Le matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier : une manière poétique d’habiter le monde

La physique, la biologie, les mathématiques, à leur extrême pointe, recoupent aujourd’hui certaines données de l’ésotérisme, rejoignent certaines visions du cosmos, des rapports de l’énergie et de la matière, qui sont des visions ancestrales. Les sciences d’aujourd’hui, si on les aborde sans conformisme scientifique, dialoguent avec les antiques mages, alchimistes, thaumaturges. Une révolution s’opère sous nos yeux, et c’est un remariage inespéré de la raison, au sommet de ses conquêtes, avec l’intuition spirituelle. Pour les observateurs vraiment attentifs, les problèmes qui se posent à l’intelligence contemporaine ne sont plus des problèmes de progrès. Il y a déjà quelques années que la notion de progrès est morte. Ce sont des problèmes de changements d’état, des problèmes de transmutation. En ce sens, les hommes penchés sur les réalités de l’expérience intérieure vont dans le sens de l’avenir et donnent solidement la main aux savants d’avant-garde qui préparent l’avènement d’un monde sans commune mesure avec le monde de lourde transition dans lequel nous vivons encore pour quelques heures. 

Je suis souvent frustrée par les ouvrages scientifiques : pas seulement parce que j’ai l’impression que ce que nous savons est une goutte dans l’océan de ce que nous ne savons pas, mais surtout parce que les scientifiques ont souvent cette tendance qui m’agace à nier l’existence de ce qu’ils ne peuvent pas expliquer, alors même que l’histoire des découvertes scientifiques devrait les conduire à un peu plus d’humilité ; c’est ce que je reprochais récemment à la conclusion de l’essai d’André Brahic, et c’est pour cela que j’aime les essais de Didier van Cauwelaert : l’ouverture d’esprit, qui consiste à ne rien rejeter a priori (sans pour autant tout gober). Et c’est exactement cet esprit que j’ai retrouvé dans cet essai, qui date de 1960 et qui était mentionné dans Hippie de Paulo Coelho. 

Le but de cet essai est de réconcilier la science et la spiritualité, le matérialisme et l’ésotérisme, en ouvrant des portes, en observant les faits et en posant des questions, autour de ce que les auteurs appellent « fantastique », à savoir ce qui ébranle les lois de l’univers telles que nous les connaissons, mais qui n’est pas nécessairement irréel. La première partie montre comment le XIXe siècle a fermé la porte à ce fantastique et que le XXe siècle essaie de la rouvrir tout en restant attaché au positivisme et à l’idée qu’il n’y a plus rien à découvrir ni à inventer. Il s’agit donc de regarder le passé au lieu d’oublier les connaissances des Anciens, et les auteurs prennent donc appui sur l’alchimie et les civilisations disparues. Dans un second temps, les auteurs mènent une réflexion sur l’histoire invisible, à savoir celle dont on ne parle pas d’habitude, en prenant l’exemple de l’Allemagne nazie et de ses fondements ésotériques et mystiques. Enfin il est question du fantastique intérieur et de l’infini de l’homme, ces facultés qu’il n’utilise pas ou peu ou mal mais qui peuvent le mener à l’accomplissement.

Inutile de vous dire que j’ai dévoré cet essai avec gourmandise tant c’est exactement ce qui me passionne : jamais péremptoire, il oblige à un pas de côté par rapport à ce qu’on considère habituellement comme d’un côté « la science » et de l’autre disons « la magie », et invite à sortir du dualisme pour choisir la voie moyenne entre le rationalisme acharné souvent entaché d’un biais de confirmation (on exclut tout ce qui tendrait à remettre en cause tout ce que l’on pense être le fonctionnement du monde) et l’occulte. En fait, en le lisant, j’ai souvent pensé à Boileau : le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblables. Les chapitres sur les civilisations anciennes, l’alchimie et les fondements ésotériques du nazisme sont absolument fascinants (au point que je me suis fait une bibliographie pour creuser ces questions, je vous préviens). Et j’aime surtout cette idée d’ouverture d’une nouvelle ère pour l’homme, où il trouvera son accomplissement véritable.

Bref, un essai passionnant et vivifiant, qui pose beaucoup de questions et invite à la réflexion, même si tout n’est pas à prendre pour argent comptant !

