Inflorescence, de Raluca Antonescu : histoires de femmes

Elle regarde encore la maison. Apprécierait-elle les couleurs qu’elle a choisies ? Elle se souvient de sa mère comme quelqu’un d’affreusement conventionnel. Obsédée par l’ordre et la propreté, elle cherchait en permanence la validation des mégères du lotissement. Des monstres qui passaient l’aspirateur et la balayette à la main. Etriquées dans leurs robes, étriquées dans leurs maisons aux standards prédéfinis, étriquées dans une vie sans autre horizon que la rue principale de leur lotissement. Leur seule ambition consistait à remporter le concours annuel de la meilleure tarte à la citrouille. Quel spectacle pitoyable ce concours où toutes ces parfaites ménagères, souriantes jusqu’à la nausée, posaient fièrement devant leurs créations tout en rêvant d’écrabouiller les visages des concurrentes dans leurs bouillies orange. Et sa mère qui essayait tant de faire comme les autres qu’elle lui donnait l’impression de n’être rien d’autre qu’une marionnette. Une poupée coincée dans une petite vie.

Une belle histoire de femmes sauvages pour bien commencer l’année et ouvrir le bal de la rentrée littéraire d’hiver ?

Pierrette, Aloïse, Amalia, Catherine, Vivian : des femmes, à des époques différentes, appartenant à une même lignée, comme autant de fleurs sur une même tige, et se construisant autour des fleurs et du jardin. Qu’est-ce qu’elles se transmettent ?

Très belle découverte que ce roman, difficile à résumer car les différentes histoires s’imbriquent, s’articulent, se font écho, mais restent différentes. Ce qui les lie, c’est la transmission, la lignée : des femmes qui cultivent un jardin ou refusent de le faire, des femmes sauvages qui suivent leurs instincts et refusent la domestication ou au contraire se laissent enfermer dans les conventions. Chacune se construit en réaction à la précédente — ou croit le faire. Ce sont des histoires de blessures, d’héritage, de destruction et de reconstruction.

Un roman que j’ai bien sûr dévoré, tant il correspond à mes thématiques. La seule chose que je regrette, c’est que certains fils narratifs ne sont pas tirés jusqu’au bout : c’est sans doute un choix délibéré, mais cela m’a un peu frustrée. Nonobstant, je conseille vraiment ce roman, je ne connaissais pas du tout Raluca Antonescu, mais j’ai bien envie de découvrir plus avant son travail.

Inflorescence
Raluca ANTONESCU
La Baconnière, 2020

Instantané #116 (champignons)

Une journée dans les bois. Crapahuter tous les sens en éveil. En pleine conscience. Respirer à pleins poumons et les odeurs de sous-bois, d’humus, de champignons, de feuilles humides. Escalader, enjamber, glisser. Et puis la récompense : trouver un beau cèpe, tout rond et charnu, le cueillir et le mettre dans son panier en remerciant la nature.

Alors je ne suis pas une chercheuse de champignons exceptionnelle : après celui-là, j’en ai trouvé un autre tout petit et le chapeau d’un troisième, ce qui fait assez peu. J’en avais trouvé beaucoup plus l’an dernier, mais l’an dernier ils poussaient à foison. Et puis, on va être honnête : la cueillette des champignons est un peu un prétexte pour un bain de forêt, faire ma sauvageonne, ramasser des feuilles du houx et des morceaux de quartz, parler aux arbres et aux lutins qui vivent dans les souches, prendre de jolies photos et me sentir vivante.

Mais tout de même je suis contente de ce cèpe !

La dislocation, de Louise Browaeys : un puzzle aux pièces manquantes

Mais je ne veux pas savoir mon prénom, ai-je ajouté tout de suite, en levant les mains, je veux le retrouver toute seule. C’est comme si de la robe que je portais jadis, il ne restait plus que les coutures. Tous les pans ont été arrachés un à un par des bêtes sanguinaires qui ressemblent étrangement à des hommes, et les fils pendent bêtement, attendant qu’on les noue ensemble. En dessous, ma peau est pleine d’eczéma. On dirait qu’elle est érodée, me dit K., ce qui m’a permis d’apprendre un mot. Tout un peuple de fantômes m’accompagnent jour et nuit mais dès que j’essaie de m’approcher d’un visage, il s’évapore. J’ai perdu aussi une partie de la notion du temps et de l’espace. En revanche, j’ai la mémoire des gestes. Je peux facilement mettre la bouilloire en marche, tirer les rideaux, me brosser les dents, tourner les pages d’un livre, fumer une cigarette, me masturber en pensant à mon kiné. 

