La vengeance du pardon, d’Eric-Emmanuel Schmitt

La vengeance du pardon, d'Eric-Emmanuel SchmittPlace de la Halle, cheminait Lily Barbarin, une dame âgée dont le charme s’accordait aux coquettes ruelles. Souriante, fluette, le teint délicat, le nez précis, les yeux clairs, elle offrait l’effigie de la bonté. Si Saint-Sorlin figurait le paradis, à coup sûr Lily incarnait la grand-mère idéale. Bienveillante, soucieuse d’aider ses concitoyens, elle paraissait faire de la vieillesse un effacement poli mêlé d’altruisme. Pourtant, la vie aurait dû la mener à la haine, la cantonner au ressentiment. N’avait-elle pas été harcelée durant des décennies ? N’avait-elle pas été dédaignée, malmenée, trahie, détestée ? Et surtout, n’allait-elle pas, le lendemain, comparaître en justice pour meurtre ?

J’ai déjà expliqué que j’avais un problème avec le concept de pardon : je ne le comprends tout simplement pas. Je ne comprends pas comment on peut pardonner : je parle ici bien sûr des actes graves, pas du gars qui vous bouscule dans le métro et s’exclame « pardon ». Non, je parle bien de ceux qui vous font du mal, parfois de façon répétée : je ne pardonne pas. Ce qui ne veut pas dire que je me fais des nœuds au karma pour autant : je ne rumine pas non plus, je ne suis pas emplie de haine (cela étant, on n’a jamais assassiné quelqu’un que j’aime, heureusement), juste j’expulse la personne de ma vie, et si elle culpabilise, tant mieux, mais il ne faudra pas qu’elle vienne me demander de lui pardonner pour se soulager la conscience, c’est son problème, pas le mien. Bref. Tout ça pour dire que le titre du roman d’Emmanuel-Schmitt m’a tout de suite interpellée : La vengeance du pardon, oxymore dont j’avais bien envie de connaître le fin mot, d’autant que je fais plutôt confiance à Schmitt pour creuser l’âme humaine.

Ce n’est pas un roman, mais un recueil de 4 longues nouvelles dont le fil rouge est la question de la culpabilité et du pardon. La première, « les soeurs Barbarin », met en scène des jumelles dont l’une tyrannise l’autre toute sa vie, mais est toujours pardonnée ; dans la deuxième, « Mademoiselle Butterfly », un banquier voit tout son empire mis en péril à cause d’une escroquerie mise en place par son fils ; la troisième, qui donne son titre à l’ensemble, montre la curieuse relation qu’entretient une femme avec un meurtrier en série condamné à la perpétuité ; enfin la dernière, « dessine-moi un avion », est une sorte de réécriture du Petit Prince, dans laquelle une petite fille demande à un ancien aviateur de la wehrmacht de lui dessiner un avion.

Les quatre nouvelles sont assez différentes pour susciter des sentiments contrastés et explorer toute la gamme des relations entre culpabilité et pardon. Les analyses psychologiques sont assez fines, l’ensemble est bien mené et réserve parfois des surprises : la nouvelle éponyme, notamment, est assez vicieuse, et partant jouissive, même si je ne comprends pas les réactions du personnage principal ; dans la première, j’ai juste eu de mettre des claques au personnage de Lily, dont la gentillesse confine à la stupidité ; la deuxième m’a pas mal laissée de marbre, et c’est vraiment la dernière qui m’a le plus touchée, parce que Saint-Exupery, parce que Le Petit Prince…

Bref, un joli recueil, qui offre des moments de lecture très agréables et permet de s’interroger sur un concept intéressant ; après, on sait Schmitt inégal, et je ne classerai pas cette oeuvre parmi ses meilleures, mais pas non plus parmi ses ratages. Un livre honnête en somme, qui je pense plaira à pas mal de monde !