Le matin des magiciens. Introduction au réalisme fantastique
Louis PAUWELS et Jacques BERGIER
Gallimard, 1960 (Folio, 1972-2018)

Oublier Klara, d’Isabelle Autissier : vers la liberté

A 46 ans, il avait passé exactement autant de temps en URSS qu’aux Etats-Unis, mais sa vraie patrie était ici, en Amérique. Pas seulement grâce au changement de passeport, mais surtout à cause de cette université, de ses recherches qui le passionnaient, de Stephan qu’il pouvait aimer sans honte, alors qu’il entendait des horreurs sur la traque des couples homosexuels en Russie ; bref de toute cette existence qu’il s’était construite, librement. Rien ne lui ferait déserter ce pays qui avait accueilli un thésard impécunieux et lui avait ouvert une voie royale. 

J’ai découvert Isabelle Autissier auteure avec son dernier roman, Soudain, seulsqui m’avait fait forte impression, et il était donc somme toute logique que je poursuive ma découverte avec son dernier né, qui nous entraîne (entre autres) dans les grands espaces sibériens…

23 ans après avoir fui ce qui était alors l’URSS en se jurant de ne plus jamais y poser les pieds, Iouri revient à Mourmansk, réclamé par son père qui va mourir. C’est pourtant bien lui qu’il avait fui, ce père violent, pour devenir ornithologue aux Etats-Unis, et il n’a donc aucune raison de lui accorder cette faveur. Pourtant, une force supérieure semble l’y pousser. Et si son père veut lui parler, ce n’est pas pour une réconciliation : Rubin veut lui parler de Klara, sa mère, morte lorsqu’il avait quatre ans, non d’une pneumonie comme cela a toujours été raconté, mais sans doute envoyée au goulag. Et il veut que Iouri cherche la vérité sur sa grand-mère…

Un excellent roman, à la fois très émouvant, sensible et délicat, et épique. Trois temporalités se superposent : celle de la Russie actuelle, celle du vague dégel au milieu des années 80, et celle du pire de la répression stalinienne, où faire une collection de timbre pouvait vous envoyer au goulag pour activités antisociales. Ce dont il est question ici, c’est des hommes face à l’Histoire et à leur histoire, sans la connaissance de laquelle ils ne peuvent pas accéder réellement à la liberté. La violence implacable du monde et, pour Rubin, l’absence d’une mère, qui le façonne malgré tout. La nature, à la fois hostile et bienveillante, celle des chalutiers qui pêchent en mer, celle des îles désertées et des steppes où vivent les nomades, celle des oiseaux, appel vers la liberté et l’ailleurs. Et puis, Klara, personnage absolument sublime, plus forte et plus lumineuse que tous les hommes, appel au courage et à la résistance.

Vraiment, un très beau roman sur ce qui nous construit parfois malgré nous. A découvrir d’urgence !

Oublier Klara
Isabelle AUTISSIER
Stock, 2019

La femme solaire, de Paule Salomon : vers la fin de la guerre des sexes ?

Le point de départ de ce livre est une intuition simple et essentielle : toute femme est dépositaire d’une pépite d’or authentique qui lui permet d’illuminer la vie humaine, la sienne et celle de l’homme, à condition qu’elle veuille bien se donner la peine de la révéler. Toute femme est enceinte d’un soleil. Une compréhension intime, originelle permet à la femme d’accéder au cœur d’elle-même, à son essence, à une émanation d’ordre subtil. Cette essence féminine se communique par une vibration de vie et d’âme qui parle directement à la nature de l’homme et le polarise vitalement, affectivement et spirituellement. La flèche de développement de la femme ne va pas seulement de l’intérieur vers l’extérieur mais de l’extérieur vers l’intérieur dans l’affirmation de son identité. Au moment où les valeurs ont besoin de refleurir dans les déserts du confort et du stress, un visage de femme se dessine en pointillé dans le schéma du futur ; il inspire et introduit les changements de valeurs dans la civilisation. 

On m’avait conseillé cet essai lorsque j’étais en train d’écrire le Truc, mais la bibliographie de ce projet était tellement exponentielle que si j’avais lu tout ce qu’on m’a conseillé, je ne m’en serais jamais sortie, et celui-ci est passé à la trappe, jusqu’à ce que je retombe dessus « par hasard » l’autre jour, et que j’estime que c’était le bon moment d’y jeter un œil. Je pense d’ailleurs que j’ai bien fait d’attendre, car il constitue une sorte d’aboutissement de mes recherches et réflexions récentes, ou plutôt l’éclosion consciente de ce que j’avais toujours pensé intuitivement, mais qu’il y avait peut-être certaines réponses vers lesquelles je devais cheminer moi-même.

