La mort n’est jamais comme, de Claude Ber : sauver une part de vie dans le chaos

Mais sur cette cendre, Loveliebe, la bouche clôt le regard. Des mots tus, des yeux morts naît un arbre noué à la chair et qui pousse des deux côtés du puits une frondaison d’yeux et de langues, un bosquet d’oiseaux jaseurs, un buisson brûlant de voix vivantes. Poignets greffés au rameau d’amandier qui fait au matin nos visages rieurs, dans l’assentiment de l’éveil accompli il sera temps, promis, pour que les mains se cueillent une à une. 

Publié pour la première fois en 2003 aux éditions Leo Scheer puis réédité en 2013 aux éditions de l’Amandier, La Mort n’est jamais comme de Claude Ber reparaît en ce mois de juin aux éditions Bruno Doucey. A l’origine de ce texte douloureux, la mort de la femme aimée, après un basculement dans la folie dont elle n’est pas revenue.

Un texte fort, puissant, bouleversant, immensément douloureux et en même temps lumineux, où s’affrontent une fois encore Eros et Thanatos. L’écriture comme survie, mais aux lieux où le langage se déstructure. Une poésie qui parle au corps plus qu’à l’intellect, et qui s’expérimente plus qu’elle ne se comprend — raison pour laquelle, au final, j’ai bien du mal à mettre des mots dessus.

La mort n’est jamais comme
Claude BER
Bruno Doucey, 2019

Le Songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare

Hélas ! d’après tout ce que j’ai pu lire dans l’histoire ou appris par ouï-dire, l’amour vrai n’a jamais suivi un cours facile […] Si les vrais amants ont toujours été contrariés ainsi, c’est en vertu d’un édit de la destinée ; supportons donc ces épreuves, puisqu’elles sont une croix nécessaire, aussi inhérente à l’amour que la rêverie, les songes, les soupirs, les désirs et les pleurs, ce triste cortège de la passion. 

Ces derniers temps, je n’ai cessé de croiser cette pièce sur ma route (limite c’était du harcèlement) : y voyant une injonction de l’Univers (oui, je sais, nous sommes plusieurs dans ma tête, parfois), j’ai obéi, et je l’ai relue (en plus ça tombe bien, on est en été, c’était la saint-Jean, une des dates possibles de la fameuse nuit d’été, il y a trois jours, et c’est le mois anglais), dans l’édition que j’avais sous la main (c’est un peu dommage d’ailleurs car j’ai une édition beaucoup plus jolie, mais je ne sais pas trop où elle est…), à la recherche de la raison pour laquelle cette pièce m’a fait signe (j’ai trouvé, mais je ne vous le dirai pas).

Résumer cette pièce est un peu compliqué. Tout commence alors que Thésée, le duc d’Athènes, doit épouser Hippolyte, la reine des Amazones ; se marier, c’est aussi ce que voudraient faire Lysandre et Hermia, mais le père de la jeune fille a décidé qu’elle épouserait plutôt Démétrius, qui est très amoureux d’elle mais qu’elle n’aime pas, contrairement à Héléna. Lysandre et Hermia décident de s’enfuir et se donnent rendez-vous la nuit suivante. Pendant ce temps, les artisans du village répètent une petite pièce racontant l’histoire de Pyrame et Thisbée, qu’ils comptent représenter au mariage. Quant à Obéron, le roi des Elfes, et Titania, la reine des Fées, ils sont fâchés, et Obéron, aidé de Puck, compte bien jouer un sale tour à sa femme. Tout ce petit monde va se retrouver dans la forêt, pendant cette fameuse nuit d’été…

Le Songe d’une nuit d’été est sans doute l’une des plus fascinantes pièces de Shakespeare, et des plus foisonnantes — baroque, en somme : s’y mêlent l’antiquité, le christianisme et le paganisme anglo-saxon, dans une joyeuse succession de quiproquos et de rebondissements loufoques. Une comédie romantique pleine de magie, avec des filtres d’amour remplaçant les flèches de l’aveugle Cupidon (L’amour en son imagination n’a pas le goût du jugement. Des ailes et pas d’yeux : voilà l’emblème de sa vivacité étourdie) et des problèmes, parce qu’aucune grande histoire d’amour ne naît dans la simplicité, et ce sont les épreuves traversées qui l’adoubent — mais heureusement, tout se termine bien par des mariages. Enfin, une réflexion sur le théâtre, l’illusion théâtrale et la mise en abyme, le quatrième mur qui s’effondre.

