Boussole, de Mathias Enard

BoussoleCette fois-ci on pense que c’est l’Orient lui-même qui insuffle directement sa force, son érotisme, sa puissance exotique dans l’art du tournant du siècle ; on aime la sensualité, la violence, le plaisir, les aventures, les monstres et les génies.

Malgré une première expérience loupée avec Mathias Enard, j’ai été attirée par ce roman comme un papillon par la lumière : le sujet, l’orient, l’orientalisme, est en effet celui de ma thèse, j’étais donc en terrain connu — ce qui constituait du reste un grand risque d’être déçue. Heureusement, cela ne fut pas le cas.

Le jour-même où le narrateur, Franz Ritter, un musicologue viennois, apprend qu’il est malade, il trouve dans sa boîte au lettre un tiré à part d’un article envoyé par Sarah, une orientaliste qui l’obsède, qu’il désire, qui constitue sa boussole, au centre de sa vie, mais dont il n’avait plus de nouvelles depuis longtemps. La coïncidence, troublante, le replonge dans ses souvenirs, égrainés au cours d’une longue nuit d’insomnie et de voyage immobile, où l’ici et maintenant s’effacent au profit de l’ailleurs passé.

Ce roman n’est pas de ceux qui se donnent facilement : construit sur une temporalité particulière, le roman a cette caractéristique que chaque page, comme une partition musicale, est écrite pour être lue en 1 min 30, et l’ensemble pourrait donc se lire en une nuit, ce qui est aussi la temporalité de la diégèse — néanmoins, je déconseille cette expérience du temps réel, qui ferait perdre au lecteur, sans doute, la substantifique moelle de l’oeuvre qu’il a entre les mains. Oeuvre très érudite, très écrite, qui chemine sur un mode assez hallucinatoire, quelque chose entre rêve et vision opiacée : foisonnant, envoûtant, spirituel voire mystique et d’une sensualité rare, le roman prend le risque de perdre parfois son lecteur dans ses méandres. C’est que la logique ici n’est pas narrative : si fil rouge il y a, il est ténu, et c’est, malgré la très forte présence du discours scientifique, la logique poétique qui préside, sorte de médiation sur l’Orient, cet Orient fantasmatique qui est essentiellement une construction de l’Occident et qui est pourtant bien en train de disparaître : archiviste d’un monde en train d’être englouti, Mathias Enard nous transporte en Iran, à Istanbul, mais surtout à Alep et dans les ruines de la cité antique de Palmyre — dont il dit dans ses entretiens que Baal, qui est un dieu puissant, vengera la destruction. Orient détruit, donc, habité par la violence, mais aussi et surtout par l’amour et le désir, celui que le narrateur éprouve pour Sarah : Eros et Thanatos, couple millénaire, se rejoignent ici une fois encore, et ce à plusieurs niveaux.

Je serais tentée de dire, pour terminer, que Boussole est un roman à double codage : il y a une surface et il peut être lu par tout le monde, comme le prouve d’ailleurs son succès ; mais il y a également beaucoup de références érudites, qui ne s’adressent sans doute qu’aux spécialistes : les recherches de Sarah m’ont parfois rappelé les miennes, notamment lorsqu’elle fait référence à la « sainte trinité post-coloniale », Edwad Saïd (mon maître !), Homi Bhabha et Gayatri Spivak — des gens inspirants et brillants mais dont je suis assez certaine que tout le monde ne les connaît pas.

Bref, un roman riche, foisonnant, envoûtant, et qui malgré sa grande érudition peut toucher tous les publics de par sa grande force évocatoire et poétique !

RL201531/36
By Hérisson

L’Amour et les forêts, d’Eric Reinhardt

L'amour et les forêtsQuel bonheur que d’écrire, quel bonheur que de pouvoir, la nuit, s’introduire en soi et dépeindre ce qu’on y voit, ce qu’on y sent, ce qu’on entend que murmurent les souvenirs, la nostalgie ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l’inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu’on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, illuminé, en sachant que c’est chez soi, que c’est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu’on a de plus précieux, son être le plus secret.

