Rempli de sons dorés

Je ne sais pas trop pourquoi, je ne vais pas trop vers la poésie allemande, alors qu’elle regorge littéralement de merveilles. Hölderlin en particulier, qui est l’auteur de cette expression que j’ai reprise à mon compte et qui, je crois, me définit parfaitement : habiter poétiquement le monde — ce qui n’est d’ailleurs pas tous les jours facile. Bref, je ne lis que peu la poésie allemande (et la littérature allemande dans son ensemble). Or en ce moment, dans mes lectures actives du matin, je suis à nouveau plongée dans Jung, et plus précisément dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Ce que j’aime chez Jung, c’est la diversité (et l’immensité) de ses références culturelles.

Et voilà qu’au détour d’une page, je tombe sur ces vers d’Hölderlin et sur cette image des « sons dorés » qui m’a, littéralement, émerveillée : il s’agit d’une synesthésie, et j’aime infiniment cette figure, et ici elle atteint une dimension incroyable : même si les étoiles sont perçues par leur lumière, on parle souvent de la musique des sphères et de leur harmonie et… quoi de plus poétique, avec la référence au soleil et à Apollon ?

Où es-tu ? Mon âme s’éveille ivre
De toute ta volupté ; cependant je viens
d’entendre, comme rempli de sons dorés,
Le ravissant éphèbe solaire
Jouer son chant du soir sur une lyre céleste ;
Et tout autour retentissent forêts et collines.

A propos de poésie : si le cœur vous en dit, un exemplaire de mon cahier de poésies et à gagner sur Instagram :

Le pays enchanté

C’est un instant poétique, même si c’est plus que de la poésie. Aujourd’hui j’avais envie de partager avec vous ce sublime extrait de Les Vrilles de la Vigne : encore Colette, oui, qui en ce moment m’accompagne chaque jour, et qui ne cesse de m’émerveiller. Dans cet extrait, alors qu’elle est dans la baie de Somme avec son amante Missie, déprimée par le mauvais temps (la « nouvelle s’appelle « Jour Gris »), elle se met à penser à son pays natal et y invite la femme qu’elle aime dans un voyage imaginaire. Par la grande magie de l’écriture, elle fait d’un paysage banal un endroit merveilleux et onirique, où elle se perd elle-même. Et c’est beau…

Et si tu arrivais, un jour d’été dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, – si tu regardais bleuir, au lointain une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie !

Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fous…

Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que je connais, jaune et bordé de digitales4 d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde… C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes… et toute pareille au paradis, écoute bien, car…

Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ? Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… Tu me rappelles à toi, tu me sens si lointaine… Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois encore j’arrache de mon pays, toutes mes racines qui saignent…

Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer. J’ai parlé en songe… Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un pays de merveilles, où la saveur de l’air enivre ?… Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste, qu’assombrissent les forêts, un village paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue qui ne nourrit pas même les chèvres…

Ce n’est pas en une fois / Que je saurai ton visage / Ce n’est pas en sept fois / Ni en cent ni en mille

Toute à mes recherches poétiques pour la deuxième version de l’oracle, je suis tombée l’autre jour sur ce magnifique poème d’Andrée Chedid, dont je ne vois pas bien quoi faire pour ce projet mais qui m’a tellement bouleversée que j’ai eu envie de le partager avec vous, histoire qu’il reste tout de même une trace de cet émerveillement que j’ai éprouvé à le découvrir. En peu de mots, elle en dit tellement sur le sentiment amoureux. Et c’est ça, la poésie

Au fond du visage

Ce n’est pas en une fois
Que je saurai ton visage
Ce n’est pas en sept fois
Ni en cent ni en mille

Ce ne sont pas tes erreurs
Ce ne sont pas tes triomphes
Ce ne sont pas tes années
Tes entailles ou ta joie

Ni en ce corps à corps
Que je saurai ton corps

Ce ne sont pas nos rencontres
Même pas nos désaveux
Qui élucident ton être
Plus vaste que ses miroirs

C’est tout cela ensemble
C’est tout cela mêlé
C’est tout ce qui m’échappe
C’est tout ce qui te fuit

Tout ce qui te délivre
Du poids des origines
Des mailles de toute naissance
Et des cloisons du temps

C’est encore cette lueur :
Ta liberté enfouie
Brûlant ses limites
Pour s’évaser devant.

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Pour ce premier Instant Poétique de 2023, j’avais envie de Baudelaire. C’est mon poète préféré, et je ne l’ai que peu utilisé dans L’Oracle des poètes, sinon cela devenait l’Oracle de Charles Baudelaire (ce qui aurait pu être bien aussi, remarquez). Donc, aujourd’hui je partage avec vous ce très beau « Elévation », sur lequel je suis tombée en lisant un essai dont je vous parlerai bientôt, et qui nous montre combien nous avons besoin de l’art pour nous évader du quotidien pesant, pour nous envoler vers l’infini.

