Les Anges nous jugeront, d’Emmanuel Moses : le songe d’une nuit d’automne

Pendant tout le temps de cet échange, l’homme était demeuré contre le battant de la porte. Il n’en perdait pas un mot. Une impression de se trouver à la lisière d’un rêve s’était emparée de lui. Comme lorsqu’on se tient sur le rivage, au bord de l’eau qui vous lèche les pieds, entouré de coquillages et de galets. Un peu engourdi par le froid que propageait le col de sa chemise trempée, notamment, et malgré l’étrangeté de la situation, il était de nouveau serein et même plutôt bien. Il prenait un certain plaisir à être là, dans cette cahute de jardiniers, avec ces gens, des inconnus, ou presque, à suivre la conversation qui s’était engagée à mi-voix, dans une pénombre que perçait le tremblotement de la bougie. 

J’avoue que c’est son titre qui m’a irrésistiblement attirée vers ce roman, sans connaître du tout l’auteur, ni trop savoir à quoi m’attendre…

Piégés par la pluie et le brouillard, cinq personnes (quatre adultes et une petite fille) se réfugient dans un abri de jardiniers, au milieu d’un immense parc dont ils n’ont pas réussi à trouver la sortie. Ils vont y passer une nuit étrange, entre rêve et réalité…

Dès le départ, on est saisi par cette langue ciselée et poétique, qui nous plonge dans un univers fantastique et onirique — quelque chose de très shakespearien, qui est d’ailleurs un intertexte assumé (surtout La Tempête, même si personnellement j’ai surtout pensé au Songe d’une nuit d’été). Tout fonctionne d’ailleurs comme une pièce de théâtre, et pas seulement parce que deux des personnages sont comédiens et dramaturge pour l’un d’eux : l’intrigue resserrée sur cinq personnages dans une unité de lieu et de temps ne peut que faire penser au théâtre classique (mais aussi au Huis-clos de Sarte), tandis que les thèmes eux-mêmes sont totalement baroques. Tissé de symboles et de métaphores, ce roman est d’une grande profondeur métaphysique : les destins qui se croisent faussement par hasard, les trappes de la mémoire, l’ombre et la lumière, la vie et la mort… Difficile d’en dire plus car ce court texte se laisse difficilement saisir : tout en nuances, il nous conduit sur une lisière, et on s’attend à tout moment à voir surgir Puck (à moins qu’il ne soit déjà là).

Un très beau roman, très doux, comme un rêve qui nous en apprend beaucoup sur nous…

Le hasard a voulu (enfin, le hasard : sans doute pas vraiment) que je place dans ma pile ce roman juste au-dessus d’un ouvrage sur Shakespeare que j’ai donc lu juste après et dont je vous parlerai demain, et j’aime beaucoup cette synchronicité.

Les Anges nous jugeront
Emmanuel MOSES
Editions du Rocher, 2018

1% Rentrée littéraire 2018 – 12/6