Une vraie mère… ou presque, de Didier van Cauwelaert : les liens du sang

On s’y croyait. Elle avait parfaitement capté la teneur de nos rapports, nos dissensions, les piques à fleuret moucheté par lesquelles son amour s’exprimait — ce mélange de fierté maternelle et de constat sans trêve de l’ingratitude filiale qui m’avait tant pesé.

Vous n’imaginiez tout de même pas échapper à la cuvée cauwelaertienne annuelle ? Si ? Et bien, c’est loupé car encore une fois, je me suis jetée dessus. Et me suis régalée.

Le narrateur, un calque de l’auteur, vient de perdre sa mère, avec qui il entretenait de ces relations complexes qu’entretiennent souvent les fils uniques et leur maman. Comme elle lui reprochait, de son vivant, d’avoir écrit sur son père mais jamais sur elle, il essaie de la satisfaire post-mortem, sans y parvenir : le roman résiste. Et voilà qu’à force de commettre des excès de vitesse avec la voiture dont il n’a pas changé la carte grise, il se retrouve face à un problème de taille : sa mère a perdu tous ses points et doit effectuer un stage de récupération. C’est là que la Providence met sur son chemin une doublure plus vraie que nature…

Ce que j’aime dans les romans de l’auteur, c’est m’y sentir comme à la maison : c’est mignon et tendre, et léger et plein d’humour, on retrouve les thèmes, les manies les « petits faits vrais » au milieu des inventions les plus originales. Et en même temps, il y a une vraie profondeur, ici pour analyser les liens entre un fils et sa mère, qui n’ont jamais su communiquer. Et j’avoue qu’encore une fois, j’ai été déstabilisée par l’émeute de synchronicités qui m’ont assaillie durant ma lecture (pour mon plus grand bien : j’ai compris des trucs !).

Alors ce n’est pas son meilleur, mais j’ai pris énormément de plaisir à cette lecture, et c’est déjà beaucoup !

Une vraie mère… ou presque
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2022

Tout le bonheur du monde, de Claire Lombardo : l’histoire des gens heureux

Telle la calvitie, la normalité sautait peut-être une génération. Violet, sa deuxième fille, une adorable brunette toute de soie vêtue, puait l’alcool depuis le réveil, ce qui n’était pas son genre. Wendy, source d’inquiétude depuis toujours, paraissait en revanche moins perdue qu’à l’accoutumée. Peut-être parce qu’elle venait d’épouser un homme qui possédait des comptes dans les îles Caïman — ou bien parce que son nouveau mari était, comme Wendy aimait le clamer, « l’homme de sa vie ». Grace et Liza se montraient aussi sauvages l’une que l’autre malgré leur neuf ans d’écart, la première, future élève peu dégourdie et timide de CE1, la deuxième terminant son année de seconde sans le moindre ami à son actif. Comment était-il possible de concevoir des êtres humains, de les créer à partir de rien, puis soudain de ne plus les reconnaître ?

Un roman qui porte un titre aussi doux et optimiste, par les temps qui courent, et bien ça ne se refuse pas.

A plus de 60 ans, Marilyn et David s’aiment toujours aussi profondément, passionnément et charnellement. On pourrait croire qu’avec un tel modèle de couple, et après avoir grandi dans un foyer aimant, leurs 4 filles, Wendy, Violet, Liza et Grace, seraient devenues des femmes heureuses et équilibrées. Ce qui n’est pas du tout le cas…

J’ai adoré ce roman, qui nous plonge dans une histoire familiale se déroulant des années 70 à nos jours, et alternant le passé et le présent. Une histoire de famille, et une histoire de femmes, qui nous montrent que non seulement les gens heureux ont une histoire, mais aussi que le bonheur peut créer le malheur. Comment grandir sereinement face à un couple tellement rayonnant que le modèle en devient écrasant plus qu’inspirant ? Tendre, drôle par moments mais parfois aussi bouleversant, le roman nous conte l’histoire d’êtres perdus, qui ne savent pas affronter le monde et la vie dans toute sa complexité. Des personnages attachants, tous.