L’idée de départ est celle du changement de paradigme dans la civilisation auquel on assiste actuellement, même s’il ne se fait pas sans heurts : la reconquête par les femmes de leur essence, qui engendre un nouveau rapport plus apaisé avec l’homme, une réconciliation qui finira par aboutir à une civilisation éclairée, dans laquelle les deux polarités masculines et féminines seront en harmonie, à la fois sur le plan individuel et sur le plan historique. Il s’agit donc de voir comment se fait cette évolution, dans l’histoire de l’humanité, évolution qui est aussi celle de chaque femme : la civilisation de la coupe, avec une Grande Déesse Mère toute puissante, puis la civilisation de l’épée où règne un dieu mâle et où la femme est soumise, la femme révoltée, la femme éclairée, la femme lunaire, et enfin la femme solaire.

Cet essai m’a passionnée parce qu’il va au-delà du féminin et s’intéresse au couple, à l’amour, et donc aux hommes (pour qui le patriarcat est néfaste et destructeur aussi puisqu’il les coupe d’une part essentielle d’eux-mêmes), dans un idéal d’équilibre et d’harmonie. L’âge adulte, en somme, et le patriarcat est vu ici non seulement comme un complexe d’infériorité, mais comme une sorte de « crise d’adolescence ». Et pour l’auteure, nous sommes bien à un moment de bascule où le patriarcat s’effrite, arrivé à une impasse, mais où chacun n’a pas encore trouvé sa place, celle où chacun peut affirmer sa différence dans l’harmonie. L’idéal du couple et de l’amour devient celle de l’androgyne (du coup on en reviendrait à Platon) : un couple où chacun est en équilibre, la femme (solaire) ayant parfaitement intégré sa polarité masculine positive, l’homme (lunaire) ayant parfaitement intégré sa polarité féminine, et les deux se complétant parfaitement. Un parcours initiatique, qui se fait sur le plan des femmes et de leur histoire, mais aussi individuellement, et chacune reconnaîtra à quelle phase de son évolution elle en est !

Finalement, j’ai retrouvé dans cet essai ce qui est ma conviction depuis toujours, et au fondement de certains de mes textes, notamment ma petite série post-attentats Nous sommes les dieux (dont je me rends compte que je n’ai publié que le premier volet sur les 3 que j’ai écrits, désolée)  et surtout ma fan-fiction potterienne Les cinq leçons de Lucius MalefoyJe pense que c’est réellement dans l’air du temps, et que tout le monde gagnerait à se pencher sur cet essai, qui relit notre histoire et ses mythes à la lumière de la psychanalyse, et porte un message plutôt optimiste dont nous avons bien besoin !

La Femme solaire. La fin de la guerre des sexes
Paule SALOMON
Albin Michel, 1991 (Livre de Poche, 2001)

Quand Dieu était femme de Merlin Stone : ce féminin sacré qu’on a voulu abattre

Je forme le vœu cependant qu’une connaissance actuelle du culte rendu autrefois à la Déesse, Créatrice de l’Univers, Source de la vie et de la civilisation, puisse servir à briser les nombreuses images patriarcales qui fondent notre oppression et qui sont à l’origine des stéréotypes, des coutumes et des lois créés de toutes pièces par les pères des religions mâles, en réaction au culte de la Déesse. Comme je l’expliquerai par la suite, les inventions idéologiques des apôtres des nouveaux dieux, destinées à supprimer l’ancien culte, nous sont encore imposées aujourd’hui à travers l’éducation, le droit, la littérature, l’économie, la philosophie, la psychanalyse, les média et l’ensemble des coutumes en général et elles atteignent même les personnes les moins religieuses. 
Ce texte ne prétend pas être un ouvrage savant d’histoire ou d’archéologie. C’est plutôt une invitation lancée à toutes les femmes pour rechercher ensemble notre véritable identité, en commençant par connaître l’héritage de notre passé, c’est-à-dire bien plus qu’un fragment brisé et enterré de la culture mâle. Nous devons écarter l’aura de mystère qui entoure l’étude de l’archéologie et des religions anciennes et commencer à explorer le passé pour notre propre compte au lieu de rester dépendantes des intérêts, interprétations, opinions et déclarations que l’on nous a présentés jusqu’à maintenant.

