Merci de m’avoir fait mal, de Dixie Ettedgui : apprendre à s’aimer

J’ai décidé qu’aujourd’hui je passerai une bonne journée,
Que demain,
Et tous les autres jours aussi.
Je suis heureuse d’être la personne que je réveille chaque matin,
Prête à semer sa joie de vivre.

J’ai été irrésistiblement attirée par ce petit recueil, à la fois par sa couverture (on comprend pourquoi) et par le propos.

Il s’agit du journal-poème d’une jeune fille, qui apprend à s’aimer à travers la déception amoureuse (mmmhhh, est-ce que cela ne nous rappellerait pas quelqu’un ?). Des poèmes très courts, qui disent le mal-être, la solitude, le chagrin, mais aussi le voyage vers soi et l’acceptation de qui on est. La fêlure de la douleur qui fait passer la lumière.

Une très jolie découverte : c’est très bien écrit, émouvant et juste, parsemé de très très belles trouvailles, et l’ensemble m’a beaucoup rappelé Rupi Kaur. Ma seule petite réserve va à la mise en page (attention, je vais devenir intransigeante) : les premières pages sont numérotées et comportent un haut de page alors qu’elles ne devraient pas, et il manque les informations légales. Ce qui n’est pas grave du tout évidemment pour la lecture, ce sont des remarques techniques, mais à corriger pour une prochaine édition !

Donc, un très joli recueil, très court mais qui dit tout ce qu’il avait à dire, et une plume à découvrir !

Merci de m’avoir fait mal
Dixie ETTEDGUI
Dixie Ettedgui, 2021

Ce qui reste de la nuit, d’Ersi Sotiropoulos

Ce qui reste de la nuitLa question est : qui peut écrire la meilleure poésie, songea-t-il, lui-même ou l’autre ? Lui-même, à la vie rangée, penché sur son bureau, timoré, l’esprit bombardé de désirs et des plus ardents fantasmes, fantasmes qu’il n’assouvira jamais et il le sait bien ? Ou l’autre qui se rue sur la vie sans aucune limite, qui provoque la vie en duel comme un gladiateur fou, sans crainte pour son existence, jouant à pile ou face jusqu’à sa propre perte ? Lequel des deux deviendra-t-il le meilleur poète ?

Constantin Cavafy a très brièvement fait partie de mon corpus de thèse, mais pour diverses raisons il a fini par en être expulsé ; néanmoins, j’avais aimé découvrir ses poèmes, et j’étais donc très curieuse de lire cette exofiction qui le met en scène dans sa jeunesse, à un moment charnière. D’autant plus curieuse que cela faisait bien longtemps que je ne m’étais pas intéressée à la littérature grecque.

Après un mois et demi passé en Europe, Constantin Cavafy et son frère passent leurs trois derniers jours à Paris. Tous deux sont poètes, mais c’est Constantin qui s’interroge le plus sur la création, mais aussi sur lui. Ces trois jours, marqués par des rencontres et des expériences fondatrices, seront le catalyseur de toute son oeuvre à venir, laissant naître le Poète qui était encore caché au fond de lui.

Sur un mode fantasmatique et hallucinatoire, Ce qui reste de la nuit interroge la création poétique. Cavafy n’est pas si jeune, mais c’est pourtant bien à un roman initiatique que nous avons affaire — initiatique au sens sacré et mystique : une mystérieuse société secrète, des guides, des récits dont on ne sait pas bien quelle est la part de vérité, des scènes d’une sensualité débordante. Paris apparaît ici comme une sorte d’avatar de l’Enfer de Dante, dans lequel on circule, se perd, apprend. A moins que ce ne soit une réminiscence des Enfers grecs et des Mystères d’Eleusis. Mais c’est aux Mystères poétiques que Cavafy est initié, et les différents moments du roman constitueront autant d’épreuves sur son chemin, la plus dure étant celle de se trouver soi — et de s’accepter : écrasé par les figures des grands poètes et par les mots lapidaires de l’un d’eux (Moreas, présent partout, visible nulle part) sur son travail, il doit chercher sa voix ; il doit aussi apprendre à composer avec sa mélancolie baudelairienne, son désir d’idéal à la fois charnel et littéraire, son sentiment d’être un albatros exilé sur terre, lui qui est déjà un Grec d’Alexandrie exilé de Constantinople ; enfin, il doit apprendre à accepter son désir pour les hommes, pour leur corps, pour leur peau…

Sensuel, charnel et profond, ce roman parvient par moments à rendre par son rythme la scansion du vers grec, pour mieux nous entraîner dans les errances d’un des plus grands poètes de l’histoire de la littérature mondiale ! A ne pas manquer !