Illusion ? Rêve ? Réalité ? De toute façon, l’amour est fou et capricieux et comme lui nous sommes des enfants. Et c’est une belle folie à laquelle Shakespeare nous invite à céder, en cette nuit d’été, nuit de la saint-Jean, nuit de Beltane ou autre nuit…

Le Songe d’une nuit d’été
William SHAKESPEARE
Traduit de l’anglais par François-Victor Hugo (revu par Yves Florenne et Elisabeth Duret)

Le mois anglais

La plus folle de nous deux, d’Hélène Risser

La plus folle de nous deux d'Hélène RisserBon courage, me dit-elle, l’air soudain mystérieux. Je ne peux pas tout te dire, mais elle est totalement folle. Ils ont tous un problème, un traumatisme enfoui. A tous, la politique sert en fait de thérapie. Si les gens savaient ça, ils seraient horrifiés. La politique n’est pas et n’a jamais été entreprise pour les autres, ni pour changer le monde, comme ils le prétendent tous. Elle est, dès le début, une béquille pour les fous, et ça, je ne suis pas sûre que tu l’écrives dans ce livre. 

J’avais beaucoup aimé Les Amants spéculatifs de la même auteure, et j’étais donc très curieuse de lire celui-ci, qui a un peu le même point de départ, une femme qui écrit un livre sur une autre femme, mais explore cette fois les liens entre la politique et les médias — et la folie.

Journaliste culturelle à l’origine d’un festival de cinéma, la narratrice tombe en fascination pour une jeune figure montante de la politique qui vient de se lancer dans la course aux primaires, et accepte le projet d’écrire un livre sur elle. Il faut dire qu’il y a de quoi être fasciné : belle, talentueuse, impertinente, séductrice, intelligente, Noémie Leblond semble tout réussir. Mais les sujets sur lesquels on choisit d’écrire ne sont pas innocents, et révèlent nos failles intimes en même temps qu’elles mettent au jour celles du sujet de l’enquête.

En ces temps plus que troublés d’élections à venir, le roman nous dévoile les arcanes de la politique : le désir de pouvoir, le désir de séduction. Se faisant analyste de ce pouvoir et de ceux qui l’exercent, de leur relation à leur image et aux médias, Hélène Risser montre comment ceux qui font de la politique le font sans doute, avant tout, pour combler leurs failles intimes. Mais ils ne sont pas les seuls : celui qui écrit le fait aussi. Les deux femmes se construisent en miroir, l’une qui observe, l’autre qui est observée, et leurs failles se répondent sur fond de folie, exprimée notamment avec le motif du zombie. Mais qu’est-ce que, finalement, la folie ? Faut-il être fou pour faire de la politique, ou est-ce la politique qui rend fou ?

Même si les analyses sont parfois un peu simplistes, on ne peut qu’être fasciné par ce roman parfaitement maîtrisé, tableau assez inquiétant et sombre du monde politique où chacun joue un rôle et où tous sont morts à l’intérieur. Evidemment, on cherchera à savoir s’il s’agit d’un roman à clés, on croira percevoir des indices, reconnaître tel ou telle, notamment peut-être Noémie Leblond. Pourtant, ce n’est pas important. D’ailleurs, l’auteure désamorce cette correspondance avec le réel, Jacques Chirac est « le défunt président » — du reste, là n’est pas l’essentiel.

La plus folle de nous deux
Hélène RISSER
Plon, 2017

L’Eveil, de Line Papin

L'éveilC’est drôle parce que ça a commencé comme ça, par moi fascinée qui découvre cet homme voilé ; et ça a continué, tout le temps, comme ça, avec moi fascinée qui soulève les voiles un à un sans trouver jamais, en dessous, aucun visage ; et maintenant me voilà seule face à cet homme ligoté et face à ce voile devenu linceul qui s’agrippe partout au corps de son homme et ne veut rien me laisser voir, rien.

L’Eveil n’est pas le premier roman de la Rentrée littéraire dont on a le plus parlé, même s’il a joui de nombreuses bonnes critiques. Du coup, il m’intriguait…

Un homme qui sombre, ne parle plus, ne mange plus, enfermé dans ses pensées. Sa compagne fait venir son meilleur ami, pour l’aider, et lui raconte le fil des événements : leur rencontre à une soirée, le lien qui se tisse peu à peu…

Il est très difficile, en fait, de résumer ce roman sans trop en dire. Et pourtant, quelle pépite : dès les premières pages, on est happé par l’ambiance très particulière posée par l’auteure, à la fois pesante et étouffante, et d’une sensualité débordante : on est plongé au coeur d’Hanoï et éclatent dans les pages les sons, les couleurs, les odeurs, les goûts, cette moiteur qui envahit tout et donne à l’ensemble quelque chose de très charnel, et n’est pas sans rappeler, par moments, L’Amant. Violent, aussi : on touche du doigt la folie. Le point de vue alterne entre la jeune femme, Juliet, et celui qu’elle aime, et peu à peu, en rassemblant les pièces du puzzle qui lui sont données, le lecteur renoue le fil. C’est très réussi, très maîtrisé, et sublimement écrit, d’un style ciselé, envoûtant et poétique.