Je poursuis mes recherches sur le féminin sacré, et j’ai eu envie, avant de me plonger dans de nouvelles lectures, de revenir à la base, avec cet essai fondamental que j’avais étudié pour ma thèse (qu’il faudra que je ressorte d’ailleurs car j’ai écrit un chapitre intéressant sur le sujet). Autant vous prévenir d’emblée : si le sujet vous intéresse, vous aurez toutes les peines du monde à le trouver en français puisqu’il est épuisé et que les rares exemplaires que l’on trouve d’occasion ne sont pas donnés ; c’était d’ailleurs le cas à l’époque où je l’ai acheté (enfin on le trouve facilement en PDF, cela dit). Mais je tenais tout de même à vous en parler, car il me semble véritablement essentiel sur le sujet.

Merlin Stone montre dans cet essai comment, avant l’invention du mythe d’Adam et Eve qui a scellé, dans la société et dans l’inconscient collectif, la soumission des femmes aux hommes, c’était la femme qui était considérée comme à l’origine de la création, et vénérée comme telle en tant que Grande Déesse Mère aux multiples noms. Une religion féminine, qui a été victime de répression, de persécutions, et dont on a voulu éliminer jusqu’au souvenir — mais dont on peut retrouver la trace si on cherche bien.

Ce qui est fascinant dans cet ouvrage riche et solidement argumenté, c’est qu’il oblige à un pas de côté par rapport à notre vision du monde, et qu’on se rend compte que même si on est résolument réfractaire au discours des religions monothéistes patriarcales, on a été malgré soi influencé : par exemple, il est intéressant de constater que dans certaines cultures, « soleil » est féminin ; de même, le serpent, dont a voulu — et réussi — à faire un symbole du mal en même temps qu’un symbole phallique est au contraire un animal lié à la Déesse dont il est le serviteur (ce qui oblige, peut-être, à réévaluer les rêves de serpents que font les femmes parfois).

Il est dès lors intéressant de voir comment « on » a occulté toute une part de l’histoire religieuse de l’humanité, celle où la divinité suprême était la Grande Déesse, et le dieu mâle son subordonné ; et on comprend pourquoi : ces cultes étaient liés à des civilisations matrilinéaires, voire matriarcales (les femmes dirigeaient, les hommes restaient à la maison et obéissaient) qui ont été éradiquées (et effacées) par des peuples belliqueux et agressifs ayant imposé de force le culte d’un dieu mâle et une société patriarcales où les femmes n’ont plus aucun droit. On voit bien du coup comment le discours théologique est support de l’idéologie politique.

Les passages les plus intéressants (tout l’est, mais en particulier ceux-là) sont ceux qui concernent les cultes sexuels et le mariage sacré, largement caricaturés, et les raisons pour lesquelles les religions patriarcales reposent sur la répression de la sexualité (ce qui fait du mal à tout le monde, hommes comme femmes). Et comment toutes les femmes qui ont voulu s’appartenir et ont refusé d’être la propriété d’un homme ont été considérées comme des prostituées.

Cet essai, c’est donc l’histoire de tout ce que l’on a fait à la puissance féminine et au féminin sacré pendant des siècles, et qui a globalement fonctionné — c’est pour cela d’ailleurs que le monde ne tourne pas rond. Fort heureusement, cet essai, paru pour la première fois en 1976 sous le titre Paradise Papers, marque un tournant, et est pris dans un élan de reconquête par les femmes de leur autonomie et de leur sexualité, du féminin sacré. Pour le bien de tous, hommes comme femmes.

Quand Dieu était femme
Merlin STONE
L’Etincelle, 1978/1989

Partiellement nuageux, d’Antoine Choplin : histoire et mémoire

C’était bien Paulina sur le mur. Sûr que c’était elle. Même si, de plus en plus souvent, il m’arrivait d’en douter. A force de l’observer, son image vivante finissait par se déliter et n’être plus rien d’autre qu’une pièce infime de ce foutu puzzle. Alors je la perdais pour de bon et ça me faisait comme un tour de vis dans le ventre. En fait, ce mur me déprimait. Ce mur, ce musée, tout ce bastringue.
Alors voilà. Cette fois, c’était bien fini, je m’étais dit. J’y remettrais plus les pieds.

Le plaisir de retrouver Antoine Choplin, dont j’avais découvert l’écriture avec son dernier roman, Quelques jours dans la vie de Tomas Kusarqui m’avait charmée. Après  la Tchécoslovaquie communiste luttant pour se libérer du joug, il nous entraîne cette fois dans le Chili post-Pinochet, encore marqué par les stigmates de la dictature.