Ce roman, j’aurais pu ne jamais le lire. A cause de son titre qui ne m’inspirait guère : comme on sait, moi, les forêts, ce n’est pas trop ma came, et le mot lorsqu’il est utilisé dans un titre me fait toujours penser à l’Appel de la forêt de London, une des pires expériences de lecture de ma vie, lecture imposée au collège et qui avait failli le faire mourir d’ennui. Heureusement, mue par l’intuition, j’ai lu le résumé dans Lire… et je n’ai pas résisté.

Tout commence par une lettre, que reçoit l’auteur : envoyée par une de ses lectrices, elle le touche profondément de par la manière qu’elle a de parler d’un de ses romans précédents. Alors, une fois n’est pas coutume, il décide de la rencontrer. Une première fois, puis une deuxième fois qui sera la dernière, et c’est là que Bénédicte Ombredanne dévoile l’étendue du désastre qu’est sa vie.

Ce roman m’a littéralement bouleversée, car il a remué en moi à la fois mes peurs les plus intimes et mes aspirations les plus grandes. Autrement dit, il m’a fait verser des litres de larmes. D’abord parce qu’il s’agit d’un magnifique portrait de femme, une femme fragile engluée dans un quotidien que l’on devine au départ peu gai et que l’on découvre peu à peu proprement effroyable. Le tour de force ici est pour l’auteur de parvenir au coeur même du processus du harcèlement et de la violence morale dans un couple qui devient une prison dont on ne peut pas s’échapper : évidemment, on a envie de la secouer, Bénédicte, de lui dire que rien n’est perdu, que le bonheur ne lui a pas tourné le dos et qu’il faut qu’elle saisisse sa chance. Qu’il faut qu’elle se révolte. Mais on sait bien aussi que si c’était aussi simple aucune femme n’aurait à subir cette annihilation de l’amour propre qui petit à petit donne tout le pouvoir au monstre qui est en face. Car le monstre détruit toute estime de soi, pas à pas, au point que la victime finalement se perd et se dit qu’elle ne mérite pas mieux. Parfois elle finit par se ressaisir, parfois non, et elle se laisse glisser dans le néant. Les émotions sont intenses, vives : une peine profonde pour Bénédicte. Une haine absolue, farouche pour le monstre qu’elle a épousé.

Pourtant, ce n’est pas vraiment un roman sur le harcèlement, ici surtout métaphorique. Et ce n’est pas un roman complètement sombre. Quelques lueurs apparaissent ça et là. L’amour et les forêts. Et surtout, la littérature : Bénédicte Ombredanne est le personnage essentiel de ce récit, mais la présence forte d’un autre personnage, l’auteur, permet d’échapper à la pesanteur absolue. Le roman s’ouvre sur une extraordinaire bulle autoréflexive, où il commente son roman Cendrillon, revenant sur le vertige métaphysique qui en est le sujet : qui serais-je si je n’étais pas devenu moi, si j’avais fait d’autres choix que ceux qui m’ont mené à être là où je suis aujourd’hui ? Fascinant, et finalement parfaitement cohérent avec la suite, qui est finalement, aussi, une réflexion sur le bonheur, sur le pouvoir des livres, ceux qu’on lit et ceux qu’on écrit, et qui quelque part nous sauvent, notamment lorsque la fatigue existentielle fait qu’échapper au réel devient un besoin vital.

Car il s’agit bien, ici, d’une réflexion sur le réel, et ce qu’il fait à nos rêves, à nos désirs d’absolu et de lumière. Comment ceux qui veulent habiter poétiquement le monde finissent par devoir le déserter. Comment on devient mélancolique. Et comment, finalement, notre vrai moi se trouve ailleurs…

Un petit bijou donc que ce roman, très dur il est vrai, très douloureux, et pourtant étrangement lumineux, comme une sorte de soleil noir. Un roman en tout cas qui a pleinement sa place sur la première liste du Goncourt et qui j’espère y restera jusqu’au bout, voire plus. Un roman que je conseille sans modération aucune !

