Depuis le début de cette coupe du monde, je ne m’étais absolument pas intéressée à la question. Pour tout dire, j’ai réalisé qu’il y avait une coupe du monde lorsque l’équipe de France a marqué son premier but, et que j’ai été perturbée par les clameurs de joie montant des habitations environnantes. C’est vous dire mon niveau d’isolement dans ma bulle. Il faut avouer que j’ai actuellement des préoccupations existentielles autrement plus épineuses que le résultat d’un match de football (qui suis-je, où vais-je, dans quelle étagère ?).
Mais voilà, hier, j’ai été prise d’une subite bouffée de nostalgie, et j’ai repensé à 98. J’ai revu les images, les trois buts, I will survive, la liesse populaire. Le soir de la victoire, j’avais terminé en petite tenue dans une fontaine (encore que j’ai un doute et je me demande si ce n’est pas le soir de la finale de l’Euro 2000, lorsque les Italiens ont appris comment on rebouchait une bouteille de Champagne — il faut dire que je me suis tellement piqué la ruche ce soir-là que je ne me souviens même plus avec qui j’étais). C’était gai, c’était bon enfant. Nous étions heureux.
Bien sûr, j’avais 20 ans, toute la vie devant moi, encore dans mes études, sans aucune idée des tsunamis qui allaient me passer dessus dans les années à venir. J’ai vieilli, j’ai changé, normal, je me vois mal à 40 ans me mettre minable et tout et tout…
Et puis, il m’est venu à l’idée qu’il n’y avait pas que moi qui avais changé. Le monde a changé. 98, c’était dans cette période d’optimisme ouverte par la chute du mur de Berlin, où on croyait que tout était possible et que le monde irait mieux : je ne dis pas qu’il n’y avait pas de problèmes, ce n’était pas le Village dans les nuages ni le pays des jouets de oui-oui, il y avait le chômage, des guerres, mais il me semble qu’on y croyait, qu’on avait la foi, et surtout, on n’avait pas peur, puisqu’on était avant le 11 septembre.
Et il me semble qu’aujourd’hui, on n’est plus heureux pareil : on essaie d’être heureux en profitant de chaque occasion qui nous est donnée, comme une parenthèse. Carpe Diem. Parce que demain, la morosité, le pessimisme seront de retour. Et sans doute aussi, quelque part ancré en soi, cette petite appréhension que dans cette foule en liesse, il y ait ce fanatique ennemi de la joie et de la vie qui en profitera pour faire un carnage. Oui, il me semble qu’en 98 on était vraiment heureux malgré tout, et qu’aujourd’hui on profite de l’illusion de l’être. Moi, j’avoue, je n’ai pas trop la force, mais finalement, pour ceux qui y arrivent, tant mieux, et je trouve ridicules toutes ces critiques : je ne crois pas que les gens soient des moutons, je ne crois pas au panem et circenses de César. Non, je crois juste que les gens sont pessimistes, et qu’ils saisissent toute occasion d’oublier ce qui va mal. Tout en sachant que ça va mal. Je pense qu’ils sont profondément lucides, ce que nous n’étions pas en 98. Je pense aussi, malgré tout, qu’ils ont besoin d’être ensemble, comme on l’a vu aux lendemains des attentats, comme on l’a vu pour la cérémonie de panthéonisation de Simone Veil. Et il n’y a rien de méprisable à ça.
(Je sais, je plombe l’ambiance).
J’admets : je me suis quand même mise dans l’ambiance. J’ai fait des traits de crayon bleu/blanc/rouge sur mes joues et débouché une bière. J’ai un peu tremblé. Et la victoire m’a fait un immense plaisir, même si ce n’est pas pareil. Mais peut-être qu’il n’y a que moi, qui n’ai pas réussi à me fondre dans l’ambiance de la victoire, qui ai trouvé que ce n’était pas pareil, parce que j’ai vieilli. Parce que j’aurais voulu partager ça avec quelqu’un qui n’était pas là…
Alors voilà. Comme disait Héraclite, τὰ πάντα ῥεῖ καὶ οὐδὲν μένει (Ta panta rhei kai ouden menei), toute chose s’écoule, rien ne demeure. On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, fût-ce celle d’une fontaine un soir de finale de Coupe du Monde.
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