Un premier roman, fable écologique et politique, dont on commence à pas mal entendre parler, et qui m’a beaucoup enthousiasmée, à quelques nuances près.

La narratrice a totalement oublié ses 33 premières années de vie : elle ne sait plus ni qui elle est, ni d’où elle vient, elle a aussi oublié les mots et note ceux qu’elle apprend dans un petit carnet. A ses côtés, son ami K la soutient, sans rien lui dire de ce qu’il sait. Son passé, l’événement qui l’a disloquée, elle doit le retrouver seule, tout comme elle doit réapprendre à vivre…

Un roman enthousiasmant, donc : la narratrice, faute de mémoire, a en quelque sorte fait table-rase, vit dans le passé et se projette dans le futur tout en posant un regard absolument neuf sur le monde. Une sorte de reset qui nous offre des moments de touchante naïveté et de poésie, comme lorsqu’elle croit se souvenir de l’amour : C’est précisément en me suçant les doigts que je me suis souvenue d’un homme que j’avais aimé. C’était aussi doux que le ketchup. Aussi uniforme, aussi lisse, aussi chaud. Ce sentiment-là ne pouvait être que de l’amour. Des moments charnels, sensuels, car le réapprentissage du monde de la narratrice passe par les sens et la sexualité. Tout est corporel, charnel dans cette enquête de soi. Et puis, le texte bascule, on comprend ce qui l’a disloquée, désarticulée, ce qui a basculé au point de faire craquer sa conscience. Et il est toujours question de corps : le corps de la femme, le corps de la terre, la dislocation de la nature et la dislocation des femmes comme symptôme, la maternité, la femme sauvage qui refuse la domestication, une histoire de sorcières et d’écologie. Autant de sujets qui m’intéressent et me font signe actuellement.

Mais. Car il y a un mais. La fin m’a un peu perdue, et notamment l’épilogue. Parce que j’y ai retrouvé des traces (qu’il y a ailleurs) d’une idéologie que je combats (je ne spoile pas, par contre l’Univers me harcèle avec cette histoire ces derniers temps et je sais qu’il faut que j’écrive un article sur le sujet en plus de ma communication à un colloque à la fin du mois) sans trop savoir comment ça s’articule dans la pensée de l’autrice, ce n’est pas clair, mais l’extraordinaire personnage de K. et le traitement qui lui est réservé me laisse songeuse… Le fait est que j’aimerais écrire une autre fin, on va dire (et l’Univers me chuchote à l’oreille : oui en effet).

Donc un roman plein de qualités, agréable à lire mais dont la fin m’a déçue, et qui me laisse perplexe au final…

La Dislocation
Louise BROWAEYS
Harper Collins, 2020

L’arrachée belle, de Lou Darsan : femme qui danse sous la montagne

Il y a une collection de cartes postales dans sa tête et certaines sont d’un goût douteux. Chaque instant est enregistré comme une image achetée à la sortie d’un musée, puis classée dans une boîte en fer-blanc. Elle ne les ressort pas pour les étaler sur la table, trop de poussière, et des mots d’amis perdus de vue inscrits au dos, il faudrait avoir l’envie de les déchiffrer, mais ça ne viendra pas. Des couchers de soleil sur les plages, des éclats de voix lointains, des places vides sous les réverbères et les silhouettes accroupies qui pissent au pied des statues. Un bric-à-brac. Les images oubliées surgissent parfois, inopinées, importunes, dans le désordre. Des bulles qui crèvent la surface de l’étang (boueux, l’étang). Des polaroïds sortis du chapeau au mauvais moment. Répliques de films, paysages de livres, anciens rêves, réparties cinglantes réfléchies après coup, tournées et retournées et fantasmées, souvenirs d’enfance ou de la semaine dernière. Sacré foutoir. Elle ne distingue pas là-dedans le réel de la fiction. Ne sait plus où ni si elle a : vu, entendu, dit.

Deuxième lecture de rentrée littéraire après Liv Maria, et vous allez voir, sans même le faire exprès, je suis tombée sur une thématique similaire (qui à ce jour me poursuit encore, donc d’autres sont à venir).

Une femme. Elle se coupe du monde, se mure, s’isole dans son espace intérieur. Sa vie extérieure est un mensonge, à commencer par son couple. Elle coule, au plus profond de la dépression. Mais un jour, un sursaut : elle part, pour respirer à nouveau, et se retrouver.