La Vengeance du pardon
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2017

1% Rentrée littéraire 2017 — 10/6
By Herisson

L’Homme qui voyait à travers les visages, d’Eric-Emmanuel Schmitt

L'Homme qui voyait à travers les visagesAu début, je n’ai pas compris. Les gens ne prêtaient aucune attention à certains êtres que je voyais, des personnes parfois de taille standard, le plus souvent de format réduit. En quoi différaient-elles ? Elles surprenaient. A leur convenance, elles apparaissaient, disparaissaient, sans être arrêtées par les murs, les cloisons et les étages. Elles n’entraient jamais par la porte ni ne sortaient par la fenêtre. Elles surgissaient ou se volatilisaient en ignorant les obstacles. Chaque fois, elles survenaient pour escorter quelqu’un et se préoccupaient peu des présents, moi y compris. Si je leur adressais la parole, elles ne bronchaient pas ; au plus, elles m’envoyaient un regard du genre « De quoi te mêles-tu ? ». Avec le recul, je me demande même si ce regard m’était adressé. Peut-être l’ai-je supposé.

Avec le temps, Eric Emmanuel Schmitt est devenu un des auteurs dont j’attends les nouvelles parutions avec une patience mêlée de curiosité : j’aime le regard qu’il pose sur le monde, et les questions qu’il lui pose. Cette impatience est néanmoins teintée d’une certaine appréhension : j’ai, parfois, l’impression qu’il gâche un peu son talent, et j’ai à l’occasion été déçue. Pas l’an dernier, La nuit de feu m’ayant occasionné un véritable choc. Ici, il renoue avec le roman, mais continue son questionnement métaphysique.

Depuis qu’il est enfant, Augustin voit d’étranges petits êtres s’agiter autour de certaines personnes : ce sont leurs morts, dont ils ne parviennent pas à se libérer. Après un attentat sur le parvis d’une église auquel il a assisté, Augustin veut trouver des réponses, assisté d’une juge d’instruction un peu loufoque qui a percé son secret et d’Eric-Emmanuel Schmitt lui-même.

Le moins que l’on puisse dire est que ce roman ne manque pas d’originalité et d’intérêt : conte philosophique, il utilise le dialogisme inhérent au genre romanesque pour interroger la mort et le deuil, le poids des morts sur les vivants, le terrorisme et l’exclusion. Mais c’est la réflexion théologique qui est ici particulièrement saisissante : à la juge qui veut instruire le procès de Dieu, émettant l’hypothèse qu’il est réellement responsable de toutes les horreurs perpétrées en son nom depuis des siècles et s’appuyant pour cela sur les textes dont il est l’auteur (hypothèse qui n’est pas sans rappeler celle du Tout Nouveau Testament), s’oppose un Eric-Emmanuel Schmitt qui se fait personnage de son propre roman et est plutôt partisan d’un Dieu écrivain incompris. Quant à Augustin, il aura peut-être la réponse que tout le monde cherche depuis des siècles.

Plein de sagesse et d’humanisme, ce roman se lit donc avec beaucoup de plaisir, et nous conduit à nous interroger. Néanmoins, il n’est pas exempt de certaines faiblesses, et certains points ne m’ont pas complètement convaincue. D’abord, je trouve le lien d’Augustin à son don parfois incohérent : au départ, on a l’impression qu’il le découvre au moment de l’attentat, pour ensuite comprendre qu’il l’a depuis toujours, ce qui rend assez incompréhensible le fait que dans sa déposition il mentionne l’homme accompagnant le terroriste, dont il sait bien qu’il est mort ; de plus, jamais nous ne saisissons les tenants et les aboutissants de ce don. Ensuite, je trouve que Schmitt n’a pas su assez se détacher de l’image que les religions donnent de la divinité, à savoir un mâle, ce qui n’est absolument pas possible pour peu qu’on réfléchisse deux minutes. Je trouve en outre la fin un peu faiblarde par rapport au reste. Mais ma plus grande réserve est une réserve d’écrivain, et elle est somme toute très personnelle (et pas forcément rationnelle) : je crois à l’écriture prédictive et au fait que, parfois, ce que l’on écrit influence le réel ; du coup, j’ai du mal avec les attentats fictifs, ça me terrifie, et cela me trouble d’autant plus venant d’un écrivain comme Schmitt dont j’imagine qu’il est sensible à ce genre de problématiques. Mais bon, j’ai bien conscience que si on va par là, on n’écrit plus rien…

Bref. Malgré ces réserves, j’ai beaucoup aimé ce roman, même si je pense que l’auteur aurait pu faire encore mieux car il est capable !