L’Amour et les forêts
Eric REINHARDT
Gallimard, 2014

challengerl201413/18
By Hérisson

On ne voyait que le bonheur, de Grégoire Delacourt

On ne voyait que le bonheurUne vie, et j’étais bien placé pour le savoir, vaut entre trente et quarante mille euros.

Je n’avais jusque-là lu aucun roman de Grégoire Delacourt, faute d’envie, et je dois avouer qu’au départ celui-ci n’avait pas vraiment retenu mon attention. Mais, ayant lu des avis très positifs, je me suis dit qu’après tout, pourquoi pas, le résumé étant prometteur.

C’est facile de louper sa vie. Il suffit de renoncer à se battre, accepter d’être écrasé, broyé. De se résigner à la médiocrité, à la lâcheté. C’est ce qu’a fait Antoine, expert pour les compagnies d’assurances, dont le travail consiste à chiffrer les dommages et essayer de payer le moins possible. Alors il chiffre sa vie, prend conscience du désastre, et se résout au pire, à l’inqualifiable, au monstrueux.

Ce roman ne manque pas de qualités, et toute la première partie est excellente : au fil des chapitres, dans une alternance entre le passé et le présent, s’égrainent les prix qui font la valeur de la vie d’Antoine. Une vie anesthésiée, sans fantaisie, sans aspérité. Se dégage du texte une grande mélancolie teintée d’amertume, un sentiment de tristesse assez effroyable, qui prend à la gorge, étouffe, et tout s’enchaîne avec l’implacabilité de la tragédie ; la seule lueur d’espoir, tout petit lumignon dans le noir, c’est Anna et Thomas, deux moitiés d’êtres qui parviennent à devenir un.

A ce stade-là, on se dit qu’on tient un très bon roman, excellent peut-être. Mais Delacourt ne s’est pas arrêté là, malheureusement, et il y a les deux autres parties. Qui selon moi gâchent tout. La deuxième est au mieux inutile, et quant à la troisième, ça suinte le pathos par tous les mots, c’est à la limite du supportable. Et puis, surtout, il y a cette fin. Une fin que l’on voit venir depuis le début si on a lu la quatrième de couverture puisque le gros mot est lâché : « pardon ». Si au moins l’auteur nous avait gratifiés d’une fin de tragédie grecque et de la noblesse de la vendetta, au moins cela aurait eu de l’allure ; mais non, il n’a pas su résister à l’étalage de bons sentiments, oui-oui dans la petite maison dans la prairie, on s’embrasse et on oublie tout. Et là, j’avoue, ce n’est pas passé, ça ne peut pas passer. Ce n’est ni crédible, ni littérairement cathartique.

Ce roman est donc un peu comme le Titanic : ça part très bien en grande pompe jusqu’à l’accident, tout va de plus en plus mal jusqu’à finir par un naufrage. Et c’est dommage car il y avait vraiment quelque chose. Tant pis.

Donc pour moi ce n’est pas fondamentalement un mauvais roman, il a des qualités, mais il est loin d’être un chef-d’oeuvre, et je m’interroge quant à sa présence sur la première liste des goncourables. Ou alors les jurés n’ont lu que le début (?).

Lu par Leiloona, Lorelei, (qui ont adoré) Jostein, Val

On ne voyait que le bonheur
Grégoire DELACOURT
Lattès, 2014

challengerl201412/12 Mission complete
By Hérisson

Du côté de chez Drouant. Cent dix ans de vie littéraire chez les Goncourt, de Pierre Assouline

A14304Un prix peut changer une vie, ce qui est un avis d’auteur. La bouleverser, pour le meilleur et pour le pire. Le jour de sa proclamation, et les semaines suivantes, le lauréat se découvre soudain beaucoup d’amis, et même de nouveaux amis d’enfance.

