J’entends son souffle rapide, furtif, difficile, presque, il me semble. Vincent nous prend en photo avec son téléphone et me la montre en souriant, vous êtes bien, non ? Je regarde la photo. Je souris avec maladresse, avec humilité, mais en réalité je me brise en dedans, je m’éclate en morceaux à la vision de notre image si imparfaite, si cabossée, si âpre enfin, loin si loin de la douceur et de la plénitude. Non, nous ne sommes pas bien, nous sommes écorchés. Je nous vois mimant l’allégresse, la normalité, tentant de sauver les apparences, il est né le divin enfant sonnez hautbois résonnez musettes, mais notre image est difforme, accidentée, chaotique. Pas de Papa Ours, Maman Ours et Petit Ours Brun.
Un des plaisirs de cette nouvelle année : retrouver la douce écriture d’Elsa Flageul, avec son cinquième roman.
Le titre de ce roman est inspiré de René Char : Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. / A te regarder, ils s’habitueront. Et c’est l’histoire d’un combat : le combat pour la vie de César, né prématuré à 7 mois d’une grossesse pourtant sans risques, et de ses parents Alice et Vincent. Son arrivée précipitée, ses quelques jours de combat dans le service de neonat, et le monde extérieur, alors qu’il est encore fragile.
C’est encore une fois un très joli roman, à fleur de peau, délicat, plein d’humanité, d’émotions et de sensibilité, très charnel aussi : alternant le récit à la troisième personne et le journal d’Alice, il palpite de vie, et nous montre ce que c’est que de devenir mère, mais dans un contexte particulier, celui d’une naissance prématurée, avec un bébé dont l’expérience est fragile, précaire, la bulle du service de neo-natalité, la peur qui serre a gorge.
Ce roman m’a beaucoup émue, mais je dois avouer qu’il m’a un peu plus confortée dans l’idée que ce n’est pas pour moi, la maternité — aussi parce qu’il y a dans le roman ce que la venue de l’enfant fait, parfois, au couple, qui se fissure, chacun devenant un étranger l’un pour l’autre à mesure que l’enfant prend toute la place et que la mère surtout a l’impression de se faire dévorer. Mais c’est très personnel : j’ai l’impression que cet aspect n’est pas celui que retiennent les autres lectrices, et j’imagine que c’est normal.
Bref : un très joli roman (à déconseiller peut-être, je pense, aux femmes enceintes).
A nous regarder, ils s’habitueront
Elsa FLAGEUL
Julliard, 2019