L’Homme qui voyait à travers les visages
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2016

challenge12016br10% Rentrée Littéraire 2016 – 9/60
By Lea et Herisson

La Nuit de feu, D’Éric-Emmanuel Schmitt

La Nuit de feuJe supposais qu’elle illustrait mes soucis : depuis un an, je cherchais ma place dans la vie, ma fonction, mon métier. Cette retraite au désert allait me permettre de progresser. Devais-je continuer mes spéculations philosophiques ? Et lesquelles ? Devais-je plutôt investir l’enseignement ? Devais-je me dédier à l’écriture ? Bref, étais-je un érudit, un penseur, un professeur, un artiste ? Autre chose encore ? Autre chose ou… rien ? Rien peut-être… Dans ce marasme, ne devais-je pas rondement fonder une famille, avoir des enfants, me vouer à leur éducation et leur bonheur ? Cette confusion m’affligeait : j’étais au carrefour de moi-même, pas sur ma route.

Eric-Emmanuel Schmitt est un auteur que je prends toujours plaisir à lire : toutes ses oeuvres ou presque sont sous-tendues par une vision du monde qui est somme toute assez proche de la mienne, et j’y trouve à chaque fois matière à réflexion. Néanmoins, je ne m’attendais pas à un tel choc en me plongeant dans la lecture de cette Nuit de feu qu’il nous offre en cette rentrée littéraire, un texte qui n’est pas un roman mais un récit, celui d’une métamorphose, d’une épiphanie. Ce moment où l’auteur se trouve lui-même.

En repérage pour un film dans la région de Tamanrasset, Eric-Emmanuel Schmitt, alors jeune maître de conférences en philosophie de 28 ans, se glisse dans les pas du mystique Charles de Foucauld, alors que lui-même n’a pas la foi. Au programme de ce voyage : 10 jours de randonnée dans le Sahara, qui vont changer sa vie et le métamorphoser d’un point de vue spirituel.

On ne sort pas indemne du désert : c’est un dépassement de soi dont on revient transformé, épanoui ou dépressif ; rituel initiatique, la randonnée permet de se trouver soi-même, et c’est justement ce dont a besoin Eric-Emmanuel Schmitt, alors englué dans une vie dont il sent bien qu’elle n’est pas la sienne, celle de prof : sa vie, sa carrière universitaire semblent tracées devant lui, mais il se demande si c’est vraiment là qu’il a envie d’aller, dans ce monde où il commence à étouffer tant il manque de créativité et d’imagination — Bien que j’eusse tenacement travaillé pour remporter les concours, décrocher les diplômes, je me sentais l’otage de ces réussites. Si elles m’apaisaient, elles m’éloignaient de moi. Ce voyage dans le désert tombe donc au bon moment, aboutissement d’un chemin de signes qui finissent par cette « nuit de feu », celle où ayant perdu son groupe il se retrouve isolé et expérimente l’illumination, le ravissement, l’extase mystique qui ressemble finalement à un orgasme. Et qui le met, enfin, sur le chemin de lui même, le rendant au monde enfin entier. C’est suite à cette nuit qu’il sait quelle est sa voie : écrire.