Ce qui reste de la nuit
Ersi SOTIROPOULOS
Traduit du grec par Gilles Decorvet (avec la participation de l’auteur)
Stock, la Cosmopolite, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 24/60
By Lea et Herisson

D’extase et d’amour féroce, de Dylan Landis

D'extase et d'amour féroceRainey Royal, dans la salle de lecture de la New-York Public Library, examine de si près la photo du livre qu’elle peut sentir l’odeur du papier. Ses cheveux brillants s’étalent sur la page. Sainte Catherine, ce n’est pas seulement les tentations : c’est aussi la patronne des artistes, bon sang — exactement ce dont Rainey a besoin. Elles pourraient être soeurs, songe-t-elle, à cinq cents ans d’écart. Rainey est une artiste, et elle incarne la tentation.

Un premier roman, et une nouvelle plume à découvrir…

Rainer Royal a 14 ans dans le New-York du début des années 70. Elle vit dans une grande maison de Greenwitch Village avec son père, un grand musicien de jazz, Gordy, le meilleur ami de celui-ci, et toute une cohorte de gens qui vont et viennent. Sa mère, elle, fait une retraite dans un ashram. Autant dire que les conditions pour qu’une adolescente se construise sainement ne sont pas à proprement parler réunies.

Ce roman met très mal à l’aise, et pourrait constituer une sorte de pendant féminin à L’Attrape-coeurs : comme dans le roman de Salinger, ce dont il est question ici, c’est de devenir adulte, de grandir, et nous suivons Rainer aux différentes étapes de son adolescence, luttant entre un désir de pureté, celui de l’enfance, incarné par la figure mystique de Sainte Catherine, et la découverte du pouvoir sexuel qu’elle a sur les hommes. Artiste, elle crée des tapisseries à partir d’objets des disparus, et cette activité est très symbolique puisque c’est aussi son âme que Rainer cherche à recoudre et à réparer. Parce que finalement, si certains de ses actes sont répréhensibles, Rainer est avant tout une victime : il règne sur le roman un climat incestueux qui peut rappeler EvaC’est la même période, celle des années 70 où tout était permis, et où on pouvait faire de petites filles à peine pubères des objets sexuels. Et c’est la même souffrance.

Une quête initiatique saisissante, sur ce que c’est que devenir une femme…

D’extase et d’amour féroce
Dylan LANDIS
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle Aronson
Plon, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 20/60
By Lea et Herisson

Kafka à Paris, de Xavier Mauméjean

Kafka à ParisD’une certaine manière, Max et Franz portaient deux masques chacun, celui de fonctionnaire et celui d’écrivain. Ces deux activités ne pouvant se tolérer, il fallait les satisfaire en alternance. Max vivait mieux que Franz l’équivoque de cette condition.

En cette rentrée littéraire, cela semble être la mode de s’emparer de personnes bien réelles pour en faire des êtres de fiction. On ne va pas tous les citer, on en aurait pour la journée. Certains parlent d’eux, de leur femme, de leur mari, de leur mère, de leur père, d’inconnus, de meurtriers ayant défrayé la chronique, de dictateurs mégalomanes… bref, il y en a pour tous les goûts. Xavier Mauméjean, lui, a choisi rien moins que Franz Kafka et son ami Max Brod, et leur fait vivre des aventures drolatiques dans le Paris du début du XXe siècle.

Franz Kafka, alors employé au service juridique d’une compagnie d’assurance, et son ami Max Brod, qui travaille à la direction des Postes, ont décidé de s’offrir ensemble quelques jours à Paris, et parviennent à se faire commander par leur éditeur un guide. C’est tout ce qu’on sait de ce voyage : Xavier Mauméjean se glisse donc dans les silences de l’histoire, afin de faire vivre à nos deux amis des aventures rocambolesques et cocasses qui ont tout d’une initiation.

Le roman est véritable bouffée d’oxygène : drôle, léger, primesautier, il fait de Kafka et Brod deux candides auxquels il arrive maintes aventures loufoques et autres quiproquos ; de simples touristes de base qui visitent le bois de Boulogne, le Louvre, les bouquinistes des quais, le Bon Marché et même le Bordel, ils se retrouvent entraînés, guidés par un étrange personnage, dans le Paris interlope, celui des artistes où ils rencontrent Apollinaire et Fernand Léger, celui des couloirs du métro et du ratodrome. On comprend alors que le véritable registre est le burlesque. C’est loufoque, mais profond : ce voyage dans les sous-sols parisiens est une véritable catabase dantesque, une initiation, de laquelle ils ressortiront en véritables écrivains, ce voyage constituant la matrice de leurs œuvres futures, et sonnera le glas de leur malheureuse condition d’auteurs obligés de faire un travail inepte qui interfère avec la création.

Brillant, ce roman se lit donc à un double niveau : littéralement, il fait éclater de rire à chaque page tant nos deux amis semblent maladroits et poursuivis par la malchance (et cela donne une autre image de Kafka que celle dont on a l’habitude) ; symboliquement, c’est aussi un roman sur la création et la condition d’écrivain. Et l’ensemble constitue un vrai bonheur de lecture, intelligent et distrayant, et d’une grande originalité !