Ernesto, le narrateur, est astronome et travaille sur la tarentule, une nébuleuse située dans le grand nuage de Magellan. Pour une question de subvention pour son télescope, il quitte Quidico, un lieu isolé isolé en territoire mapuche, pour un court séjour à Santiago. Alors qu’il s’était promis de ne plus y mettre les pieds, ses pas le portent malgré lui au musée de la Mémoire, devant le mur des disparus, où il voit pour la première fois Ema, elle aussi hantée par le passé…

Tout fait sens dans ce roman, et j’ai, je l’avoue, vacillé en tombant dès les premières pages sur la figure de la tarentule, qui hantait déjà le roman que je venais de refermer : tarentule, tarentelle, danse cathartique permettant de guérir un malade souffrant d’une morsure d’araignée. Et c’est bien de catharsis dont il s’agit ici : purger le passé, guérir la morsure de l’araignée dictature qui pèse sur les êtres encore des années après. Comment ? En se plongeant dans la poésie du monde, celle du désert et de l’océan, celle du cosmos, celle de la sagesse des Indiens qui dressent des totems face à l’île aux morts pour ne pas oublier leurs disparus sans être oppressés par eux. En se plongeant en soi, dans sa grotte, pour écrire de la poésie et dessiner des oiseaux. En dansant. En aimant, à nouveau…

Un très beau roman, plein de grâce malgré le sujet, plein de vie, très délicat, et d’un très bel optimisme !

Partiellement nuageux
Antoine CHOPLIN
La fosse aux ours, 2019

La traversée de nos rêves, d’Andreea Badea : apprendre à vivre

Le mal du pays l’a saisi par surprise, comme dans un coupe-gorge. C’était le 25 décembre 1989. Il regardait les informations à la télévision de sa chambre sous les combles lorsqu’il a reconnu leurs visages sur l’écran. Ils ressemblaient à deux petits vieux au pied du mur, Elena, Nicolae, le jour du Jugement dernier. Le procès s’était tenu le matin même, dans une pièce sinistre et jaunâtre, à Târgoviste. Le couple Ceausescu se retrouvait isolé dans un coin ; une table et plusieurs chaises faisaient rempart. Les chefs d’accusation pleuvaient : crime contre le peuple roumain, génocide, obscurantisme. Par leur faute, les camarades avaient été affamés, tenus dans le froid et le noir. Andrei s’est souvenu.

Ce roman, c’est un peu une fierté pour moi : lors du premier Mazarine Book Day, j’avais eu un coup de cœur pour le projet d’Andreea (et j’étais assez confiante puisqu’à la fin de mon article sur cette journée, j’avais écrit : l’idée que peut-être un de mes coups de cœurs, dans quelques mois, et bien vous pourrez le lire parce qu’il sera devenu un livre, ça me met en joie), et j’ai été extrêmement heureuse d’apprendre que je n’avais pas été la seule à l’aimer, et qu’elle était lauréate de cette première édition. Il aura fallu attendre de longs mois, mais quel plaisir de tenir enfin ce roman entre mes mains ! Et quel roman !

Peu après leur rencontre à l’été 1986, qui leur a permis de nouer une profonde amitié, Andrei et Silvia, avides de liberté dans un pays dont le régime oppressif se durcit de jour en jour, sont obligés de fuir et, comme beaucoup, se réfugient à l’ouest. Pressés de vivre, ils sont pourtant très vite séparés, et chacun se retrouve seul dans cette nouvelle vie…

Un très bon premier roman qui, par sa construction narrative parfaitement maîtrisée, nous offre tout un pan d’Histoire à travers celle de ses deux héros, et l’évocation de la Roumanie sous et après Ceausescu est absolument passionnante et très instructive, d’autant qu’elle a éveillé chez moi des souvenirs à la fois vagues et précis de cette période, même si je ne comprenais pas ce qui se passait. J’ai beaucoup apprécié aussi l’aspect dialogique, autour de deux conceptions du monde et de ce qu’il faut faire pour le changer, Andrei et Silvia n’ayant pas les mêmes idées.

Mais au-delà de la grande histoire, c’est l’intime de ces deux êtres qui m’a touchée : l’exil, et les choix — ce que l’on fait de sa vie et qui est parfois en discordance avec ses désirs profonds, la volonté de prendre de nouveaux départs. L’idée, surtout, qu’il faut d’abord se trouver soi avant de pouvoir trouver l’autre et que les âmes-soeurs sont celles qui s’aident l’une l’autre à grandir, même si elles sont séparées. Et qu’elles finissent par se retrouver si elles savent s’attendre.