Eric-Emmanuel Schmitt a mis longtemps à raconter cette expérience qu’il avait seulement mentionnée un jour en interview. On peut le comprendre : lire un tel récit demande une certaine ouverture à l’inexplicable et à l’impossible, même si l’auteur ne manque pas de souligner qu’il en existe une explication rationnelle. Reste qu’il n’y a ici rien de dogmatique, il ne s’agit pas d’une conversion religieuse, la religion abolissant le questionnement en apportant des réponses toutes-faites qui ne conviennent pas à l’auteur, mais bien d’une conversion spirituelle, une métamorphose, menant celui qui n’a pas la foi à se dire que peut-être que… Professant l’agnosticisme, fasciné par toutes les formes de spiritualité et notamment orientales, Eric-Emmanuel Schmitt nous invite à nous questionner, à remettre en cause nos certitudes, à nous ouvrir, et à être tolérants.

Je parlais de choc au début de cet article, et je peine à trouver les mots pour dire à quel point ce texte a fait écho en moi, doublement même : la situation de l’auteur au début du récit, cet enfermement sur une route qui ne semble pas la sienne, ce sentiment d’étouffer et d’être « otage de ces réussites » est exactement la mienne actuellement, il a mis des mots sur ce que je peinais a formuler clairement. Sa posture philosophique et spirituelle est exactement la même également, celle du refus des religions instituées, qui n’a rien à voir avec l’athéisme (au contraire, même). Mon expérience de ce roman est donc très intime, très personnelle : je ne peux que vous encourager à le lire, sans toutefois vous cacher que je ne crois pas qu’il soit pour tous !

Lu également par Géraldine

La Nuit de feu
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2015

RL201516/18
By Hérisson

Lorsque j’étais une oeuvre d’art, d’Eric-Emmanuel Schmitt

Lorsque j'étais une oeuvre d'artLa falaise de Palomba Sol était réputée pour ses suicides. Pointue, excessive, surplombant les flots rageurs de cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, elle offrait aux corps qui s’y jetaient au moins trois occasions très sûres de devenir des cadavres : soit les excroissances pierreuses les embrochaient sur leurs pics, soit les récifs les éclataient en mille morceaux, soit le choc de la réception sur l’eau les assommait en leur garantissant une noyade sans douleur. Depuis des millénaires, on ne s’y ratait pas. J’y venais donc plein d’espoir.

Figurez-vous qu’à Bruxelles, il m’est arrivé un drame : je me suis retrouvée à cours de lecture. Pourtant, je pensais avoir prévu large, mais la météo a fait que je ne pouvais pas tellement sortir me promener le soir (sous une pluie battante c’est moins sympa). Défi de mon dimanche : trouver une librairie ouverte, ce qui n’a pas été très difficile, Google map m’ayant orientée vers la très belle librairie Tropismes. Restait le choix : du poche, pas trop épais pour ne pas m’alourdir de trop, quelque chose que je sois assez sûre d’aimer, et pourquoi pas plus ou moins belge. Il y avait bien Didier van Cauwelaert (qui est d’origine belge même s’il est né à Nice), mais non seulement je crains de finir par vous lasser, mais en plus ceux que je n’ai pas lus ne sont pas les plus abondants en rayon. Pas envie de Nothomb. Alors Schmitt (qui est Belge depuis 2008) ? Va pour Schmitt, et pour le hasard de ce roman (qui ne se passe pas du tout en Belgique, cela dit).

Le narrateur, non content de rater sa vie, loupe aussi ses suicides — du moins les trois premiers. Pour sa quatrième tentative, il choisit un lieu réputé : la falaise de Palomba Sol. Mais alors qu’il s’apprête à sauter, un étrange individu l’interrompt et lui demande de lui accorder 24h pour lui faire passer son envie. Oh, pas par philanthropie : l’homme, un richissime et excentrique artiste, Zeus-Peter Lama, a une idée derrière la tête. Faire de notre narrateur une oeuvre d’art, sobrement intitulée Adam bis.