Un premier roman particulièrement réussi, dans lequel on se sent chez soi : après 700p ils font partie de notre famille, et on a un peu de mal à les quitter…

Tout le Bonheur du monde
Claire LOMBARDO
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux
Rivages, 2021

Retour à Cuba, de Laurent Bénégui : la transmission

Il y a dans la genèse de chaque livre une dimension organique héritée de soi, sinon de ses proches. Que l’on soit auteur de fiction, essayiste, historien, ou que l’on prenne la plume pour autrui. On écrit comme on est. Comme on naît, plutôt. Personne n’y échappe. Le phénomène est mystérieux. Il se rapproche d’une énigme naturelle, celle de la fécondation. Comment se fait-il qu’un spermatozoïde devance ses millions de congénères, pénètre l’ovule et engendre un être nouveau ? Lui et pas un autre. Qu’a-t-il de plus, celui-là, dans le flagelle ? La science s’interroge aujourd’hui. Elle se demande si, en définitive, ce ne serait pas l’ovule qui favoriserait tel gamète plutôt qu’un autre et l’autoriserait à pénétrer sa couronne. Le choix de la reine plutôt que celui d’une infinité de roitelets, si vibrionnants soient-ils. Je me dis que, de la même façon, ce sont les histoires qui choisissent leurs auteurs et le moment d’être rédigées. L’écrivain s’imagine libre de raconter ce qu’il veut, alors qu’il n’a pas plus le choix d’écrire qu’il n’a eu celui de venir au monde. Ce texte en est le témoignage.

Un roman d’un auteur que j’aime beaucoup, qui nous fait voyager et en ce moment ce n’est pas du luxe, et qui nous montre que lorsque l’Univers a décidé qu’on devait faire quelque chose il peut se montrer assez insistant.

Laurent Bénégui est né l’année de la révolution cubaine, qui signe pour sa famille installée là-bas la fin d’une certaine opulence. Si lui-même n’y a jamais vécu, son père y est né, et il y a fait des séjours enfant. Pour autant, il ne s’est jamais tellement intéressé à l’histoire familiale, jusqu’à ce qu’une discussion avec un ami et quelques coïncidences lui imposent d’écrire cette histoire. La sienne.

Un roman tour à tour drôle et émouvant, très instructif sur l’histoire de Cuba que je connaissais très mal, et qui est avant tout une histoire de transmission, de lignée, d’héritage, particulièrement prenante ici car aventureuse (moi mes ancêtres le plus loin qu’ils se sont éloignés de leur patelin de naissance, c’est le patelin d’à côté) et cachant des secrets. Mais ce que j’ai surtout aimé, c’est la « fabrique » du roman, comment les histoires naissent et s’imposent à l’auteur, même lorsque, jusqu’à présent, il ne s’était absolument pas intéressé à l’histoire familiale, comment l’Univers (ou quelle que soit la manière dont on l’appelle) s’en mêle par des clins d’œil et des synchronicités (qui s’apparent parfois plus à des grands coups de pied qu’à des clins d’ œil…).

Un roman distrayant, où le voyage compte plus que la destination, et qui permet aussi de revenir sur soi : quel lien entretenons-nous avec nos ancêtres ?

Retour à Cuba
Laurent BÉNÉGUI
Julliard, 2021

Du côté de Castle Rock, d’Alice Munro : histoire de famille

La vallée ne m’en a pas moins déçue la première fois que je l’ai vue. Les lieux qu’on a d’abord imaginés peuvent produire cet effet. C’était le tout début du printemps et en cette période de l’année les collines sont brunes, ou d’une espèce de brun lilas qui me rappelait celles qui entourent Calgary. Les eaux de l’Ettrick étaient rapides et claires mais il était à peine aussi large que la Maitland qui coule près de la ferme où j’ai grandi, dans l’Ontario. Les cercles de pierres que j’avais à première vue pris pour d’intéressants restes d’un culte celtique étaient trop nombreux et trop bien entretenus pour être autre chose que de commodes enclos à moutons. 