Alors je vais être honnête : j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce roman, l’écriture me gênais, je ne comprenais absolument rien, et j’ai failli abandonner au bout d’une dizaine de pages ; mais je me suis accrochée, et j’ai fini par entrée dans cette histoire de femme qui se sent étrangère à elle-même et part à la découverte de qui elle est au plus profond : la femme sauvage, masquée par une dépression qui confine à la folie, et qui se libère. Dans ce road novel poétique même si parfois obscur (et c’est ça, je crois, qui m’avait déstabilisée au départ et auquel j’ai fini par me faire), l’eau, l’eau ressourçante, l’eau régénérante, la mer a un rôle essentiel et… pour tout dire, j’ai fini par me trouver beaucoup de points communs avec cette femme désarticulée qui se met à danser sous la montagne. Une femme qui réapprend son corps, ses sensations, en s’immergeant dans la nature !

Je conseille donc vivement ce premier roman très réussi !

L’Arrachée Belle
Lou DARSAN
La Contre Allée, 2020

Liv Maria, de Julia Kerninon : le goût de la liberté

Elle avait découvert ce dont elle n’avait jamais eu la moindre idée ni la moindre intuition. Ce qu’on pouvait faire avec un corps — avec deux corps. Les frottant l’un contre l’autre comme des silex, longtemps, patiemment, jusqu’à faire jaillir des étincelles, puis le feu, le feu ravageant tout. Elle n’avait jamais deviné, jamais soupçonné la transformation qui s’opérait lorsque deux corps se touchaient — comment les peaux cessaient d’être peaux, les muscles d’être muscles, comment tout cela semblait se redresser et se mettre à chanter. C’était l’odeur de la pluie sur la route, sur la terre, dans les herbes.

Fin de la pause estivale, et ouverture du bal de la rentrée littéraire, avec le nouveau roman d’une autrice que je suis depuis le début et que je prends toujours un grand plaisir à lire (et dont le premier roman, Buvard, avait été un véritable coup de coeur) : Julia Kerninon.

Elle nous raconte l’histoire de Liv Maria : née des amours étonnantes d’un marin suédois et d’une femme un peu sauvage, elle est élevée en liberté sur une petite île. Elle grandit, tombe amoureuse, voyage, s’exile, retombe amoureuse, revient, vit. Mais une coïncidence fâcheuse l’oblige à construire son existence sur un mensonge…

C’est encore une fois une très belle réussite que ce magnifique roman vibrant, lumineux et sauvage, à l’ambiance un peu étrange, et à l’héroïne absolument bouleversante : Liv Maria, femme sauvage éprise de liberté s’il en est, m’a beaucoup beaucoup touchée. Et comme dans tous les romans de Julia Kerninon, il est bien sûr question des livres, de la langue, de la matérialité des mots, et certains passages, comme celui que j’ai mis en exergue, sont d’une grande poésie.

Bref : un coup de cœur, sur lequel je ne m’étendrai pas trop parce qu’il est un peu difficile d’en parler sans trop en dire sur la fameuse coïncidence fatale. Mais faites-moi confiance : c’est un petit bijou de la rentrée !

Liv Maria
Julia KERNINON
L’Iconoclaste, 2020

Variations d’un coeur, de Janice Pariat : la femme origami

Je pense… qu’on n’a besoin de rien d’autre pour un origami. On n’ajoute ni peinture ni encre… On n’a rien à enlever, comme pour une sculpture… On commence avec une feuille de papier et on termine avec la même qui, pourtant, est transformée. 

Qu’est-ce que l’on sait de ceux qu’on aime ? Et qu’est-ce qu’on en ignore ? Et inversement, qu’est-ce qu’on leur donne à voir de nous ? Ce sont ces questions que Janice Pariat s’est posée dans ce roman qui, je vous avertis, est un coup de cœur.

Huit hommes et une femme racontent la femme qu’ils ont aimée, qui les a aimés, parfois les deux en même temps, en s’adressant à elle et en la regardant évoluer au fil des années, d’une petite fille sauvage à une femme qui l’est tout autant.

Le pari narratif est audacieux et original (même s’il peut rappeler, un peu, Les Dix amours de Nishino d’Hiromi Kawakami) et il est parfaitement réussi : de cette femme dont on ne saura jamais le nom ni même le pays où elle vit, on sait pourtant l’essentiel, à travers le portrait qu’en dressent ces hommes et cette femme, un portrait qui constitue comme un puzzle, dont chacun apporterait une pièce, sa pièce, qui ressemble à celle des autres mais pas tout à fait — chacun de ceux à qui on se lie dans une vie ne voient pas toujours ce qu’y voient les autres. D’ailleurs, un individu change, est en perpétuelle transformation, et ne se laisse jamais voir totalement. Elle reste donc très énigmatique, mais particulièrement touchante à tous les âges, car toujours authentique. Une femme sauvage qui cherche sa place dans le monde.