Voilà un roman assez étrange, et qui parvient, mine de rien, à soulever une multitude de questions, tout en exploitant des motifs littéraires assez anciens, notamment celui de Faust et du pacte avec le Diable, ou celui de l’homme artificiel, particulièrement Frankenstein avec qui l’intertextualité est évidente, ou avec L’Eve future, ne serait-ce qu’à cause du nom de l’oeuvre et de la volonté de donner naissance à une nouvelle humanité. Mais ce dernier motif est traité avec une nuance de taille : il est inversé. Alors que Pygmalion donne vie à une statue, Zeus-Peter Lama, dans sa volonté démiurgique de surpasser la nature, fait le contraire : il enlève tout ce qu’il a de naturel à un homme, et en fait une statue. Il le déshumanise, physiquement, mais aussi mentalement, car Tazio, en acceptant le pacte de « l’artiste », accepte de mourir à la société, de changer de nom, et d’abdiquer toute volonté pour obéir aveuglément à son créateur. Il devient un monstre au sens étymologique : celui que l’on montre, que l’on exhibe, il n’est même plus un corps, il est un objet de musée. Toute humanité lui est refusée.

Mais peut-on parler d’art ? C’est une des questions que pose le texte, autour de l’opposition entre deux artistes, Hannibal et Zeus-Peter, entre deux conceptions de l’art, imiter ou rivaliser avec la nature en proposant quelque chose qui n’existe pas, entre l’art traditionnel et « l’art contemporain », qui a ici tout d’une escroquerie et consiste surtout, finalement, à faire beaucoup de bruit dans les médias. Je n’ai d’ailleurs pas pu m’empêcher, à l’occasion, de penser aux polémiques autour de Jeff Koons.

C’est un roman en outre assez effrayant : le lieu et le temps sont indistinct (surtout le lieu : une île où les gens semblent vivre en vase clos, et qui a de nombreux aspects utopiques) mais on ne peut qu’y voir le miroir d’une société où seuls l’argent et l’apparence comptent, et où l’individu est prêt à tout pour un peu de reconnaissance. Et ce n’est pas très encourageant !

Les deux derniers textes d’Eric-Emmanuel Schmitt m’avaient plu, mais ne m’avaient pas paru à la mesure de son talent et de sa capacité à proposer des réflexions riches et profondes : mais avec ce roman, il est au summum de son art ! (J’espère qu’il l’est aussi dans son prochain, qui m’attend)

Lorsque j’étais une oeuvre d’art
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2002 (Livre de Poche, 2004)

Le Poison d’amour, d’Eric-Emmanuel Schmitt

le poison d'amourOn ne choisit pas en amour, on est choisi par l’amour. La passion fond sur Juliette et Roméo comme un virus contamine une population. Venue de l’extérieur, elle les infiltre, elle creuse son lit, prospère, se développe. Ils la subissent, cette passion, ils se tordent de fièvre, ils délirent, ils laissent toute la place à ce fléau, au point d’en mourir.
Roméo et Juliette, pièce romantique, constitue en vérité un rapport clinique, le procès-verbal d’une pathologie où j’incarne la patiente numéro 1.

Avec ce roman, qui clôt le diptyque sur la passion amoureuse ouvert avec L’Elixir d’amour, Eric-Emmanuel Schmitt poursuit son exploration du sentiment amoureux, un terrain sur lequel je le trouve particulièrement brillant, et s’intéresse à cette période trouble qu’est l’adolescence.

Julia. Anouchka. Colombe. Raphaëlle. Quatre adolescentes de 17 ans, les meilleures amies du monde. Elles viennent d’entrer en première, et c’est à travers leurs journaux intimes que nous allons suivre cette année où elles vont découvrir la passion amoureuse, pour le meilleur et pour le pire.

L’adolescence, quatre jeunes filles qui découvrent l’amour, le thème peut sembler éculé, il est vrai, mais le talent d’Eric-Emmanuel Schmitt est de parvenir à renouveler la réflexion à travers le fil rouge de Roméo et Juliette, à la fois réinterprété et réécrit. Ce qui est en jeu, c’est la folie de l’amour, dans un lycée qui ne s’appelle sans doute pas Marivaux pour rien, mais où les jeux finiront en tragédie. Comme chez Shakespeare, mais pour d’autres raisons. Il est question de perte de repères : le corps qui change et auquel on ne se fait pas, mais aussi cette question épineuse : comment croire à l’amour alors que tous les couples autour se délitent et se séparent ? Tous, sauf les grands-parents de Raphaëlle, petite lumière dans l’obscurité, mais lumière fragile et douloureuse. Alors, nos adolescentes apprennent : elles apprennent la séduction, le pouvoir qu’elles ont sur les garçons ; elles apprennent aussi la manipulation, la jalousie, la trahison. Dans le secret de leur journal, elles ne s’épargnent pas les unes les autres. Elles deviennent des femmes.

