c’est cette jeunesse implacable, cette idéaliste qui veut tout tout de suite, qui veut l’absolu, et refuse ces compromis qui ne sont pour elle que des compromissions ; pour elle, la vie ne vaut d’être vécue que si elle est pleine et entière, et comme elle sait que c’est impossible, elle choisit la tragédie, là où il n’y a plus d’espoir, cet espoir d’être heureux malgré tout mais qui nous fait mal ; on est plus tranquille quand on n’espère pas,  et qu’on a l’assurance que tout va mal se terminer. Créon, c’est la sagesse de l’âge, qui a appris que l’absolu est inatteignable, qui a fait des concessions et a accepté que le bonheur, peut-être pas le bonheur extatique mais le bonheur des petites choses, ce n’était pas mal non plus.

Dit comme ça, c’est peut-être encore trop simple d’ailleurs. Est-ce seulement une question d’âge ? Certes, Antigone, la toute jeune Antigone, a quelque chose de ces adolescents qui se suicident parce qu’ils pensent que la vie ne peut pas leur apporter ce qu’ils cherchent. Certes, en vieillissant, on se rapproche de Créon. Tu l’apprendras toi aussi, trop tard, la vie, c’est un livre qu’on aime, c’est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison […] la vie, ce n’est peut-être tout de même que le bonheur. Mais Créon, il a aussi en lui cette soif d’absolu, et de grandiose, quitte à ce que ce soit tragique.

Nous avons tous, en nous, quelque chose d’Antigone. Et cette pièce est indispensable, parce qu’elle nous pousse à nous interroger sur notre conception du monde, de la vie, du bonheur !

Antigone
Jean ANOUILH
La Table Ronde, 1946

My July 2014

En mots…

Après la pluie, le beau temps ? En tout cas, pas pour tout de suite // Un coup de foudre qui se noie // Songer à me faire démarabouter // Engloutie sous les copies et les oraux. Ce qui m’empêche de penser et n’est pas forcément plus mal // Le temps des dîners en terrasse et des rires. Les émotions débordantes des supporters et des bacheliers dans les rues. Une ville qui palpite // un moment agréable et enrichissant dans une librairie que j’aime, avec un auteur que j’aime et de nouvelles personnes que je suis ravie de connaître // Comme un ouragan // Heureusement qu’il y a la famille et les amis. Précieux dans les moments difficiles // Un pique-nique pluvieux // Gotta get away. Loin, loin, loin. Anywhere out of the world // La thérapie du rosé pamplemousse // Et puis Londres. Me sentir chez moi, ailleurs. Une parenthèse enchantée… // Une semaine au calme. Dormir, lire, buller, rêver, écrire. Profiter à fond de la parenthèse estivale, malgré tout. Éloge de l’hédonisme // Wanderlust. A nouveau dans les valises. Take me to the beach

moi après moisBy Moka

En images…

July 14

En poème…

Le chêne un jour dit au roseau :
« N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette fable ?
La morale en est détestable;
Les hommes bien légers de l’apprendre aux marmots.
Plier, plier toujours, n’est-ce pas déjà trop
Le pli de l’humaine nature ? »
« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ;
Le vent qui secoue vos ramures
(Si je puis en juger à niveau de roseau)
Pourrait vous prouver d’aventure,
Que nous autres, petites gens,
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
Dont la petite vie est le souci constant,
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
Que certains orgueilleux qui s’imaginent grands. »
Le vent se lève sur ces mots, l’orage gronde.
Et le souffle profond qui dévaste les bois,
Tout comme la première fois,
Jette le chêne fier qui le narguait par terre.
« Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé
– Il se tenait courbé par un reste de vent –
Qu’en dites-vous donc mon compère ?
(Il ne se fût jamais permis ce mot avant.)
Ce que j’avais prédit n’est-il pas arrivé ? »
On sentait dans sa voix sa haine
Satisfaite. Son morne regard allumé.
Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : « Je suis encore un chêne ».
(Jean Anouilh − « Le chêne et le roseau », Fables)

La maison des Pêcheurs

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J’y reviens toujours. Cette maison, comme qui dirait, m’obsède.

Pour ceux qui n’auraient pas suivi : cette magnifique villa est située au Cap-Ferret (where else ?) et a longtemps appartenu à Jean Anouilh, qui aimait y écrire. C’est une des plus belles maisons du Cap-Ferret sans doute, et quand on connaît l’endroit, ce n’est pas peu dire. Cet été, à mon grand dam, j’ai appris que la maison des Pêcheurs (puisque c’est son nom) appartenait désormais au designer Philippe Starck. Alors j’aime bien Philippe Starck, mais j’ai un peu peur de ce qu’il compte en faire.