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins 
;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Charles Baudelaire , Les Fleurs du Mal

Ce fut le premier chant de la douleur humaine / Que ce cri d’un époux et que sa plainte vaine 

Magie de la sérendipité : en cherchant autre chose, je suis tombée sur ce poème absolument magnifique de Louise Ackermann, une poétesse dont je ne me lasse de découvrir le travail, il faudra que j’approfondisse l’année prochaine tant sa manière de voir le monde m’enchante. Et, donc, ce poème, sur le mythe d’Orphée et l’origine de la poésie qui m’a bouleversée, et que je partage avec vous !

L’Hyménée et l’Amour

Sur le seuil des enfers Eurydice éplorée
S’évaporait légère, et cette ombre adorée
A son époux en vain dans un suprême effort
Avait tendu les bras. Vers la nuit éternelle,
Par delà les flots noirs le Destin la rappelle ;
Déjà la barque triste a gagné l’autre bord.

Tout entier aux regrets de sa perte fatale,
Orphée erra longtemps sur la rive infernale.
Sa voix du nom chéri remplit ces lieux déserts.
Il repoussait du chant la douceur et les charmes;
Mais, sans qu’il la touchât, sa lyre sous ses larmes
Rendait un son plaintif qui mourait dans les airs.

Enfin, las d’y gémir, il quitta ce rivage
Témoin de son malheur. Dans la Thrace sauvage
Il s’arrête, et là, seul, secouant la torpeur
Où le désespoir sombre endormait son génie,
Il laissa s’épancher sa tristesse infinie
En de navrants accords arrachés à son cœur.

Ce fut le premier chant de la douleur humaine
Que ce cri d’un époux et que sa plainte vaine ;

La parole et la lyre étaient des dons récents.
Alors la poésie émue et colorée
Voltigeait sans effort sur la lèvre inspirée
Dans la grâce et l’ampleur de ses jeunes accents.

Des sons harmonieux telle fut la puissance
Qu’elle adoucit bientôt cette amère souffrance;
Un sanglot moins profond sort de ce sein brisé.
La Muse d’un sourire a calmé le poëte ;
Il sent, tandis qu’il chante, une vertu secrète
Descendre lentement dans son cœur apaisé.

Et tout à coup sa voix qu’attendrissent encore
Les larmes qu’il versa, prend un accent sonore.
Son chant devient plus pur ; grave et mélodieux,
Il célèbre à la fois dans son élan lyrique
L’Hyménée et l’Amour, ce beau couple pudique
Qui marche heureux et fîer sous le regard des Dieux.

Il les peint dans leur force et dans la confiance
De leurs vœux éternels. Sur le Temps qui s’avance
Ils ont leurs yeux fixés que nul pleur n’a ternis.
Leur présence autour d’eux répand un charme austère ;
Mais ces enfants du ciel descendus sur la terre
Ne sont vraiment divins que quand ils sont unis.

Oui, si quelque erreur triste un moment les sépare,
Dans leurs sentiers divers bientôt chacun s’égare.
Leur pied mal affermi trébuche à tout moment.
La Pudeur se détourne et les Grâces décentes,
Qui les suivaient, formant des danses innocentes.
Ont à l’instant senti rougir leur front charmant.

Eux seuls en l’enchantant font à l’homme éphémère
Oublier ses destins. Leur main douce et légère
Le soutient dans la vie et le guide au tombeau.
Si les temps sont mauvais et si l’horizon semble
S’assombrir devant eux, ils l’éclairent ensemble,
Appuyés l’un sur l’autre et n’ayant qu’un flambeau.

Pour mieux entendre Orphée, au sein de la nature
Tout se taisait ; les vents arrêtaient leur murmure.
Même les habitants de l’Olympe éthéré
Oubliaient le nectar; devant leur coupe vide
Ils écoutaient charmés, et d’une oreille avide,
Monter vers eux la voix du mortel inspiré.

Ces deux divinités que chantait l’hymne antique
N’ont rien perdu pour nous de leur beauté pudique ;
Leur front est toujours jeune et serein. Dans leurs yeux
L’immortelle douceur de leur âme respire.
Calme et pur, le bonheur fleurit sous leur sourire ;
Un parfum sur leurs pas trahit encor les Dieux.

Bien des siècles ont fui depuis l’heure lointaine
Où la Thrace entendit ce chant ; sur l’âme humaine
Plus d’un souffle a passé; mais l’homme sent toujours
Battre le même cœur au fond de sa poitrine.
Gardons-nous d’y flétrir la fleur chaste et divine
De l’amour dans l’hymen éclose aux anciens jours.