 

En ce jour de remise du prix Goncourt, parlons donc… du prix Goncourt. Mais, point de pronostics : de toute façon, je me trompe systématiquement, ce qui a tendance à me vexer. Non, parlons de l’histoire du prix, qui fonctionne comme un reflet de l’histoire de la vie littéraire française. Pierre Assouline en a fait un ouvrage, paru en octobre chez Gallimard, ainsi qu’une émission sur France Culture en six volets, que l’on a pu écouter cet été et que j’ai personnellement podcastée pour l’écouter dans la voiture.

Pierre Assouline, membre du jury depuis 2012, s’est donc plongé dans les archives de l’Académie Goncourt, la presse de l’époque et les journaux intimes d’écrivains pour faire revivre 110 ans du prix le plus cher au coeur des Français. Le prix naît du testament d’Edmond Goncourt en 1896, qui institue « la création d’un prix de 5000 F destiné à un ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année » par un jury de dix membres désignés qui se réuniront pendant les mois de novembre, de décembre, janvier, février, mars, avril, mai, le prix étant décerné «dans le dîner de décembre.» (chez Drouant depuis 1914). Si le rythme et les dates furent adaptés par la suite pour correspondre à celles de la vie littéraire et notamment sa sacro-sainte « Rentrée », si le lauréat ne touche plus « 5000F » (ce qui était une somme à l’époque) mais beaucoup plus modestement et symboliquement un chèque de 10€ (dont Assouline souligne avec malice que la plupart des lauréats le font encadrer pour l’accrocher dans l’appartement qu’ils ont pu s’acheter grâce à leurs droits d’auteurs touchés pour l’ouvrage couronné), l’esprit est toujours là : « Le prix sera donné au meilleur roman, au meilleur recueil de nouvelles, au meilleur volume d’impressions, au meilleur volume d’imagination en prose, et exclusivement en prose, publié dans l’année. [… ] Mon vœu suprême, vœu que je prie les jeunes académiciens futurs d’avoir présent à la mémoire, c’est que ce prix soit donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. Le roman, dans des conditions d’égalité, aura toujours la préférence. Le prix ne pourra jamais être donné à un membre de la Société.« . Mais au prix de nombreuses péripéties…

Le moins que l’on puisse dire et que tout cela est passionnant, et l’on comprend que ce prix soit devenu aussi mythique : des scandales, des rumeurs, de l’espionnage, des négociations parfois louches, des bouderies dignes de collégiens, des manœuvres plus ou moins habiles des éditeurs, des petites phrases qui font mouche et mal, c’est cela qui fait la vie d’un prix dont les jurés ont parfois le nez creux, et d’autres fois se loupent de manière effarante, sacrant un livre dont plus personne n’a entendu parler depuis et passant à côté de chef-d’oeuvres. C’est riche, plein de rebondissements, on se croirait parfois dans une série télévisée, c’est éclairant et enrichissant et honnêtement, pour une fois, la route ne m’a pas parue trop longue en compagnie des Goncourt.

Néanmoins, si le fond est exaltant, je regrette un peu la forme : alors je passerai outre le fait que la lecture audio me frustre car j’ai une mémoire visuelle et que ne pas pouvoir prendre de notes m’empêche de retenir ce que je souhaiterais, je voudrais quand même qu’on m’explique un jour pourquoi, sur France Culture, on semble vouloir à tout prix confondre l’intelligence avec l’ennui : le ton est assez monotone, et les intermèdes musicaux donnent l’impression d’être à un enterrement. C’est le reproche que je fais de manière générale à cette radio : le contenu est souvent intéressant à la base, mais la forme est soporifique, et cette émission n’évite cet écueil que parce que le sujet est réellement passionnant. Mais un peu plus de punch dans la manière de le traiter n’aurait pas été un luxe !

Du côté de chez Drouant. Cent dix ans de vie littéraire chez les Goncourt
Pierre ASSOULINE
Gallimard/France Culture, 2013