Bref : un très beau roman, et une nouvelle auteure à découvrir !

La Traversée de nos rêves
Andreea BADEA
Mazarine, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 19/6

Abîmés par la vie

Cela faisait longtemps que je cherchais une chaise pour mettre dans ma chambre, sans parvenir à trouver exactement ce que je cherchais (il faut dire aussi que vu que je ne savais pas exactement ce que je cherchais, ça compliquait les choses). Et puis, il s’est passé ce qui se passe toujours : je suis allée chercher un colis au dépôt-vente d’à côté (un pschitt-pschitt d’huiles essentielles pour faire fuir les rongeurs qui bouffent les fils de ma voiture dans mon garage), et en attendant que le monsieur soit disponible pour me le donner, j’ai fait un tour. Et là, dans un coin sombre, je l’ai vue, qui m’attendait : une jolie chaise en bois sombre et en velours rouge. Je ne connaîtrai jamais son histoire ni sa provenance, je n’y connais rien en histoire du mobilier, mais j’ai un ami expert qui m’a donné quelques pistes. Exactement comme je voulais sans le savoir. Le vendeur était embêté, parce que le dossier est cassé : je lui ai répondu que ce n’était pas gênant, vu que ce n’était pas pour s’asseoir. Et en y réfléchissant plus avant, j’ai même compris que je la préférais comme ça, avec son imperfection, signe qu’elle a une histoire, un peu comme une cicatrice.

De fait, j’ai toujours aimé les vieux objets, ceux qui ont un vécu, un passé, que je ne connais pas toujours. Et c’est de plus en plus le cas. Cela n’a rien d’une idéologie, je ne théorise pas, et je continue (et continuerai) d’acheter des choses neuves même si je fais de plus en plus de récup. Mais j’aime les objets marqués. Mon buffet, ce n’était pas le plus joli chez mon arrière-grand-mère, mais c’est celui-là que je voulais, parce que c’était le plus vieux, le plus sobre, en fait celui que personne n’adoptait parce qu’il était un peu abîmé, cassé par endroits : j’ai fait refaire des ferronneries, et je l’aime absolument, je ne m’en séparerai jamais (même s’il est une horreur à déménager). Ma table ronde, je l’ai cherchée longtemps avant de la trouver. Et ma vieille machine à écrire, bien sûr…

Evidemment, il y a toute une partie « livres anciens » dans ma bibliothèque. Et nombre de secondes mains. J’aime qu’ils portent la trace de leurs anciennes lectures.

J’aime récupérer les choses dont personne ne veut, comme le vieil album photos qui peut-être, un jour, donnera un roman…

Un jour, si j’achète une maison, ça ne sera pas une maison neuve. Je veux une vieille bâtisse, quitte à ce qu’elle soit un peu en ruines. Mais une maison qui a un passé…

C’est un peu pareil avec les vêtements. J’en ai une quantité assez impressionnante : un jour, un homme m’a dit, regardant d’un air inquiet ma penderie, « un jour, ça va s’écrouler » — prophétie qui s’est réalisée quelques mois plus tard. Mais en fait, je n’en achète pas tant que ça, et même de moins en moins (sauf les robes en été). Mais j’achète des choses qui me plaisent vraiment, parfois cher, et que je garde une éternité. Il y a des vêtements dans ma garde-robe qui ont dix, voire quinze ans, et dont je n’arrive pas à me séparer (pour peu que je loge encore dedans) parce que j’ai vécu des événements en les portant, et que j’y tiens, à cette mémoire. Par exemple mon sac, celui qui est sur la chaise : c’est un 24h saint-Germain de Gérard Darel, que je me suis offert pour me consoler d’une rupture (celle avec l’homme qui avait prophétisé la chute de la penderie), cela fait plus de dix ans. Je dis ça pour situer parce que le sac n’éveille aucune nostalgie par rapport à ça. Comme je le quitte très peu (j’en ai d’autres mais je reviens toujours à celui-là), que je n’en prends pas un soin excessif (pour moi les objets, vêtements et accessoires sont faits pour vivre, sinon on les met dans un musée), il est abîmé, râpé, fatigué, usé, patiné. C’est comme ça que je l’aime.

C’est pareil avec les êtres. C’est pareil avec les hommes. Je n’aime pas ceux qui sont lisses. Je m’attache à ceux qui sont éclopés, boiteux, qui ont du mal à avancer droit. Un peu abîmés par la vie, comme moi…