On glose beaucoup, en cette rentrée littéraire, sur les rapports entre le réel et la fiction. Certains se plaignent que les auteurs ne savent plus inventer d’histoires et se contentent de reprendre des histoires vraies, la leur (autofiction) ou celle de quelqu’un d’autre (exofiction), alors que dans le même temps les libraires se lamentent de ce que les gens ne veulent plus de fiction et réclament des témoignages, biographies et autres histoires « vraies ». Et lorsqu’ils rencontrent un auteur, les gens lui demandent immanquablement « mais c’est vrai, ce que vous racontez ? ».
A dire vrai (!), cette question du réel et de la fiction est assez récente en tant que telle (même si la poétique aristotélicienne essayait déjà de définir la littérature comme autonome par rapport au monde réel, Aristote affirme aussi que l’art poétique est toujours mimesis — enfin je résume en gros parce que c’est assez compliqué cette affaire là) et date du moment où le mot « littérature » apparaît, au XIXème siècle, avec l’autonomisation du champ littéraire issue du romantisme. Ce n’est qu’à partir de cette période que l’on va chercher à distinguer parmi les écrits ce qui est littérature et ce qui ne l’est pas : auparavant, les « Belles lettres » incluent dans leur champ tout ce qui est imprimé, aussi bien la poésie que l’histoire. On cherche alors, aussi, à séparer ce qui est réel et ce qui est fictif. A tort, sans doute : car il n’y a pas d’alternative, pas d’un côté le réel, de l’autre la fiction. Et lorsqu’Eschyle écrit Les Perses personne ne se demande ce qui est vrai et ce qui est faux. Car la réponse est comme souvent entre les deux termes. Dès qu’il y a récit, dès qu’il y a littérature, dès qu’il y a écriture, il y a fictionnalisation, déréalisation, quand bien même ce que l’on raconterait a bien eu lieu In Real Life ; inversement, la fiction n’est jamais pure : il y a toujours des petits faits vrais qui viennent l’ancrer dans le réel. La littérature est donc toujours mixte. Tout est une question de curseur : plus ou moins réel, plus ou moins fictif, mais toujours un peu des deux.
Prenons l’exemple du récit de voyage. Si je prends cet exemple, c’est parce que c’est le sujet de ma thèse, dans laquelle j’ai justement montré comment le réel était toujours miné, orienté par différents filtres qui viennent établir une distance entre le texte et son objet réel. En clair : on pourrait croire qu’il n’y a pas plus fidèle au réel que le texte viatique. Le voyageur, que ce soit dans des lettres, dans un journal de bord ou dans un véritable récit organisé, retranscrit ce qu’il voit, tel qu’il le voit, décrit les lieux, les costumes, la nourriture, les gens, dans une démarche qui a tout de scientifique voire ethnologique. Enfin, ça, c’est ce qu’on croit, parce que dans les fait, le voyageur aussi objectif tente-t-il d’être ne voit jamais les choses telles qu’elles sont, mais tel qu’il est : influencé par ses lectures, par son horizon d’attente, par certaines idéologies, par sa personnalité, son voyage n’est pas le même que celui de son voisin, quand bien même il suivrait strictement le même itinéraire. Et c’est encore plus flagrant lorsque le voyageur est un écrivain. Par exemple, lorsque Flaubert rencontre la prostituée Kuchiouk-Hanem, il la décrit d’une certaine façon, commençant d’ailleurs sa description par « ce fut comme une apparition », soit la même phrase introduisant la description de Mme Arnoult dans L’Education Sentimentale ; mais si ce cas est intéressant, c’est parce que Maxime du Camp, l’ami de Flaubert avec qui il a voyagé, la décrit aussi, et en lisant les deux textes on n’a pas forcément l’impression qu’il s’agit de la même femme. Du reste, lorsque Maxime publie son récit, il est fâché avec Gustave, et efface donc toute trace de lui dans son texte. Pour la sincérité, on repassera.
Mais l’exemple le plus intéressant est celui des Pyramides. On pourrait s’attendre a minima a un accord des voyageurs sur leur apparence et leurs proportions. Et bien non ! Hérodote affirme ainsi que la Grande Pyramide est pourvue d’un canal qui apporte l’eau du fleuve (ce qui est faux, comme l’ont montré les travaux archéologiques ultérieurs, mais on lui pardonne), que les pierres qui ont servi à sa construction sont venues d’ailleurs, et surtout, et c’est là la pomme de la discorde, que sa base égale sa hauteur ; un peu plus tard, Strabon quant à lui assure que la hauteur est légèrement supérieure à la base et au XVIII° siècle Volney soutient le contraire, tout en notant qu’ »on n’est point encore d’accord sur leurs dimensions », bien qu’elles aient été mesurées plusieurs fois, chaque mesure ayant donné un résultat différent ; Nerval pour sa part se montre d’accord avec Hérodote, « leur largeur égale leur élévation » — et il a d’ailleurs tort puisque l’on sait désormais avec certitude (enfin, espérons) que la base, 232m, est bien supérieure à la hauteur, 146m. Raison de ces désaccords ? Sans doute chaque voyageur a-t-il observé les lieux depuis un endroit différent, et que cela change la perspective.
La conclusion est claire : quoiqu’il arrive, le réel n’est jamais perçu que par un point de vue. Et ne peut donc jamais être donné tel qu’il est. Le raconter, le décrire, c’est donc toujours, plus ou moins, le rendre en partie fictif.
Alors réel, fiction, vrai, faux : on s’en moque ! L’essentiel est que ce soit bien écrit !
(NB : la photographie est là à titre illustratif : je ne me suis pas servie de cet ouvrage — dont je vous recommande néanmoins la lecture — pour écrire l’article)
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