Sankhara, de Frédérique Deghelt : aller en soi

Elle a encore en mémoire cette inadéquation totale à la vraie vie, à la passion, ce qu’elle aspirait à vivre, à être. Mais il y avait néanmoins des moments où elle arrivait à se sentir mieux quand elle allait si mal. Elle peut se souvenir de ces moments où sa lucidité lui pesait tout en la sauvant. Ça ressemblait à un voyage, un immense parcours immobile, une aventure inextricable avec les mots, les phrases, la poésie, le savoir-dire. Tout venait, elle n’avait rien à faire, elle laissait l’écriture s’échapper de son corps, comme un serpent, un reptile alors que quelques minutes auparavant elle s’infiltrait en elle. Être un canal. Elle jouissait de se sentir à sa place. En étant l’écriture. Elle inventait la vie qu’elle n’avait pas encore. Une vie d’écriture qu’elle ne savait pas être sa colonne vertébrale. 

L’autre jour, je me disais qu’il fallait que je relise Les Brumes de l’apparence pour mon projet-sorcières (et pour vérifier certaines choses, car je me demande si ce roman n’a pas eu beaucoup plus d’impact sur moi que je ne le pensais au départ, et n’a pas été l’élément déclencheur d’un truc, mais il me faudrait tout un article pour développer). Et sur quoi je tombe ? Sur le nouveau roman de Frédérique Deghelt : inutile de vous expliquer que je me suis précipitée pour le lire, d’abord parce que j’aime cette auteure, et ensuite parce que mon intuition me disait que, là aussi, j’allais découvrir des choses essentielles en lien avec mes questionnements actuels. Et j’avais parfaitement raison (comme toujours…)

Septembre 2001. Le couple d’Hélène et de Sébastien se délite. Sur un coup de tête et un peu aidée par le destin, elle le plante là et part faire une retraite Vipassana : dix jours de méditation, de silence, sans même avoir le droit d’écrire, elle qui ne fait que ça. Dix jours totalement coupée du monde. Lui, abandonné, démuni, imaginant les pires choses sur le départ de sa femme sans prévenir ni lui dire où elle allait, se laisse envahir par la colère, la rancœur, la jalousie, et les questionnements existentiels. Et le monde tel qu’on le connaissait qui s’écroule…

Un roman qui est donc tombé exactement au moment opportun pour moi, et que j’ai vécu comme une espèce de transformation cathartique à travers le personnage d’Hélène, qui se trouve engluée dans les mêmes questionnements que moi au début du roman : une femme qui a perdu son intégrité, qui a le sentiment d’être une extra-terrestre car elle est incapable de vivre comme tout le monde et notamment dans le travail. Après un court passage dans l’Education Nationale elle a démissionné car elle n’arrive pas à se conformer à ce que la société veut d’elle, un emploi « normal » qui lui permettrait de s’intégrer, et souffre de ce sentiment d’imposture ; elle, le seul moment où elle se sent à sa place, c’est quand elle écrit, mais elle ne s’autorise pas à le faire complètement, elle écrit mais ne publie pas, car quelque chose en elle lui dit que ce qui la plonge dans une profonde joie ne peut pas être son travail : comment cet instrument de torture à trois pieds pourrait-il soudain devenir ce que je vivrais de plus euphorisant ? Sa solution finalement vient de Sébastien : ils s’aiment, se marient, ont des jumeaux, il gagne suffisamment bien sa vie pour qu’elle puisse faire le choix de s’occuper de ses enfants et d’écrire, et il accepte ses lubies. Sauf qu’une solution bancale ne peut pas tenir éternellement, et le couple explose.

La retraite vipassana est alors une solution extrême et cette expérience m’a rappelé la phase centrale de Mange, prie, aime : ne pas pouvoir parler, lire, écrire, être totalement coupée du monde, méditer dix heures par jour lui permet de s’extraire de sa vie et de plonger en elle afin de retrouver (trouver ?) son intégrité. Sa vraie place dans le monde, qui est bien écrire.

Et Sébastien dans tout ça ? La moitié des chapitres lui sont consacrés, et ce qui est intéressant c’est que lui aussi fait un trajet à l’intérieur de lui-même, mais autrement : journaliste à l’AFP, il est totalement dans le chaos du monde, et ce qu’il vit comme un abandon le malmène beaucoup, mais lui permet aussi de faire le point, d’interroger sa place et son métier de journaliste, et son couple. Parce que, parfois, on se perd, et il faut s’éloigner pour mieux se retrouver.

Un magnifique roman donc, qui m’a permis, à travers le personnage d’Hélène, de faire le point sur mes propres clivages (mais une retraite vipassana ne m’apparaît pas du tout comme une solution adéquate pour moi), et j’en remercie donc vivement Frédérique Deghelt. Plus généralement, c’est un roman qui interroge nos choix et le monde dans lequel nous vivons et qui parlera à beaucoup !