L’âge est triste ; il pressent quelque prochaine crise.
Déjà plus d’un lien se relâche ou se brise.
On se trouble, on attend. Vers un but ignoré
Lorsque l’orage est là qui bientôt nous emporte,
Ah ! pressons, s’il se peut, d’une étreinte plus forte
Un cœur contre le nôtre, et dans un nœud sacré.

Louise Ackermann, Premières Poésies, 1871

Le ciel est pur, la lune est sans nuage 

Un de mes objectifs pour le premier trimestre de 2023, c’est de terminer l’oracle des poètes, terminer au sens où j’aimerais, après un an de test sur la version bêta (et les retours que j’ai sur le tirage du dimanche sur Instagram sont assez positifs), pouvoir vous le proposer. Je travaille donc à nouveau sur la maquette, et j’ai eu envie de rajouter quelques cartes, et notamment celle de la Lune : je ne sais pas, du tout, pourquoi je n’y avais pas pensé, alors qu’elle est très importante pour moi. Je suis donc, à nouveau, partie à la chasse aux poèmes, et pour notre astre nocturne, j’ai choisi ce très beau texte de Chateaubriand, que je partage avec vous (je ne le mettrai pas en entier, bien sûr) :

Nuit de Printemps

Le ciel est pur, la lune est sans nuage :
Déjà la nuit au calice des fleurs
Verse la perle et l’ambre de ses pleurs ;
Aucun zéphyr n’agite le feuillage.

Sous un berceau, tranquillement assis,
Où le lilas flotte et pend sur ma tête,
Je sens couler mes pensers rafraîchis
Dans les parfums que la nature apprête.

Des bois dont l’ombre, en ces prés blanchissants,
Avec lenteur se dessine et repose,
Deux rossignols, jaloux de leurs accents,
Vont tour à tour réveiller le printemps
Qui sommeillait sous ces touffes de rose.

Mélodieux, solitaire Ségrais,
Jusqu’à mon coeur vous portez votre paix !
Des prés aussi traversant le silence,
J’entends au loin, vers ce riant séjour,
La voix du chien qui gronde et veille autour
De l’humble toit qu’habite l’innocence.

Mais quoi ! déjà, belle nuit, je te perds !
Parmi les cieux à l’aurore entrouverts,
Phébé n’a plus que des clartés mourantes,
Et le zéphyr, en rasant le verger,
De l’orient, avec un bruit léger,
Se vient poser sur ces tiges tremblantes.

François-René de Chateaubriand

Tu n’as que trop pleuré ton élément, l’amour ; / Sois heureux comme lui : sauve-toi sans retour !

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait d’Instant Poétique. Il faut dire que n’étant plus dans ma phase de recherches pour L’Oracle des poètes (sur lequel je continue néanmoins à travailler, dans la perspective de trouver le moyen qu’il ne soit pas un outil pour moi toute seule), je n’ai plus le réflexe de partager avec vous mes jolies découvertes. Mais ce matin, j’ai tiré cette carte, « L’Oiseau », que j’aime beaucoup, car elle illustre à la fois l’amour et la liberté, et elle correspondait parfaitement à mon humeur et mes réflexions actuelles. Je crois que je ne l’ai jamais tirée lors des tirages collectifs des énergies de la semaine dur Instagram, ni dans l’Escale poétique, par contre je la tire assez régulièrement pour moi, et j’avais envie de partager avec vous ce très beau poème de Marceline Desbordes-Valmore, poétesse qui est toujours une très belle source d’inspiration, qui l’illustre :

L’esclave et l’oiseau

Ouvre ton aile au vent, mon beau ramier sauvage,
Laisse à mes doigts brisés ton anneau d’esclavage !
Tu n’as que trop pleuré ton élément, l’amour ;
Sois heureux comme lui : sauve-toi sans retour !

Que tu montes la nue, ou que tu rases l’onde,
Souviens-toi de l’esclave en traversant le monde :
L’esclave t’affranchit pour te rendre à l’amour ;
Quitte-moi comme lui : sauve-toi sans retour !

Va retrouver dans l’air la volupté de vivre !
Va boire les baisers de Dieu, qui te délivre !
Ruisselant de soleil et plongé dans l’amour,
Va-t-en ! Va-t-en ! Va-t-en ! Sauve-toi sans retour
!

Moi, je garde l’anneau ; je suis l’oiseau sans ailes.
Les tiennes vont aux cieux ; mon âme est devant elles.
Va ! Je les sentirai frissonner dans l’amour !
Mon ramier, sois béni ! Sauve-toi sans retour !

Va demander pardon pour les faiseurs de chaînes ;
En fuyant les bourreaux, laisse tomber les haines.
Va plus haut que la mort, emporté dans l’amour ;
Sois clément comme lui… sauve-toi sans retour !

Marceline Desbordes-Valmore