Kafka à Paris
Xavier MAUMÉJEAN
Alma, 2015

RL201515/18
By Hérisson

L’initiation de Claire, de Valéry K. Baran

Initiation de ClaireSi elle avait été sincère, elle aurait reconnu que l’idée l’effrayait. Si elle avait été totalement honnête avec elle-même, elle aurait avoué qu’elle l’excitait.

La recherche d’un texte érotique qui fonctionne s’apparente un peu pour moi à une quête du Graal : l’alliance parfaite d’une écriture soignée et de situations en adéquations avec mon univers fantasmatique. Parfois ça fonctionne, parfois non, c’est difficile, et lorsque le mois dernier notre Stephie nationale a parlé de cette nouvelle, j’ai tout de suite eu l’intuition que ça me plairait. J’en ai donc fait ma lecture coquine du mois !

Un soir, sans trop savoir pourquoi, Claire se rend dans une soirée privée libertine pour laquelle elle a reçu un flyer. Ce qui l’attire, malgré elle, dans cet univers feutré et luxueux, c’est le donjon, auquel on n’accède pas comme ça, surtout lorsqu’on est novice. Mais Claire, justement, a envie d’apprendre et d’être initiée aux secrets d’un monde où plaisir et douleur sont intimement liés. Et celui qui va l’initier, c’est Mathieu.

Clairement, je pense que Valéry K. Baran est un auteur qui a de l’avenir dans le domaine de l’érotisme, et qui mérite d’être découverte, car cette nouvelle est un petit bijou du genre : d’abord, et c’est remarquable, l’ensemble est très bien écrit, le style est fluide et soigné, sans vulgarité. L’univers dans lequel nous entraîne le personnage est décadent, luxueux et chic, comme j’aime, et je n’ai d’ailleurs pas pu m’empêcher de penser, par moments, à la scène de la soirée dans Eyes Wide Shut de Kubrick. Et si je dis ça, ce n’est pas seulement à cause des masques vénitiens dont sont parés certains des invités de la soirée ni de l’ambiance aristocratico-décadente : il y a réellement, ici, quelque chose de presque païen et mystique qui réside dans cette initiation du titre. Et initiation prend ici son véritable sens, car c’est bien à un rituel que nous assistons, rituel dont Claire sortira transformée, non pas en une autre, mais en elle-même, car c’est bien un voyage au bout de soi que lui propose Mathieu en l’introduisant dans l’univers BDSM (sur lequel le lecteur lui-même peut apprendre quelques informations, s’il n’est pas spécialiste). Psychologiquement très fin et subtil, le texte dose avec beaucoup de talent la tension érotique, et c’est un vrai plaisir de lecture !

L’Initiation de Claire
Valéry K. BARAN
2014

Mardi-c-est-permisBy Stephie

Moon Palace, de Paul Auster

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C’était l’été où l’homme a pour la première fois posé le pied sur la Lune. J’étais très jeune en ce temps-là, mais je n’avais aucune foi en l’avenir. Je voulais vivre dangereusement, me pousser aussi loin que je pourrais aller, et voir ce qui se passerait une fois que j’y serais parvenu. En réalité j’ai bien failli ne pas y parvenir.

Ainsi commence ce que certains considèrent comme le chef-d’oeuvre de Paul Auster. Le narrateur, M. S. Fogg, nous fait, à la manière d’un héros picaresque des temps moderne, le récit rétrospectif de son existence. Né de père inconnu, sa mère meurt renversée par un bus lorsqu’il est très jeune, et il est recueilli par un oncle aimant mais un peu fantasque et pas forcément fait pour la paternité, qui ne tardera pas à mourir lui aussi, non sans avoir fait don de son immense bibliothèque à son neveu.

De manière évidente, Paul Auster reprend ici la plupart des codes du roman picaresque, à la sauce américaine et personnelle, en nous proposant un héros à la marge en quête de soi. Son rapport à l’argent est plus que désinvolte, ce qui lui causera bien des ennuis, mais aussi, finalement, le conduira à retrouver son identité. Et c’est là le nœud du roman où l’important est finalement plus le rêve et la fiction, que le réel, comme le suggère dès le titre l’omniprésence symbolique de la lune dans la vie d’un personnage lunaire et lunatique : elle est partout, de l’enseigne lumineuse du « Moon Palace » qu’il voit de sa fenêtre au nom du groupe de jazz de son oncle, en passant par l’alunissage de 1969 à L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac que le narrateur connaît bien et qu’il résume de manière éclairée et éclairante.

Voilà donc un roman magistral, mené de plume de maître, d’une très grande richesse, et qui pousse à la réflexion.

Moon Palace
Paul AUSTER
Actes Sud, 1990 (Livre de poche, 1995)