Lorsqu’elle entendit le carillon de la cloche, Solen éloigna ses mains de l’ordinateur avec d’autant plus de réticence qu’elle avait atteint cet état de grâce où les phrases s’écoulaient sans qu’elle ait à y penser. Elle se demanda s’il ne lui serait pas possible de prétexter une maladie subite pour s’exempter du dîner et continuer à écrire. Elle n’avait aucune envie de faire mine de s’intéresser à la vie des autres résidents en mangeant du gigot. Il en allait des résidences comme des colonies de vacances où ses parents l’expédiaient quand elle était enfant : elle oublierait les visages de celles et ceux avec qui elle avait vécu des semaines durant quelques secondes à peine après les avoir quittés. Elle ne ferait jamais usage des adresses mail ni des numéros de téléphone échangés, et elle effacerait jusqu’au souvenir de ses camarades de kayak, de raviolis en boîte et de veillées ; la mémoire est ainsi faite qu’elle se débarrasse des encombrants.
Evidemment : dès qu’il est question d’écriture et d’écrivains, je fonce, et c’est ce que j’ai fait avec ce roman que je n’ai pas lâché une fois commencé.
Jacques Cascade est écrivain, mais il peine sur son nouveau roman : sur les conseils de son éditeur et de sa femme, il se retrouve en résidence d’écriture au nord de l’Etat de New-York, dans un lieu sauvage et isolé, avec cinq autres écrivains. Ils ne se connaissent pas sinon de nom, mais on tous en commun un passé douloureux qui fait leur part d’écrivain. Quant à la résidence… elle n’est peut-être pas tout à fait ce qu’elle a l’air d’être.
Un roman que j’ai beaucoup aimé parce que ses thèmes m’ont touchée (en plus du titre, « résident », où il est question d’habiter) et je m’y suis beaucoup retrouvée : les écrivains et l’écriture, les spectres du passé, les didascalies qui décrivent dans la tête tout ce qui est en train de se passer parce qu’en fait on est toujours en train d’écrire même quand on vit, les blessures et les traumatismes qui font l’écrivain mais sont lourdes à porter et que l’écriture ne suffit pas toujours à traiter. Il y a dans ce roman tout un kaléidoscope d’émotions verrouillées qu’il faut laisser sortir (et ça me rappelle quelqu’un), et de très beaux personnages : j’ai beaucoup aimé le personnage de Jacques, celui de Cheyenne, une jeune écrivaine franco-iranienne, et surtout Solen, autrice française qui travaille sur un recueil de nouvelles sur les autrices que j’aimerais beaucoup lire (ou écrire, tiens), n’aime pas beaucoup le quotidien et a du mal avec le monde extérieur — oui, bon, je me suis beaucoup reconnue en Solen.
Bref, un roman passionnant, qui a un petit côté thriller et dont la fin est vraiment intéressante. Je regrette juste que certains personnages d’écrivains ne soient finalement que des silhouettes, et qu’on ne sache rien de leurs traumatismes. Mais dans l’ensemble : un vrai plaisir de lecture.
Le Résident
Elsa VASSEUR
Robert Laffont, 2021