En ces temps de Prix Nobel, lisons un Prix Nobel, et après Doris Lessing découvrons Alice Munro, sacrée en 2013, qui entreprend dans ce roman de partir à la recherche de ses ancêtres.

C’est d’Ettrick, en Ecosse, une contrée sans avantages (mais pourvue de nombreux désavantages) que sont issus les Laidlaw, les ancêtres d’Alice Munro. En 1818, ils émigrent en Amérique, vers une nouvelle vie qu’ils construisent petit à petit.

Un roman finalement assez curieux — même si le terme de « roman » n’est pas forcément le plus adapté : ce serait plutôt une biographie — empreint de contes, légendes et histoires inscrites dans cette lignée, une parmi d’autres mais à laquelle Alice Munro parvient à nous attacher. Et c’est très intéressant, de voir comme ça tout un pan de l’histoire du « Nouveau Monde » canadien, un espace sauvage peu à peu domestiqué. Un monde d’hommes : si la question des femmes est posée, Alice Munro ne s’intéresse pas plus que ça, bizarrement, à sa lignée féminine, mais au contraire à toute une constellation d’êtres parmi lesquels je me suis, je l’avoue, un peu perdue, mais qui ont tous leur histoire et leur singularité.

Bien sûr, toute la fin est consacrée à Alice Muro elle-même, à son enfance, et c’est aussi l’histoire d’un écrivain, dont l’histoire m’a bizarrement fait signe. Il y a, notamment, des pages absolument sublimes sur la nature, mais bizarrement là encore, elle ne parle que peu d’écriture, et ne nous dit pas comment elle est devenue écrivain. Mais ce n’est pas grave : elle nous devient au fil des pages immensément attachante !

Un roman plein de charme donc, très original car on est loin de la saga familiale codifiée : j’ai vraiment aimé découvrir cette autrice, et je pense continuer avec des nouvelles, ce qui est a priori son genre de prédilection.

Du côté de Castle Rock
Alice MUNRO
Traduit de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
L’Olivier, 2009 (Points, 2010)

Formica, une tragédie en trois actes de Fabcaro : les déjeuners en famille du dimanche

Alors, qui vote pour une discussion sur les avantages et les inconvénients du département du Cantal ? 

Un nouveau Fabcaro ? Oui, et comme cet auteur me fait beaucoup rire et que ce n’est jamais superflu, je me suis jetée dessus (l’album, pas l’auteur).

Un dimanche. Un déjeuner de famille, l’apéritif au salon et le poulet rôti dans la salle à manger. Une problématique : trouver un sujet de discussion. Un chœur grec (mais tout le monde n’a pas compris la consigne. Tels sont les ingrédients de cette tragédie à hurler de rire.

Il n’y a d’ailleurs pas grand chose à ajouter ni commenter : c’est absurdement drôle dès la première page et tellement dénué de tout sens commun que ça en est poétique. Si vous aimez ce genre d’humour, n’hésitez pas : je me suis bien amusée malgré une humeur un peu sombre (un peu moins cela dit qu’avec l’insurpassable Et si l’amour c’était aimer) !

Formica, une tragédie en trois actes
FABCARO
6 pieds sous terre, 2019

L’avis de Noukette, Moka

Oublier Klara, d’Isabelle Autissier : vers la liberté

A 46 ans, il avait passé exactement autant de temps en URSS qu’aux Etats-Unis, mais sa vraie patrie était ici, en Amérique. Pas seulement grâce au changement de passeport, mais surtout à cause de cette université, de ses recherches qui le passionnaient, de Stephan qu’il pouvait aimer sans honte, alors qu’il entendait des horreurs sur la traque des couples homosexuels en Russie ; bref de toute cette existence qu’il s’était construite, librement. Rien ne lui ferait déserter ce pays qui avait accueilli un thésard impécunieux et lui avait ouvert une voie royale. 