Quoique je l’ai trouvé moins profond dans l’analyse que le précédent, j’ai été émue par bien des pensées sur cette découverte du sentiment amoureux. Néanmoins, j’ai un bémol : je ne sais pas quel est le degré de fréquentation des adolescents par Eric-Emmanuel Schmitt, mais pour les côtoyer au quotidien, j’ai eu un peu de mal à croire au ton et au style de ces journaux : trop bien écrits, trop littéraires, trop lyriques pour être totalement crédibles… mais du coup, c’est plus agréable à lire !

Le Poison d’amour
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2014

challengerl201416/18
By Hérisson

L’Élixir d’amour, d’Eric-Emmanuel Schmitt

élixir d'amourL’amour a dû être inventé pour poétiser la vie.

Même si je ne lui voue pas le même culte qu’à Didier van Cauwelaert (je suis monothéiste), Eric-Emmanuel Schmitt est un auteur auquel j’ai du mal à résister, surtout lorsqu’il nous parle du plus grand mystère de l’humanité, l’amour, et qu’il en explore les ressorts.

Louise et Adam se sont quittés au bout de cinq ans d’amour qui ont émoussé leur désir. Louise ayant mis entre eux un océan en s’installant au Canada, ils commencent à entretenir une correspondance, à l’initiative d’Adam, qui ne veut pas qu’ils deviennent des inconnus. La question qui les occupe est de savoir si on peut provoquer l’amour…

Malgré sa faible épaisseur, qui fait qu’il pourrait être qualifié plus de novella que de roman, L’Elixir d’amour est une oeuvre d’une richesse et d’une profondeur absolue, qui cherche à percer les mystères du sentiment amoureux ; le titre, qui vient d’un opéra tournant autour du mythe de Tristan et Yseult, est à cet égard révélateur, même s’il n’est absolument pas question de magie ici, mais plutôt de manipulation. A travers l’échange des lettres, les personnalités de Louise et d’Adam se dessinent et s’opposent. Adam est un avatar de Don Juan, et l’on retrouve ici certains des thèmes que Schmitt avait traités dans La nuit de Valognes et notamment l’opposition/confusion entre l’Eros, l’amour des corps, et l’Agapè, l’amour des âmes ; pour lui, les deux ne sont pas de la même essence, et c’est comme ça qu’il justifie finalement ses infidélités, car même s’il aimait Louise, il ne la désirait plus, ce qui n’était pas grave : « le sexe et l’amour occupent deux territoires différents ». Louise, elle, paraît d’abord plus romantique en ce que les deux seraient indissociables ; mais elle est aussi, finalement, plus pragmatique, et plus maligne.

Finalement, la vraie question de ce roman assez philosophique est celle de la liberté en amour, question à laquelle Eric-Emmanuel Schmitt se garde bien de répondre, laissant le lecteur à ses réflexions. Comme d’habitude, il s’agit également d’un roman très érudit, tissé de références plus ou moins évidentes à déceler (et nombre de lecteurs ne les trouveront peut-être pas toutes : ce n’est pas grave), des Liaisons dangereuses dont il est à l’évidence une réécriture moderne, à Tristan et Yseult, en passant par Dom Juan, la cristallisation stendhalienne et Freud (Adam est psychanalyste). Il y a, bien sûr, de magnifiques pages sur le sentiment amoureux, et un morceau sur l’opéra tellement beau que j’en ai eu les larmes aux yeux*.

On peut regretter la longueur, mais cela reste un roman brillant et une lecture extrêmement savoureuse !