Parce que, voilà, moi j’avais un projet fou pour cette maison (n’oubliez pas que je suis utopiste dans l’âme). J’aurais voulu qu’elle soit achetée par la mairie, ou le ministère de la culture, une fondation, un mécène, que sais-je (les questions d’argent ne sont pas mon fort), et qu’elle devienne une résidence d’artistes. Les écrivains aiment le Bassin, les peintres aussi, les cinéastes, et les photographes, je n’en parle pas : alors ça aurait été bien qu’ils aient cette maison pour eux, qu’ils puissent y créer au calme, l’hiver, qu’ils puissent y donner naissance pourquoi pas à des projets communs. L’été, quand il y a du monde, on aurait organisé des expositions, des lectures publiques, des conférences, des projections, des ateliers pourquoi pas (surtout les jours de pluie), des apéros littéraires et des goûters créatifs, les gens auraient pu visiter cette maison unique et mythique qui jouit d’une vie extraordinaire sur le plus bel endroit du monde. J’aurais voulu qu’on en fasse un lieu de vie. Une sorte d’utopie communautaire et artistique.

Je ne sais pas quel est le projet de Philippe Starck pour cet endroit, mais je suis sûre qu’il est beaucoup moins bien (mais sans doute plus réaliste) que le mien…

Le petit Ferretcapien (Guide à l’usage des parisiens et autres estrangeys) d’Eric de Saint Angel

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Érotisme. Le Ferretcapien a une réputation d’amant infatigable. Cette libido surpuissante est due à la consommation régulière d’huîtres. Les mollusques contiennent de la dopamine, une drogue qui stimule le désir, à laquelle il est totalement accro. En outre, les huîtres ont une teneur élevée en zinc, un antioxydant favorable à l’épanouissement sexuel. Pour les Ferretcapiens (et bien sûr aussi les Ferretcapiennes), Aphrodite émergeant de l’eau dans une coquille, ce n’est pas un mythe. Mais la réalité quotidienne.

Avant de passer à la Rentrée littéraire (et bien malheureusement aussi à la rentrée tout court), j’avais envie de prolonger un peu mes vacances en vous parlant de ce petit ouvrage trouvé tout à fait par hasard chez Alice, la librairie-cave à vin du Ferret*. En réalité, je cherchais un livre de photographies dont j’avais vu une publicité, mais qui après feuilletage ne correspondait pas du tout à ce que je voulais. Bref.

Il s’agit d’un abécédaire qui, de Aaargh à zzz, nous renseigne sur les us et coutumes, traditions et autres bizarreries du Cap-Ferret. C’est à la fois très drôle, tendre et parfois moqueur, un peu ironique et pince-sans-rire, et extrêmement instructif sur plein de sujets (et pas seulement l’érotisme). Notamment d’un point de vue historique, j’ai complété mes connaissances sur les personnalités ayant séjourné sur la presqu’île : évidemment Jean Anouilh, j’ai déjà parlé de sa fabuleuse villa des Pêcheurs (c’est Philippe Starck et non Jonathan Hart qui l’a achetée, finalement, ce qui ne manque pas, je vous l’avoue, de beaucoup m’inquiéter) ; mais aussi Marcel Aymé, Jean Cocteau et bien d’autres, pour ne parler que des écrivains. Du coup j’ai pris énormément de notes car j’aimerais bien écrire un truc, un jour, sur le Ferret des écrivains…

Bien sûr, l’ouvrage intéressera plutôt ceux qui connaissent et aiment le Cap-Ferret. Donc, forcément, j’étais le coeur de cible. Mais, après tout, les autres peuvent y jeter un œil : ça leur donnera peut-être envie d’aller y faire un tour !

Le Petit Ferretcapien. (Guide à l’usage des Parisiens et autres estrangeys)
Eric de SAINT ANGEL
Editions Vent Salés, 2013

* Oui, au Ferret, la librairie fait aussi cave à vin. Leurs soirées de rentrée littéraires associées à une dégustation de grands crus sont d’ailleurs très réputées, et le concept plairait j’en suis certaine à Didier Van Cauwelaert. Malheureusement, elles ont lieu trop tard dans la saison pour que je puisse y assister…

(et sinon, demain, vous ne couperez pas aux photos)