J’ai découvert Isabelle Autissier auteure avec son dernier roman, Soudain, seulsqui m’avait fait forte impression, et il était donc somme toute logique que je poursuive ma découverte avec son dernier né, qui nous entraîne (entre autres) dans les grands espaces sibériens…

23 ans après avoir fui ce qui était alors l’URSS en se jurant de ne plus jamais y poser les pieds, Iouri revient à Mourmansk, réclamé par son père qui va mourir. C’est pourtant bien lui qu’il avait fui, ce père violent, pour devenir ornithologue aux Etats-Unis, et il n’a donc aucune raison de lui accorder cette faveur. Pourtant, une force supérieure semble l’y pousser. Et si son père veut lui parler, ce n’est pas pour une réconciliation : Rubin veut lui parler de Klara, sa mère, morte lorsqu’il avait quatre ans, non d’une pneumonie comme cela a toujours été raconté, mais sans doute envoyée au goulag. Et il veut que Iouri cherche la vérité sur sa grand-mère…

Un excellent roman, à la fois très émouvant, sensible et délicat, et épique. Trois temporalités se superposent : celle de la Russie actuelle, celle du vague dégel au milieu des années 80, et celle du pire de la répression stalinienne, où faire une collection de timbre pouvait vous envoyer au goulag pour activités antisociales. Ce dont il est question ici, c’est des hommes face à l’Histoire et à leur histoire, sans la connaissance de laquelle ils ne peuvent pas accéder réellement à la liberté. La violence implacable du monde et, pour Rubin, l’absence d’une mère, qui le façonne malgré tout. La nature, à la fois hostile et bienveillante, celle des chalutiers qui pêchent en mer, celle des îles désertées et des steppes où vivent les nomades, celle des oiseaux, appel vers la liberté et l’ailleurs. Et puis, Klara, personnage absolument sublime, plus forte et plus lumineuse que tous les hommes, appel au courage et à la résistance.

Vraiment, un très beau roman sur ce qui nous construit parfois malgré nous. A découvrir d’urgence !

Oublier Klara
Isabelle AUTISSIER
Stock, 2019

La personne de confiance, de Didier van Cauwelaert : trouver sa famille

On croit qu’on ne sert à rien sur terre, jusqu’au jour où quelqu’un vous demande l’impossible. Alors ça vous donne des ailes et tous les risques valent la peine d’être pris, parce qu’on est devenu nécessaire. 

Je dois dire que le Didier van Cauwelaert du printemps est vraiment tombé à pic, cette année, vu que je suis toujours plus ou moins en panne de fiction. Disons que ça s’en va et ça revient (c’est fait de tout petits riens), mais que ça a surtout tendance à s’en aller (comme beaucoup de choses dans ma vie en ce moment, remarquez) et que donc : aux grands mots, les grands remèdes.

Trouvé bébé dans un local à poubelles, Maximilien n’a jamais eu personne qui l’a aimé dans son enfance, et a le sentiment d’être parfaitement inutile. Devenu grutier pour la fourrière, il embarque un jour une Rolls, sans voir que se trouve à l’arrière une vieille dame qui a bien des problèmes, et qui va changer sa vie.

Un roman plein de tendresse et d’humanité, qui repose (encore une fois) sur les rencontres qui bouleversent totalement notre existence, et où l’on retrouve les thèmes obsédants de l’auteur : l’enfant trouvé (dans un local à poubelles, comme Zibal), le personnage qui a le sentiment de ne servir à rien et de ne pas avoir de place dans ce monde jusqu’à ce qu’on lui en donne une et qui finit par trouver sa famille, ceux à qui on appartient et qui nous donnent le sentiment non seulement d’enfin vivre vraiment mais d’être utile et aimé, quelques clins d’oeils à l’impossible (avec l’histoire d’Yvonne-Aimée de Malestroit). Le tout avec un procédé narratif assez plaisant, et bien sûr cet humour et cette légèreté reconnaissables entre mille : si ce n’est pas un des meilleurs romans de l’auteur, c’est en tout cas une lecture très agréable (je l’ai dévoré d’une traite) et une véritable bouffée de joie, d’optimisme et d’amour dans tous les sens du terme !

La Personne de confiance
Didier van CAUWELAERT
Albin Michel, 2019