Un très beau premier roman, qui pose la question essentielle de la possibilité de trouver la rédemption par l’amour. Une nouvelle auteure à suivre, assurément !

L’Eveil
Line PAPIN
Stock, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 42/60
By Lea et Herisson

Murmures dans un mégaphone, de Rachel Elliott

Murmures dans un megaphonePrincipal problème ? Les autres gens. Ça a toujours été le problème. Les autres gens paraissent tout savoir. Ils savent de quoi une vie doit être faite, toutes les choses simples et compliquées, comme les courses de la semaine, la zumba, l’intimité physique avec un corps étranger. Ils connaissent les règles, savent les appliquer. Miriam a trente-cinq ans et lorsqu’elle regarde par la fenêtre, tout ce qu’elle voit c’est un monde rempli de gens qui savent des choses qu’elle ne saura jamais.

Attention, roman étonnant qui, sous ses airs de feel good novel, interroge la société et notre rapport aux autres.

Miriam a trente-cinq ans et n’est pas sortie de sa maison depuis trois ans. Ralph, lui, a fui sa femme et ses enfants le jour de son anniversaire, et s’est réfugié au milieu des bois. Il faut dire que tous les deux ont toutes les raisons du monde de vouloir se protéger des autres êtres humains. Pourtant, ils se sentent inadaptés, anormaux. Mais n’est-ce pas plutôt le monde qui est fou ?

Assez déconcertant de prime abord, ce roman marche en équilibriste sur le fil tendu entre la fantaisie la plus débridée (comme savent si bien le faire les Anglais) et la mélancolie douloureuse. On rit souvent, mais certaines scènes auraient plutôt tendance à faire pleurer, au fur et à mesure que les deux personnages centraux, extrêmement touchants et attachants, révèlent leur histoire, leurs failles, leurs blessures et leur difficulté à vivre dans le monde tel qu’il est. Un monde dans lequel, finalement, tous les individus sont plus ou moins toqués, ou en tout cas névrosés, mais où on ne considère comme fous que ceux qui ne parviennent pas à s’adapter à cette folie dominante. Avec beaucoup d’acuité, le roman travaille donc à faire exploser ces frontières entre la norme et la folie, le centre et la marge : roman de la résilience, de la reconstruction, de la réparation et de la réconciliation avec soi, il se révèle finalement d’un grand optimisme, et ça fait un bien fou.

Un roman qui plaira à tous ceux qui se croient anormaux, à savoir sans aucun doute beaucoup de monde !

Murmures dans un mégaphone
Rachel ELIOTT
Traduit de l’anglais par Mathilde Bach
Payot/Rivages, 2016

Respire, d’Anne-Sophie Brasme

RespireParler par pudeur, par violence, par colère, par douleur aussi. On écrit comme on tue : ça monte depuis le ventre, et puis d’un coup ça jaillit, là, dans la gorge. Comme un cri de désespoir.

Lorsque l’autre jour je vous ai parlé du dernier roman d’Anne-Sophie Brasme, beaucoup m’ont conseillé de lire son premier, Respire, qu’elle a écrit lorsqu’elle avait 17 ans, et qui vient de sortir au cinéma, adapté par Mélanie Laurent, donnant l’occasion au Livre de Poche de le rééditer. Bref, un beau faisceau de signes, n’est-il pas ?

Comme dans une tragédie grecque, on sait que tout va mal finir, puisque le roman commence en prison, où la narratrice est enfermée depuis deux ans pour meurtre. Âgée de dix-neuf ans, elle ne regrette pas son geste, mais décide de regarder enfin le passé et de mettre par écrit l’enchaînement des événements, en partant de la petite fille qu’elle était…