Sankhara
Frédérique DEGHELT
Actes Sud, 2020

Agatha, de Frédérique Deghelt

Agatha, de Frédérique DegheltEcrire sans joie, en se poussant, en ayant la sensation énorme de faire du travail et d’avoir jeté l’inspiration au profit d’un labeur de bureau lancinant. Voilà à quoi j’ai passé mon après-midi. En fait de me distraire du reste, ces heures n’ont fait que me perturber davantage. Peut-être que devenir un écrivain, un vrai, c’est ça. Etre opérationnel en toutes circonstances. Quoi qu’il arrive dans sa propre vie, être toujours au rendez-vous. Mais c’est impossible. Où serait le plaisir du travail ?

L’an dernier, Brigitte Kernel avait publié un roman sur le chapitre le plus mystérieux de la vie d’Agatha Christie : sa disparition du 3 au 14 décembre 1926, sur laquelle elle ne s’est jamais expliquée même dans son autobiographie, invoquant l’amnésie,  et qui a donné lieu à de nombreuses spéculations (dont un épisode de Docteur Who). Cette année, c’est Frédérique Deghelt qui se plonge dans l’âme de la reine du crime…

Agatha Christie, déjà profondément déprimée par la mort de sa mère, doit en plus subir la perte de son mari, qui a décidé de la quitter pour une autre. Elle n’arrive plus à écrire, passe son temps à tricoter sans fin les idées noires dans sa tête. Elle a le sentiment de tout perdre et, poussée à bout, décide de disparaître…

De sa plume délicate et sensible, qui sait si bien décrire et analyser les sentiments, Frédérique Deghelt se glisse dans l’esprit d’une femme amoureuse et déchirée par la douleur de la perte. Si l’écriture et son impossibilité est bien sûr un motif essentiel du roman, ce qui se joue ici est encore plus profond : c’est comme si la douleur obligeait Agatha Christie à se dissocier ; d’un côté elle demeure elle-même, et de l’autre elle se crée un personnage, un être de fiction, à l’histoire parfaitement maîtrisée, mais qui porte le même nom, Teresa Neele, que la jeune maîtresse d’Archibald Christie. Réel et fiction se mêlent et s’affrontent comme si, finalement, c’était la fiction qui pouvait sauver les écrivains de leurs plus grandes douleurs, même quand ils ne parviennent pas à écrire.

Bien sûr, j’avais un peu peur que ce roman fasse doublon avec celui de Brigitte Kernel, et ce n’est finalement absolument pas le cas : si les éléments factuels (au demeurant pas si nombreux que ça) sont bien les mêmes, le point de vue, l’éclairage et l’interprétation sont bien différents. Il faut dire que ces quelques jours de la vie d’Agatha Christie comportent tellement de zones d’ombres que les romanciers ont de quoi en écrire, des choses !

Agatha
Frédérique DEGHELT
Plon, 2017

L’œil du prince, de Frédérique Deghelt

oeil du princeOn appelle ça la fiction, les livres, le cinéma… Les histoires quoi ! Or ce n’est pas vrai. C’est bien là qu’est la vraie vie ; la vraie violence, le vrai destin, les vraies personnes qui ne font pas semblant d’être ballottées par l’existence sans rien y comprendre. La fiction, c’est plutôt ce que je vis moi : cette maison, cet environnement factice, mes parents-personnages, presque des caricatures, qu’on pourrait qualifier de mal pensés ou mal écrits si on les découvrait sur un écran ou dans les pages d’un livre. Mais c’est un scénario râté. Vivre avec eux manque de suspense.

L’oeil du prince, c’est dans un théâtre l’angle de vue permettant de visualiser la perspective du décor sans déformation ; c’est aussi la place d’où l’on voit le mieux le spectacle. C’est le point de vue que nous offre d’adopter Frédérique Deghelt dans son dernier roman, constitué de cinq histoires liées entre elles. Mais ça, seul le lecteur le sait…

1988, à Cannes. Mélodie a 17 ans et vient de brûler ses journaux intimes. Née dans une famille de bourgeois superficiels qui se désintéressent d’elle, elle est dotée d’une âme d’artiste et se bat pour concrétiser ses rêves. C’est l’année de la sortie du Grand Bleu, et pour la première fois elle va assister au festival de Cannes. Février 1964. Yann veut quitter New-York afin de ne plus subir le regard des autres. Sa vie vient d’être broyée, et il ne sait pas ce qui serait le plus lâche : en finir ou continuer à vivre. Seconde guerre mondiale, France. Deux résistants tombent amoureux par le biais de leur correspondance secrète. 1980, San Francisco. Le couple de Benoît bat de l’aile, et il comprend peu à peu que sa femme a un amant. De nos jours. Anna égraine ses souvenirs.