Et si le roman m’a autant plu, ce n’est pas seulement pour ses qualités intrinsèques : c’est aussi parce que, miroir de mon propre travail d’écriture tant par le sujet (l’amour évidemment, comment il nous construit, ce qu’il nous fait, tous ceux qui traversent notre vie) que par la construction (un chapitre par amoureux), il m’a envoyé plein de beaux signes sur la transformation, sur le chemin. Et que cette femme, je me suis tellement reconnue en elle (pour l’amour, pour sa manière d’être, pour le fait qu’elle est écrivaine) que cela en était parfois troublant.

Alors voilà un roman poétique et délicat, parfaitement maîtrisée, qui m’a beaucoup touchée et que je vous recommande chaudement !

Variations d’un coeur
Janice PARIAT
Traduit de l’anglais (Inde) par Sylvie Schneiter
Nil, 2019, (Pavillons Poche, 2020)

L’Arbre-Monde, de Richard Powers : des forêts et des hommes

La prof revient à son grand thème : l’arbre de la vie, massif, qui s’étend, ramifie, fleurit. Il semble ne rien vouloir faire d’autre. Poursuivre ses suppositions. Continuer à changer, encaisser les coups. Elle dit : « Laissez-moi vous chanter comment les êtres se transforment en d’autres créatures. » Il ne sait pas trop où elle veut aller, la petite dame. Elle décrit une explosion de formes de vie, cent million de tiges et branches nouvelles issues d’un seul tronc prodigieux. Elle parle de Tāne Mahuta, d’Yggdrasil, de Jian-Mu, de l’Arbre du Bien et du Mal, d’Asvattha l’indestructible, qui a les racines en haut et les branches en bas. Puis elle revient à l’Arbre-Monde originel. Cinq fois au moins, dit-elle, cet arbre a été abattu, et cinq fois il a repoussé à partir de sa souche. Le voici qui vacille encore, et ce qui adviendra cette fois, nul ne saurait le dire. 

Ce roman est sorti l’an dernier, et en pleine reconnexion avec la nature, je l’avais évidemment repéré, mais j’imagine que le temps n’était pas encore venu pour moi de le lire, vu que je n’en ai pas trouvé l’occasion. Et là, l’autre jour, après toute une année d’élevage de plantes, d’enlacement des arbres et de métaphores arboricoles, je suis tombée dessus et je me suis dit : c’est maintenant.

Les personnages de ce roman constituent une forêt : ils sont indépendants, et pourtant liés. Nicholas Hoel hérite de sa lignée une collection photographique représentant le dernier châtaignier américain. Mimi Ma, élevée sous un mûrier, hérite d’un parchemin mystérieux et d’une bague en jade. Les Appich plantent un arbre pour la naissance de leurs enfants : pour Adam, ce sera un érable. Le couple Brinkman-Cazali souhaite planter des arbres pour représenter leur couple. Douglas Pavlicek doit la vie à un figuier banian, et consacre sa vie à la reforestation. Neelay Mehta, génie de l’informatique, crée des mondes virtuels après être tombé d’un arbre. Patricia Westerford est botaniste, et découvre que les arbres communiquent entre eux. Olivia Vandergriff, elle, se moque des arbres jusqu’à ce qu’après une EMI ils se mettent à lui parler.

Palpitant de vie, ce roman est un prodigieux conte philosophique et écologique, nourri de spiritualité et émaillé de nombreux symboles et métaphores. S’appuyant sur les recherches récentes concernant la communications des végétaux et leurs émotions, il les transforme en supports à méditation poétique sur l’homme et les arbres, et en autant de leçons de vie, car nous avons tellement à apprendre des arbres : l’ancrage, le dépouillement, et surtout l’interdépendance. Les personnages se croisent, se lient, parfois intimement, s’engagent dans des voies différentes, mais avec tous cette intime conviction que les hommes sont notre salut.

A titre personnel, ce roman m’a envoyé plusieurs signes. D’abord parce que je ne sais pas ce qu’a Richard Powers avec les ours mais on en trouve un toutes les 3 pages, et il se trouve qu’actuellement l’ours est ma synchronicité, je ne cesse de trouver des ours sur mon chemin (pas en vrai dans ma cuisine, en tout cas pas encore). Et puis le Ginkgo : je l’avais reconnu dès le départ mais il n’était pas nommé, il ne l’est qu’à la toute fin dans une merveilleuse scène éminemment poétique et symbolique, et il est lié à un personnage que j’ai beaucoup aimé. Une femme sauvage…

Bref : un gros coup de cœur pour ce roman absolument prodigieux. Lisez-le, lisez-le !!!

L’Arbre-Monde
Richard POWERS
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin
Le Cherche-Midi, 2018 (10/18, 2019)