Ce roman m’a totalement bluffée par sa maîtrise absolue de l’engrenage fatal menant à la catastrophe et son utilisation très subtile de la métaphore filée : comme la narratrice dans son histoire, le lecteur est pris dans les filets du roman et ne peut qu’assister, impuissant, à ce qu’il sait inéluctable dès le départ. C’est presque pervers, d’ailleurs, mais cela permet au roman de gagner en profondeur : on ne se demande pas ce qui va se passer, on le sait, alors on peut mieux se concentrer sur l’analyse particulièrement fine des mécanismes psychologiques de la folie et de la dépendance affective, rendus encore plus bouleversants à cette période compliquée qu’est l’adolescence. Les souvenirs ici sont comme des bribes de passé à rassembler, des impressions, des flashs, des sensations diffuses, des émotions parfois, mais le pathos est étrangement absent. Le livre fait mal, est comme un coup de poing, mais pas tant par empathie pour la narratrice ou pour l’autre, même si parfois certains fait m’ont rappelé des petites choses douloureuses du passé ; non, si ce roman fait mal, c’est qu’il nous met face à nous-mêmes et nous oblige à regarder en face la complexité des rapports entre les êtres, la cruauté à un âge où on découvre le monde. C’est une histoire d’amitié et non d’amour et pourtant, tout y fonctionne exactement comme dans un couple, comme une histoire de passion amoureuse : le dominant et le dominé, le harcèlement, le pervers narcissique qui choisit sa proie et veut la détruire, la dépendance affective et obsessionnelle, comme une drogue. Et le sevrage, brutal, forcément.

Vraiment un grand roman, que je conseille à tous ceux qui ne l’ont pas déjà lu !

Respire
Anne-Sophie BRASME
Fayard, 2001 (LP 2002/2014)

Maladie d’amour, de Nathalie Rheims

Maladie d'amour Nathalie RheimsVous croyez que la médecine peut soigner l’amour ?

Ce que j’apprécie chez Nathalie Rheims, c’est sa capacité à écrire des choses très différentes. Avant le blog, je l’avais découverte avec un thriller ésotérique, Le Cercle de Megiddo. Et puis, il y a deux ans, j’avais été très touchée par Laisser les cendres s’envolerAujourd’hui, la revoilà avec un « thriller amoureux », qui ne m’a pas laissée indemne, pour de multiples raisons.

Alice, à 30 ans, est une grande amoureuse qui a la fâcheuse tendance de s’enticher d’hommes qui ne sont pas libres. Peu après sa rupture douloureuse avec Antonin, elle a un coup de foudre pour Daniel Costes, un chirurgien esthétique en vue. Mais sa meilleure amie Camille, à qui elle raconte tout, ne peut s’empêcher de s’inquiéter, d’autant que certains faits semblent étranges… elle se met alors à enquêter.

L’amour est-il une maladie contagieuse ?

J’avoue que ce roman m’a fortement perturbée, mais au départ pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement à lui. A vrai dire, dès les premières pages, j’ai été prise de vertiges devant les correspondances entre ce que j’étais en train de lire, et ce que j’ai moi-même écrit : le sujet est sensiblement le même, l’héroïne porte le même prénom et a les mêmes travers, j’ai également un personnage qui s’appelle Camille et qui est très proche de mon héroïne (mais pas de la même manière), et certaines références sont les mêmes. Et je vous assure que toutes ces coïncidences m’ont pas mal désarçonnée. Je cherche d’ailleurs toujours une explication rationnelle, et j’attends un avis extérieur éclairé (Géraldine, help !). Mais bon, heureusement, Nathalie Rheims part ensuite dans une toute autre direction que moi, et j’ai pu me remettre d’aplomb, même si, forcément, mon lien avec l’héroïne a peut-être été un peu faussé. Bref.

Dans ce roman, Nathalie Rheims nous entraîne aux confins de la folie amoureuse, là où la frontière entre l’amour passion et la pathologie s’efface. Et ce de manière très habile, car dès le départ elle tisse une relation malsaine entre Alice et Camille, ce qui ne cesse de nous entraîner sur de mauvaises pistes et nous faire douter de tout, d’autant que les points de vue alternent au fil des chapitres. Car finalement, on ne sait pas vraiment laquelle est la plus déséquilibrée. A première vue, cela semble clair : Camille, mariée et mère de famille, incarne le versant lumineux et euphorique de l’amour ; Alice, elle, ne connaît que son côté sombre et douloureux. Jalousie ? Convoitise ? Sans doute, mais est-ce bien dans le sens que l’on imagine ? Laquelle vit par procuration ? Et puis, au milieu, ce Dan (Damne ?) peut-être pas si clair que ça… la fin ne peut que laisser perplexe, car le doute demeure : qui manipule qui ?

Très fine analyse d’une obsession plus que d’un amour, d’une maladie, l’érotomanie, plus que d’un sentiment, ce roman provoque un malaise indicible et nous pousse à nous interroger…

Maladie d’amour
Nathalie Rheims
Leo Scheer, 2014

Lu par Leiloona