Il y a deux manières de lire ce roman : en ayant pris connaissance de l’arbre généalogique, ce qui permet d’avoir réellement ce point de vue omniscient sur la situation (ce que j’ai fait, j’étais trop curieuse), ou bien en découvrant peu à peu les liens existant entre les personnages. Quoi qu’il en soit, ce roman, admirablement construit, est d’une grande délicatesse : à la fois charnel et sensuel, comme sait si bien le faire Frédérique Deghelt qui sait poser les mots sur le désir, le plaisir, l’amour, tendre et bouleversant, il nous entraîne dans ce qui est finalement la vie : l’amour et le désamour, les joies et les chagrins, les bonheurs et les tragédies, les liens qui se font et se défont entre les êtres. Le destin, le hasard et les coïncidences. Tous les personnages, à leur manière, sont attachants, et c’est un vrai plaisir de les voir évoluer, parfois dans la lumière de l’avant-scène, parfois au loin, presque dans l’ombre.

C’est vraiment un très joli roman que nous offre là Frédérique Deghelt, et je le conseille sans réserve !

L’oeil du prince
Frédérique DEGHELT
J’ai Lu, 2014

challengerl201415/18
By Hérisson

Les Brumes de l’apparence, de Frédérique Deghelt

13619069653_f87eb3e2c1_oPeut-être qu’à un moment je me suis dit qu’il valait mieux oublier tout ça, ne jamais en parler à personne, continuer ma vie qui, somme toute, me plaisait bien. Peut-être qu’il est impossible d’oublier ce qu’on a vu quand on ouvre une porte sur l’inconnu et qu’on comprend que de l’autre côté il se passe quelque chose d’immense. Peut-être que je me raconte des histoires et que tout ce qui est arrivé là, je l’avais désiré, manigancé à mon insu.

Voilà encore un roman qui a grillé tout le monde dans la file d’attente. L’autre jour, Frédérique Deghelt est venue à la Librairie Nouvelle d’Orléans (Chapitre rachetée par Albin Michel, qui pourrait bien devenir mon nouveau lieu de perdition car ils ont l’air de vouloir mettre en place un riche programme d’auteurs invités, ce qui manquait un peu), et après avoir religieusement bu ses paroles pendant son intervention, j’ai pu lui dire deux mots (enfin je la rencontre !) et obtenir une dédicace. Et nous avons parlé de… Didier van Cauwelaert (en fait, c’est elle qui en avait parlé dès le début de l’intervention en expliquant le rôle qu’il avait eu dans la finalisation du roman, et j’ai du coup vivement conseillé à Frédérique de se plonger dans le Dictionnaire de l’impossible qui ne peut que lui plaire). Bref, je suis rentrée chez moi après cette après-midi fort stimulante, me suis installée dans mon canapé, et me suis plongée dans ce roman.

Gabrielle, à 40 ans, a visiblement réussi sa vie : un métier qu’elle adore (organisatrice d’événements, activité qui lui permet de laisser libre cours à sa créativité), un mari qu’elle adore, un fils qu’elle adore. Citadine convaincue, elle a des palpitations dès qu’elle sort de Paris intra-muros et trouve même qu’il y a trop d’arbres dans le parc des Buttes-Chaumont. Autant dire que lorsqu’un notaire l’appelle pour lui apprendre qu’elle vient d’hériter d’un terrain au fin fond de la campagne, à mille lieues de toute civilisation, elle espère régler le problème avec rapidité et efficacité : bien décidée à vendre, elle se rend sur place, mais les choses ne vont pas se passer exactement comme elle l’entendait. Héritière d’une lignée de sorciers-guérisseurs (ce qu’elle ne savait pas), elle découvre qu’elle a elle-même un don…

Dire que j’ai lu ce livre serait un peu inexact : en réalité, je l’ai vécu, totalement en empathie (au sens originel) avec un personnage qui me ressemble de manière saisissante, et dont l’évolution et la métamorphose n’ont pu que me toucher profondément. Oui, ce roman a suscité en moi des émotion, voire des sensations parfois très violentes, tantôt euphoriques, tantôt plus inquiétantes. Il faut dire que l’écriture de Frédérique Deghelt, magnifique, se prête particulièrement à ces émotions. Une écriture de la sensation : les sons, les odeurs, les couleurs, les frissons sont parfaitement bien rendus et permettent d’accompagner la narratrice dans son voyage spirituel au cœur de l’invisible, sa traversée des apparences au-delà de la frontière entre les mondes — l’indicible, l’impensable, l’impossible. Voyage qui ne se fait pas sans lutte : obligée de constater des faits auxquels elle ne croit pas, Gabrielle ne lâche prise que petit à petit, et c’est comme cela qu’elle devient ce qu’elle est, et comprend que l’amour (le vrai) est le mot-clé du monde.

Bouleversant roman, enrichissant, intrigant, qui permet de réfléchir à ce qu’est la véritable spiritualité !

Les Brumes de l’apparence
Frédérique DEGHELT
Actes Sud, 2014