L’Élixir d’amour
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin Michel, 2014

* Et que du coup j’ai refait tout mon propre passage à l’opéra, que j’avais écrit trois jours avant !

Milarepa, d’Eric-Emmanuel Schmitt

12173334984_957f83af9d_oTu t’appelles Svastika. Tu parcours les montagnes des songes depuis des siècles en essayant de purger ton âme. Tu voudrais te libérer de la haine. Tu n’y arriveras qu’en racontant l’histoire de celui que tu combattis, l’histoire de Milarepa, le plus grand des ermites. Lorsque tu l’auras racontée cent mille fois, tu échapperas enfin au samsara, ta migration circulaire et sans fin.

Lorsque je suis tombée par hasard sur ce petit texte, je n’en avais absolument jamais entendu parler, mais l’auteur et le sujet (le bouddhisme) m’ont poussée à céder à ma curiosité.

Il s’agit d’un monologue théâtral. Chaque nuit, Simon, le narrateur, fait le même rêve. Un rêve de haine, au cours duquel il recherche un homme qu’il veut tuer. Rêve ? En fait, il s’agit d’une réminiscence d’une précédente incarnation, lorsqu’il était Svastika et persécutait son neveu Milarepa. Pour s’en libérer, il doit raconter cette histoire.

Le texte est suivi d’un entretien dans lequel Eric-Emmanuel Schmitt explique ce que le bouddhisme peut apporter à la vie.

Alors concernant le texte, malgré mon affection pour Eric-Emmanuel Schmitt, je dois dire que j’ai été assez déçue, et je pense que cela vient de la forme adoptée : le monologue théâtral. Qui du coup n’a pas grand chose de théâtral (un bonhomme tout seul qui raconte une histoire, ça ne fait pas une pièce selon moi) (mais enfin, je nuance, il faudrait le voir, les critiques étaient plutôt bonnes) (en tout cas, je trouve que ça ne passe pas bien à l’écrit), mais empêche l’épanouissement du récit nécessairement simplifié. Alors que sur un tel thème, il nous aurait fallu un roman, genre beaucoup plus à même d’éviter certaines simplifications, notamment concernant le karma et la réincarnation, concepts extrêmement complexes et souvent caricaturés en système de bons points / mauvais points dans la pensée occidentale, un peu comme le bonus/malus des assurances automobiles. Or, si je ne suspecte pas Eric-Emmanuel Schmitt d’une telle pensée primaire, je trouve que le texte aurait gagné à creuser un peu plus de ce côté-là et à aborder la question de manière un peu moins allusive. En outre, je n’ai pas bien compris comment ni pourquoi le narrateur, à certains moments, dit « je » lorsqu’il parle de Milarepa ; si l’on admet l’hypothèse qu’il soit effectivement la réincarnation de Svastika, il ne peut pas être aussi Milarepa (une même âme en deux corps, c’est possible, c’est l’amour (ou l’amitié, dit Aristote) ; mais deux âmes dans un même corps, c’est de la schizophrénie — ce qui est une interprétation possible). Bref, il me semble que Schmitt, dans ce texte, n’est pas à son meilleur et c’est dommage, il avait un beau sujet.

En revanche, j’ai beaucoup aimé l’entretien. Eric-Emmanuel Schmitt n’est pas bouddhiste, parce qu’il est gêné, tout comme moi, par la dimension stoïcienne de cette philosophie/religion : lui est plutôt pour l’amour fou et inconditionnel, qui engendre parfois la souffrance, mais tant pis. Par contre, en bon humaniste, il s’y intéresse comme il s’intéresse de manière générale à la spiritualité, et en tire quelques leçons pour vivre, peut-être pour mourir, mais aussi pour écrire…

Conclusion : lisez plutôt l’entretien, plus stimulant et riche que le texte lui-même !

Milarepa
Eric-Emmanuel SCHMITT
Albin-Michel, 1997 (Livre de poche 2013, édition qui comprend l’entretien)